Les Bertram/32

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Charpentier (2p. 174-194).

CHAPITRE XXXII

SIR LIONEL SE REMET EN CAMPAGNE.

Mademoiselle Todd lui donna une poignée de main en partant, puis elle mit son chapeau et son manteau et monta en voiture.

Elle éprouvait au fond du cœur une certaine satisfaction triomphante à la pensée que sir Lionel avait voulu l’épouser, car elle était femme après tout ; mais son sentiment dominant fut de l’aversion pour lui parce qu’il n’avait pas songé à épouser mademoiselle Baker. Elle surveillait le brillant colonel depuis un an, et elle savait avec quelle tendresse il pressait la main de cette pauvre mademoiselle Baker. Il est vrai qu’il pressait aussi la sienne ; mais qu’importe ? Elle se moquait souvent des autres, et elle avait pris son parti de ce que les autres tâcheraient de se moquer d’elle à leur tour. Si sir Lionel ou tout autre, homme ou femme, se jouait d’elle, elle se sentait de force à leur rendre la monnaie de leur pièce. Mais mademoiselle Baker, c’était autre chose ; et, dans l’opinion de mademoiselle Todd, sir Lionel était tenu de lui faire une offre de mariage.

Il est à peu près prouvé qu’on ne touche pas à la boue sans se salir. Mademoiselle Todd y touchait depuis bon nombre d’années et il est indubitable qu’elle n’avait pas échappé à toute souillure. Mais la tache chez elle n’était ni indélébile ni même bien profonde. Elle ne passait pas l’épiderme. C’était une de ces éclaboussures dont l’eau et le savon ont raison. Ajoutons que sa franchise et sa bonté de cœur, ainsi que son amour du prochain, devaient toujours lui fournir, en fin de compte, les moyens de se purifier.

Elle était non-seulement du monde, elle était fort mondaine. Que sir Lionel fût un vieux roué, et qu’elle le sût, cela ne la scandalisait nullement. Il y avait à Littlebath et ailleurs, beaucoup de vieux roués, et mademoiselle Todd les avait plus d’une fois rencontrés sur son chemin. Elle les voyait sans horreur, les accueillait sans honte, et lorsqu’elle en parlait, c’était plutôt en riant qu’en frémissant. Dans son idée, un roué comme sir Lionel s’amenderait par le mariage ; mais elle n’entendait pas que ce fût avec elle. Elle n’était pas femme à se fier à un sir Lionel quelconque.

Elle avait aussi rencontré la rouerie chez les personnes de son propre sexe — si tant est que l’improbité dans les affaires d’intérêt, l’égoïsme, l’indélicatesse, la vanité, l’absence de religion et les faux semblants, de toute espèce, joints à l’âge, peuvent donner droit au titre de rouée. Elle avait été souvent entourée de vieilles rouées de cette sorte. Elle savait rire avec elles, leur donner des dîners, leur faire des visites et se laisser gagner son argent, sans se sentir abaissée par le contact. Une telle société ne l’humiliait pas, et pourtant elle n’en faisait pas partie réellement. Elle manquait de raffinement, mais elle n’était ni improbe, ni égoïste, ni vaniteuse, ni irréligieuse, ni fausse.

Telle qu’elle était, et avec le caractère que nous lui connaissons, mademoiselle Todd ne jugea pas nécessaire de montrer de l’indignation quand sir Lionel lui fit sa proposition, mais elle n’en fut pas moins très-fâchée contre lui, pour le compte de mademoiselle Baker. Pourquoi l’avait-il trompée, cette pauvre femme, tout en se rendant ridicule lui-même ? S’il avait eu le moindre discernement, le moindre esprit, n’aurait-il pas compris d’avance quelle sorte de réponse il s’attirerait en offrant ses vœux et ses soupirs place du Paragon ? Il devait bien savoir qu’on ne l’y avait jamais accueilli avec une faveur spéciale, et qu’on n’avait jamais cherché à l’y attirer par aucune séduction. Il n’avait pas été renvoyé quand il s’était présenté : voilà tout. Donc, tout en mettant son chapeau, mademoiselle Todd prit la résolution de punir sir Lionel.

