Les Bertram/38

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Charpentier (2p. 279-289).


CHAPITRE XXXVIII


LE CAIRE.


Autrefois, — il y a de cela bien longtemps, — quand il arrivait qu’un Anglais ou une Anglaise, appartenant à la bonne société, semblait menacé de quelque affection des poumons, on l’envoyait sur la côte méridionale du Devonshire ; plus tard, ce fut Madère qui devint à la mode ; aujourd’hui on expédie nos malades au Caire. Mais le Caire se rapproche si bien de nous tous les jours, que son air doit nécessairement perdre de son efficacité avant peu, et alors on découvrira que le seul climat qui puisse donner de la vigueur à des poumons anglais est celui de Labuan ou de Yédo.

Pour le moment, le Caire a la vogue. Or, il était arrivé que, pendant les bises aigres du mois de mars, la voix d’Arthur Wilkinson avait paru s’altérer et s’affaiblir ; il avait eu une toux suspecte, la fièvre de temps à autre, et des transpirations fréquentes. Tous ces symptômes réunis avaient paru suffisants pour que le médecin de Hurst-Staple lui ordonnât de passer l’hiver suivant au Caire.

À la fin de novembre, Arthur Wilkinson devait donc partir pour l’Orient, mais, avant de se mettre en route, il lui fallait se pourvoir de deux objets : l’un, de nécessité et l’autre, de luxe. Il lui manquait un vicaire pour le remplacer pendant son absence, et un compagnon de voyage. Il se procura heureusement l’un et l’autre. Le révérend Gabriel Gilliflower voulut bien être son vicaire, et, à ce propos, nous ne dirons rien, si ce n’est que celui-ci trouva moyen de vivre heureux sous la surveillance un peu sévère de son supérieur clérical, madame Wilkinson mère. Le compagnon de voyage fut George Bertram.

Vers la fin de novembre, nos voyageurs traversèrent la France, et s’embarquèrent à Marseille sur un des bateaux de la Compagnie péninsulaire et orientale. En France, ils n’eurent le temps de rien observer, si ce n’est que les wagons de chemin de fer y sont meilleurs qu’en Angleterre ; que les hôtels à Paris sont plus chers encore qu’à Londres et que les hôtels de Marseille sont moins bons que ceux de toute autre ville civilisée du monde.

Je ne dirai pas grand’chose, non plus, de leur voyage depuis Marseille jusqu’à Alexandrie. Ce n’est pas que je n’aimerais assez à écrire un livre sur Malte, et je le ferai peut-être un jour ; mais ici l’espace me manquerait pour m’étendre sur son climat, ses fortifications, son hospitalité et sa vieille splendeur ; — il vaut mieux arriver tout de suite à Alexandrie.

Alexandrie ! mère des sciences ! Foyer par excellence de toutes les connaissances humaines ! Alexandrie ! bien aimée des rois !… Mais, à quoi bon me forcer ? Nul homme, s’il a vu l’Alexandrie de nos jours, ne peut rester en selle sur ses grands chevaux, en parlant de cette cité, détestable entre toutes. Comment la décrire ? On peut dire qu’on y trouve toute la saleté orientale sans rien de cette beauté pittoresque qui abonde en Orient ; et que, d’un autre côté, elle a le solennel, insatiable, et éternel amour du gain qui caractérise nos grands entrepôts d’Occident, sans le racheter par la politesse, la science ou la civilisation occidentales.

Alexandrie devient à vue d’œil une ville européenne ; malheureusement ses Européens viennent de la Grèce et du Levant. Auri sacra fames est la devise de la Grèce moderne ; auri fames sacerrima pourrait être celle d’Alexandrie. Malheureux Arabes ! malheureux Turcs ! envahis de tous côtés et accablés par des misérables bien plus vils encore que vous ; quelle destinée vous attend !

« Quel revenu faudrait-il à un Anglais pour vivre ici confortablement ? dis-je un jour à un résident européen à Alexandrie.

« Pour vivre ici confortablement, me répondit mon ami, il faudrait à peu près deux cent cinq mille mille francs de rente ; mais il vaudrait encore mieux se couper le cou. »

Dieu est bon, et avec le temps Alexandrie deviendra moins détestable. Le destin et mille circonstances l’anglicisent forcément, malgré le grand consulat français et les innombrables légions de Grecs avides ; malgré le sable, les moustiques, les punaises et la saleté ; malgré les vents de l’Inde et les voleurs de Chypre.

La Compagnie péninsulaire et orientale sera la souveraine de l’Égypte ; cette compagnie-là ou toute autre qui fera de l’Égypte un grand chemin. Elle est une des étapes de la route de l’Inde, et les temps sont proches où elle ne sera ni la plus laborieuse ni la moins agréable de nos étapes. Le chemin de fer d’Alexandrie à Suez appartient au vice-roi d’Égypte, mais ses voyageurs sont les Anglais de l’Inde et son trésorier est une compagnie anglaise.

Malgré tout, je ne conseillerais à aucun de mes amis