Mais quand elle accusait son prétendant, de manquer de discernement, elle ignorait ses véritables projets. Elle ne se doutait pas des calculs profonds auxquels il se livrait. Si elle avait su la vérité, il est probable qu’elle n’aurait pas agi comme elle le fit. Toujours est-il qu’en montant en voiture, elle dit à son cocher de la conduire avenue de Montpellier.

En arrivant, elle trouva au salon mademoiselle Baker et mademoiselle Gauntlet — non pas notre amie Adela, mais bien sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet qui était enfin revenue à Littlebath.

— Eh bien ! mesdames, dit mademoiselle Todd en entrant d’un pas assuré et avec un air tout épanoui, me voici ! et je vous apporte des nouvelles.

Elles virent toutes deux du premier coup d’œil que mademoiselle Todd disait vrai, et qu’elle apportait en effet, des nouvelles. Entre mademoiselle Pénélope Gauntlet et mademoiselle Todd, il n’y avait jamais eu grande cordialité. Celle-ci appartenait, comme nous l’avons dit, au monde des mondains ; tandis que mademoiselle Gauntlet faisait partie du troupeau pieux du révérend Dr  Snort. Mademoiselle Baker servait en quelque sorte de trait d’union entre elles. Mais enfin puisque ces trois dames se trouvaient réunies, et puisqu’il était évident que mademoiselle Todd avait des nouvelles à raconter, les deux autres ne demandaient pas mieux que de l’écouter.

— Devinez, mesdames, dit-elle en s’asseyant et en remplissant tout un fauteuil de son ample et florissante personne, devinez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ?

— Peut-être que le docteur est allé vous voir, dit mademoiselle Pénélope — qui, en disant cela, ne pensait point, au médecin de Littlebath, mais bien au docteur Snort, et qui se disait que mademoiselle Todd venait peut-être leur annoncer sa propre conversion.

— Mieux que dix docteurs, ma chère, — ici mademoiselle Pénélope se redressa d’un air scandalisé — mieux que vingt docteurs ! J’ai reçu une offre de mariage. Que pensez-vous de cela ?

Mademoiselle Pénélope paraissait penser à beaucoup de choses. Elle pensait certainement, entre autres choses, que, si pareil accident lui était arrivé, à elle, elle n’en aurait pas parlé d’un ton semblable et devant un semblable auditoire. Son visage, toujours long et mince, sembla s’allonger et s’amincir encore, et elle resta la bouche entr’ouverte, attendant la suite des nouvelles.

Mademoiselle Baker devint un peu rouge, puis un peu pâle, puis elle rougit de nouveau. Elle étendit la main et serra le bras du fauteuil sur lequel elle était assise, mais elle ne dit rien. Son cœur devinait que l’offre de mariage avait été faite par sir Lionel.

— Vous ne me félicitez pas, mesdames ? reprit mademoiselle Todd.

— Mais vous ne nous avez pas dit si vous aviez accepté, dit mademoiselle Pénélope.

— Ha ! ha ! ha ! Voilà le malheur ! Non, je n’ai pas accepté. Mais, parole d’honneur ! l’offre a été faite.

Alors ce n’était pas sir Lionel, se dit mademoiselle Baker en lâchant le bras du fauteuil. Elle sentait que son sang recommençait à circuler, et revenait au cœur.

— Et c’est là tout ce que nous devons savoir ? demanda mademoiselle Pénélope.

— Mais non, vous saurez tout, mes chères amies. J’ai prévenu mon amoureux que je ne savais pas garder un secret. Mais je veux que vous ayez le plaisir de deviner. Voyons, mademoiselle Baker, qui était-ce, pensez-vous ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit mademoiselle Baker d’une voix faible.

— M. O’Callaghan, peut-être ? dit mademoiselle Pénélope, qui n’était pas sans savoir que les jeunes ministres très-ardents et très-évangéliques ont souvent besoin d’augmenter leurs revenus.

— Monsieur O’Callaghan ! s’écria mademoiselle Todd en se redressant avec dédain. Allons donc ! celui dont je vous parle aurait fait de moi une milady. Lady… Voyons ! qui pensez-vous que c’était, mademoiselle Baker ?

— Est-ce que je puis savoir ? dit la pauvre mademoiselle Baker. Mais elle savait, à n’en pouvoir plus douter, qu’il s’agissait de sir Lionel. Enfin ! les choses auraient pu être pires encore, — elle se l’avouait.

— Est-ce sir Lionel Bertram ? dit mademoiselle Pénélope.

— Ah ! je vois que vous savez à quoi vous en tenir sur les hommes de Littlebath, mademoiselle Gauntlet. Vous avez raison : c’est sir Lionel. Voilà un triomphe, j’espère !

— Et vous l’avez refusé ? reprit mademoiselle Pénélope.

— Sans doute. Est-ce que vous croyez, par hasard, que je l’aurais accepté ?

Mademoiselle Pénélope ne répondit pas. Elle éprouvait un sentiment très-mélangé. Ce que lui disait mademoiselle Todd la laissait à la fois incrédule et étonnée. Les femmes, arrivées à un certain âge sans avoir pris de mari, sont toujours convaincues — quel que soit, du reste, leur propre sentiment à l’égard du mariage — que d’autres femmes, dans la même position, se marieraient tout de suite si elles en trouvaient l’occasion. Pénélope ne voulait pas croire que mademoiselle Todd eût refusé sir Lionel tout en s’émerveillant de ce refus surprenant. De toutes façons, ses devoirs lui étaient clairement indiqués par la situation. Littlebath — ou, du moins, cette coterie de Littlebath à laquelle elle appartenait — saurait à quoi s’en tenir avant le soir. Elle se leva donc, et, tout en s’excusant d’avoir prolongé sa visite à mademoiselle Baker d’une manière si déraisonnable, elle partit en toute hâte pour accomplir diligemment son œuvre de nouvelliste.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous, ma chère ? dit mademoiselle Todd, dès qu’elle se trouva seule avec son amie.

Il était assez singulier que mademoiselle Todd, qui était fort bonne d’ordinaire, et qui voulait tout particulièrement du bien à mademoiselle Baker, eût communiqué si rudement à celle-ci une nouvelle qui devait la blesser et lui faire de la peine. Mais elle n’avait pas envisagé la chose de ce côté-là. Elle n’avait songé qu’à punir sir Lionel de sa sottise et de sa fausseté. Elle l’avait deviné — non pas tout à fait, mais jusqu’à un certain point — et elle croyait voir qu’il avait mené un jeu double entre deux femmes pour finir par l’abandon de celle qui était la moins riche. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’après avoir offert de l’épouser, il irait se proposer à mademoiselle Baker. Si elle avait pu prévoir pareille chose, il est certain qu’elle aurait laissé celle-ci prendre sans molestation sa chance d’un mari.

Mademoiselle Baker poussa un long soupir. Maintenant que mademoiselle Gauntlet était partie, elle se sentait un peu plus à l’aise pour parler, mais, malgré tout, il lui semblait bien difficile de répondre. Du fond de son excellent cœur, elle pardonna tout de suite à mademoiselle Todd. Entre son amie et ce perfide, il ne devait pas y avoir de mariage ; donc, la glace une fois rompue, elle ne demandait pas mieux que de causer de tout cela. Mais comment rompre la glace ?

— J’ai toujours pensé qu’il le ferait, dit-elle enfin.

— Vraiment ? reprit mademoiselle Todcl. C’est certain qu’il venait très-souvent, et je ne savais trop pourquoi. Quelquefois je m’imaginais que c’était pour me parler de vous.

— Oh non ! dit mademoiselle Baker d’une voix plaintive.

— Je ne lui ai pas donné le moindre encouragement, pas le moindre ; je l’envoyais à droite, à gauche, je cherchais à m’en débarrasser de mille manières. Quelquefois j’ai pensé… Ici mademoiselle Todd hésita.

— Vous avez pensé… quoi donc ?

— Voilà ! je ne voudrais pas être malveillante ; mais, s’il faut parler franchement, j’ai quelquefois pensé qu’il voulait m’emprunter de l’argent et qu’il ne savait trop comment s’y prendre.

— Emprunter de l’argent ?

— Je n’en sais rien ; je vous dis seulement l’idée qui m’est venue. Il ne m’a jamais rien emprunté.

Mademoiselle Baker soupira de nouveau, et il y eut une courte pause dans la conversation.

— Mais, mademoiselle Todd…

— Eh bien ! ma chère ?

— Pensez-vous que…

— Si je pense que… Quoi ? Allons, ma chère, parlez-moi franchement ; vous le pouvez. Si vous avez quelque secret, vous, je vous le garderai.

— Mon Dieu ! je n’ai pas de secret… seulement ceci : croyez-vous que sir Lionel soit… soit pauvre… assez pour avoir besoin d’emprunter de l’argent ?

— Pauvre ? voilà ! je ne sais pas au juste ce que vous appelez pauvre. Tout le monde sait qu’il est gêné. Je pense qu’il a un bon revenu, mais qu’un peu d’argent comptant ne lui ferait pas de mai. Enfin, il est certain qu’il est endetté jusqu’aux oreilles.

Une nouvelle lumière sembla poindre dans l’esprit de mademoiselle Baker. — Je le croyais si respectable, dit-elle enfin.

— Hum-m-m ! fit mademoiselle Todd, qui avait de l’expérience.

— Eh ? fit mademoiselle Baker, qui n’en avait pas.

— Il faut savoir ce qu’on entend par respectable, dit mademoiselle Todd.

— Je croyais vraiment qu’il était si… tellement…

— Hum-m-m ! fit de nouveau mademoiselle Todd en hochant la tête.

Alors il s’engagea entre ces deux dames une petite conversation, mais à voix si basse, qu’il m’est impossible de la rapporter ici. Tout ce que j’en puis dire, c’est que mademoiselle Todd y jouait, de beaucoup, le plus grand rôle.

Quand elle fut terminée, mademoiselle Baker poussa un nouveau soupir, plus long et plus profond encore que les précédents.

— Mais, vous savez, ma chère, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus consolante et en reprenant le diapason ordinaire de la conversation, rien ne fait plus de bien que le mariage à un homme de cette sorte.

— Vraiment ? dit mademoiselle Baker.

— Certainement ; si sa femme sait le conduire.

Et là-dessus, mademoiselle Todd s’en alla laissant à mademoiselle Baker ample matière à réflexion. Celle-ci avait complètement pardonné à son amie, mais elle sentait qu’elle ne pourrait jamais pardonner tout à fait à sir Lionel. « M’avoir trompée ainsi ! » se disait-elle en se rappelant l’idée erronée qu’elle s’était faite de sa grande « respectabilité. » Malgré tout, ce n’était peut-être pas de cette déception-là qu’elle lui en voulait le plus au fond du cœur.

Sir Lionel se sentait assez mal à l’aise quand il quitta la place du Paragon pour retourner chez lui. Il n’avait pas pu compter avec quelque certitude sur un succès auprès de mademoiselle Todd, néanmoins il était fort désappointé. De plus, tout en marchant, il commençait à croire que ses propres scrupules pourraient bien faire obstacle à cet autre mariage, à ce pis aller, à cette seconde corde à son arc qu’il tenait en réserve. Lorsqu’il avait formé ses petits projets intérieurs, lorsqu’il avait décidé, à part lui, que, si mademoiselle Todd le repoussait, il s’adresserait incontinent à mademoiselle Baker, l’idée ne lui était pas venue que ses propres sentiments pourraient se révolter contre une telle façon d’agir. La chose n’était pourtant que trop certaine. Il s’apercevait qu’après avoir parlé de sa « chère Sarah, » il aurait plus de peine qu’il ne l’avait pensé à s’adresser tout de suite à sa « chère Mary. »

Il s’alla coucher en se disant, pour se consoler, que ces scrupules absurdes s’évanouiraient avant le lendemain. Mais le matin vint — son matin à lui, vers une heure de l’après-midi — et il se trouva dans les mêmes dispositions. Il lui fut impossible d’aller voir mademoiselle Baker ce jour-là.

Il se sentait mécontent de lui-même. Il s’était cru doué d’une plus grande fermeté de caractère, et maintenant qu’il reconnaissait sa faiblesse, il s’en irritait, comme tous les hommes en présence de leurs défauts. Il se promit d’aller, dès le lendemain, chez mademoiselle Baker, et se coucha de fort bonne heure, en mettant toutes ses hésitations sur le compte d’une mauvaise digestion. Sir Lionel calomniait en cela les plus solides organes digestifs dont un être humain ait jamais été doué à l’âge de soixante ans.

Le lendemain, vers deux heures, il s’habilla avec soin pour entrer en campagne, avenue de Montpellier ; mais, sa toilette faite, il se trouva de nouveau démoralisé. Le cœur lui manquait. Il avait beau se redire qu’avec mademoiselle Baker il n’y avait pas de doutes à concevoir et qu’elle l’accepterait à coup sûr. Il n’aurait qu’à sourire, et son sourire lui serait rendu. Il n’aurait qu’à dire « chère Mary », et ce regard si doux s’abaisserait vers la terre, et la bataille serait gagnée.

Et pourtant, il ne pouvait pas faire cela. Il se sentait malade, découragé, sans appétit. Il se regarda au miroir, et se trouva, jaune, ridé, ratatiné. Il n’était pas dans son assiette. Mademoiselle Baker devait rester encore trois semaines à Littlebath, et il lui parut décidément meilleur de ne lui soumettre son petit projet qu’au moment de son départ. Il quitterait Littlebath pendant une dizaine de jours, et il reviendrait tout ragaillardi. En conséquence, il partit pour Londres et alla s’installer chez son fils.

Au bout de dix jours, sa répugnance s’était en grande partie effacée. Pourtant le son de ce mot « Sarah » et l’éclat de rire qui l’avait accueilli résonnaient encore à son oreille. C’est une tâche difficile pour un homme de l’âge de sir Lionel que d’affecter le langage des amoureux. Il l’avait essayé et il en avait reconnu la difficulté. Il ne s’exposerait plus à ce même ennui ; il écrirait.

Il écrivit en effet. Sa lettre ne fut pas très-longue. Il ne dit rien de « Mary » et se contenta d’appeler mademoiselle Baker « très-chère amie ». Il n’était pas nécessaire d’en dire bien long pour se faire comprendre d’elle, et sir Lionel ne dit que tout juste ce qu’il fallait. Il ajouta seulement, par précaution, qu’il lui semblait meilleur, dans leur intérêt à tous deux, de ne communiquer la nouvelle de son offre à personne pour le moment.

Mademoiselle Baker avait presque retrouvé sa sérénité habituelle quand cette lettre lui parvint. Son chagrin avait toujours été doux et calme. Elle ne s’était livrée à aucun transport de douleur, et ses lamentations n’avaient été ni bruyantes ni violentes. Une faible et douce teinte de mélancolie s’était répandue sur elle, de sorte qu’elle avait soupiré fréquemment en prenant son thé solitaire, et elle avait oublié de tourner les feuillets de son roman. « Ne serait-ce pas meilleur, s’était-elle dit souvent, d’aller à Hadley ? Tout changement ne serait-il pas bon ? » Elle sentait maintenant tout le poids de l’absence de Caroline et se disait qu’il vaudrait mieux quitter Littlebath. On ne saurait croire combien cette affaire de mademoiselle Todd l’avait raccommodée avec l’idée d’aller vivre à Hadley.

Et voilà qu’au moment où elle se tranquillisait, quand elle était résignée et presque heureuse, il lui arrivait cette horrible lettre pour bouleverser son esprit et la rejeter dans de nouvelles complications et dans toutes sortes de difficultés ?

Elle ne s’était jamais dit, à aucune époque, que, si sir Lionel se proposait, elle l’accepterait. Elle n’avait jamais discuté la probabilité d’un pareil événement. Il est certain qu’elle l’aurait accepté quinze jours plus tôt ; mais maintenant que devait-elle faire ?

Ce n’était pas seulement que sir Lionel avait offert son cœur et sa main à une autre il y avait quinze jours à peine ; il y avait encore ce fait bien plus grave : que tout Littlebath le savait. Mademoiselle Todd, après la première explosion de sa colère comique, n’en avait plus guère parlé, mais la langue de mademoiselle Pénélope Gauntlet n’était pas resté oisive. Il est vrai que celle-ci n’avait raconté la chose qu’aux personnes pieuses de Littlebath, mais, si pieux qu’on soit, il faut bien entretenir quelques relations avec les mondains, de sorte qu’il se trouvait, en fin de compte, que toutes les dames de Littlebath savaient à quoi s’en tenir sur cette histoire de sir Lionel. Puis, il y avait d’autres difficultés. Cette conversation tenue à voix basse avec mademoiselle Todd ne lui sortait pas de l’esprit. Elle ne savait pas au juste jusqu’à quel point elle pouvait considérer, comme sa mission spéciale, la tâche de ramener dans le droit chemin un homme comme sir Lionel — ce nouveau sir Lionel que mademoiselle Todd lui avait révélé. Enfin, il avait besoin d’argent… Mais elle aussi, elle manquait d’argent !

Mais n’y avait-il pas quelque chose à dire de l’autre côté ? Il est certain que l’idée de s’appeler lady Bertram pour le reste de ses jours souriait à cette bonne mademoiselle Baker. Il lui serait doux d’entrer dorénavant dans tous les salons en la qualité de femme mariée, et de se laver ainsi du reproche que l’injustice, les préjugés et la sottise de son propre sexe, plutôt que de l’autre, attachaient à sa position actuelle de vieille fille. Être lady Bertram ! Mademoiselle Baker n’était point un ange ; il entrait dans sa composition un soupçon de vanité ; seulement, je doute que la vanité féminine ait jamais revêtu dans aucun cœur une forme plus pardonnable que chez elle.

Le mariage, se disait-elle, produirait peut-être sur sir Lionel l’effet tant souhaité de réformer sa manière de vivre ; et combien un pareil résultat serait désirable ! Quelle œuvre glorieuse pour elle que de ramener un colonel dans le droit chemin ! N’était-il pas de son devoir de l’épouser, quand ce ne serait qu’en vue de cette espérance ?

Il y avait certainement des difficultés au sujet de l’argent. Si, comme le disait mademoiselle Todd, sir Lionel avait des embarras de fortune, son revenu à elle, — ce qu’elle pouvait strictement nommer sien — ses deux mille huit cent quarante-cinq francs de rente n’iraient pas bien loin. Sir Lionel, en tout cas, montrait du désintéressement par son offre : cela, du moins, était évident.

Puis soudainement la lumière se fit dans ses pensées. Sir Lionel et son frère, l’avare de Hadley, étaient brouillés : ne pourrait-elle pas être une cause de rapprochement entre les deux frères ? Si elle devenait lady Bertram, le vieillard ne rouvrirait-il pas à sir Lionel ses bras — ses bras et peut-être sa bourse ? Et, au lieu d’agir à l’étourdie et sans y voir clair, elle résolut de poser la question au vieillard.

Il est vrai que sir Lionel lui avait recommandé de ne parler à personne de cette affaire ; mais une pareille injonction ne pouvait concerner que les étrangers. Il devait bien s’attendre à la voir consulter, en pareille occasion, ses plus anciens amis. Sir Lionel avait encore exigé une prompte réponse, et, afin de ne pas lui causer du désappointement en cela, elle se décida à interroger immédiatement M. Bertram.

Les grandes mesures veulent de grands moyens. Elle irait, elle-même à Hadley dès le lendemain, et, en attendant, elle écrivit le soir même pour annoncer sa visite à son oncle.

— Ah ! vous voilà ! vous avez donc été ennuyée de Littlebath avant le mois fini ? lui dit celui-ci en la voyant arriver.

— Je compte y retourner.

— Y retourner ? Mais alors, pourquoi, diantre, êtes-vous venue aujourd’hui ? Hélas ! il était évident que M. Bertram n’était pas dans un de ses bons jours.

Pendant cette petite conversation, mademoiselle Baker se tenait dans le vestibule pour surveiller le déchargement de son bagage. Elle avait encore son chapeau, son châle de voyage, son manteau et ses grosses bottines, et elle tenait son parapluie à la main. Il y avait dans le vestibule la domestique de M. Bertram et le cocher qui voulait se faire payer. Mademoiselle Baker avait froid, ses dents claquaient et le bout de son nez était tout rouge. En conscience, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle ferait ses confidences amoureuses avec une semblable mise en scène et devant un tel auditoire.

— Que diable venez-vous donc faire ? qu’est-ce qui vous amène ? répéta le vieillard, qui se tenait à l’entrée de la salle à manger, appuyé sur ses deux béquilles. Peu lui importait, à lui, qui pouvait l’entendre ; peu lui importait le froid, ou la nature des motifs qui amenaient mademoiselle Baker. Il savait qu’un voyage de Littlebath à Londres, aller et retour, coûterait, fiacres et commissionnaires compris, une soixantaine de francs. Il savait, ou il croyait savoir, que cette dépense eût pu être évitée. Il savait que son rhumatisme le tourmentait, que son vieux corps était tout endolori, qu’il ne pouvait dormir pendant la nuit, ni aller pendant le jour dans la Cité pour voir comment marchaient les affaires ; il savait que pour lui la fin s’approchait et que le tombeau le réclamait. Il n’était pas bien surprenant que le vieux Bertram fût de mauvaise humeur.

— Je vous le dirai, si vous voulez me laisser entrer, dit mademoiselle Baker. Montez la caisse, Mary. Comment ? deux schellings et demi ? par exemple ! deux, schellings, c’est bien assez. Ceci s’adressait au cocher.

Il y a lieu de croire que c’était là une parcimonie affectée par mademoiselle Baker dans le but d’apaiser M. Bertram, mais elle ne produisit pas l’effet voulu.

— Un schelling et demi, cria-t-il de toutes ses forces, debout entre ses deux béquilles. Ne lui donnez pas un liard de plus.

— Mais, monsieur, le bagage… dit le cocher.

— Bagage ! tonna le vieillard. Il pouvait être impotent de ses membres, mais il ne l’était pas des poumons, et le malheureux cocher trembla dans sa peau.

— Là ! dit mademoiselle Baker, en lui donnant insidieusement deux schellings et trois pence ; là ! je ne vous donnerai pas un sou de plus. Il est à croire qu’elle cherchait ainsi à faire croire à son oncle qu’elle était restée dans les limites d’économie qu’il avait tracées.

Enfin, elle se trouva seule avec M. Bertram. Elle avait encore le nez rouge et les pieds gelés, mais, du moins, elle était seule avec lui. Il lui était bien difficile de raconter son affaire, et elle aurait voulu, de tout son cœur, être bien loin, chez elle, à Littlebath ; mais, malgré tout, elle parla. Le courage des femmes, dans de certaines positions, dépasse celui de quelque homme que ce soit.

— Je veux vous consulter à propos de ceci, dit-elle en tirant de sa poche la lettre de sir Lionel.

Le vieillard prit la lettre, la regarda et la retourna en tous sens.

— C’est de cet escroc, n’est-ce pas ? dit-il enfin.

— Elle est de sir Lionel, dit mademoiselle Baker toute tremblante. Elle ne voyait poindre aucun indice de réconciliation fraternelle.

— Oui ; je vois d’où elle vient… mais de quoi s’agit-il ? Je ne vais pas m’amuser à lire ça. Vous pouvez me dire, je pense, de quoi il retourne.

— J’avais espéré, monsieur, que vous et lui, vous pourriez…

— Nous pourrions… et quoi donc ?

— Vous pourriez vous revoir comme des frères et des amis.

— Frères et amis ! On ne peut pas choisir son frère, mais qui voudrait se faire l’ami d’un escroc ? Et c’est là ce que dit cette lettre ?

— Pas précisément.

— Alors, quoi ? que diable !

— Sir Lionel, monsieur, m’a fait…

— Vous a fait, quoi ? Vous a fait signer une lettre de change, je pense.

— Non, non ; rien de la sorte.

— Alors, qu’est-ce qu’il vous a fait faire ?

— Il ne m’a rien fait faire ; mais il m’a écrit… une… une offre de mariage. Et la pauvre mademoiselle Baker, avec son bout de nez tout rouge, leva les yeux avec une expression si confiante, si candide et si suppliante à la fois, que tout autre que M. Bertram aurait cherché à la rassurer.

— Une offre de mariage de sir Lionel ! dit-il.

— Oui ! dit timidement mademoiselle Baker. La voici, et je suis venue vous consulter au sujet de la réponse à faire.

M. Bertram, pour le coup, prit la lettre et la lut d’un bout à l’autre.

— Bon ! fit-il en fermant les yeux et en branlant lentement la tête. Bon !

— J’ai pensé qu’il valait mieux ne rien faire sans vous voir. Et c’est là ce qui m’amène en toute hâte à Hadley.

— L’impudent, l’effronté coquin !

— Vous pensez donc que je doive refuser ?

— Vous êtes une folle, une imbécile, une sotte fieffée, vous dis-je. Telle fut la réponse de M. Bertram à cette question.

— Mais je ne savais que dire avant de vous avoir consulté, reprit mademoiselle Baker en se cachant le visage dans son mouchoir.

— Vous ne saviez que dire ? Comment ! ne savez-vous pas que c’est un escroc, un mauvais sujet, un aventurier sans le sou ! Seigneur Dieu ! Êtes-vous sotte à ce point ? Il est vraiment heureux que vous ne restiez pas toute seule à Littlebath.

Mademoiselle Baker ne chercha pas à se défendre ; elle fondit en larmes et promit à son oncle de se laisser absolument guider par lui. Sous sa dictée, elle écrivit à sir Lionel la courte réponse que voici :


« Hadley, janvier 181…
« Monsieur,

« M. Bertram dit qu’il me suffira de vous prévenir qu’il ne me donnerait pas un sou de son vivant, et qu’il ne me léguerait pas un sou à sa mort, si je devenais votre femme.

« Votre très-dévouée,
« Mary Baker. »


Le vieillard ne voulut pas qu’elle écrivît un seul mot de plus ; mais, en pliant la lettre, elle trouva moyen d’ajouter en cachette un tout petit post-scriptum pour expliquer les choses. La pauvre femme se servit des premières expressions qui lui vinrent à l’esprit.

« Il est si furieux de tout ceci ! »

Il ne fut pas permis à mademoiselle Baker de retourner à Littlebath, même pour faire ses paquets et payer les mémoires, ou pour dire adieu à ceux qu’elle quittait. Une femme de chambre fit tout cela. Vu le danger auquel elle avait échappé, M. Bertram résolut de ne plus la laisser s’exposer à la tentation.

Ainsi se termina la campagne matrimoniale de sir Lionel.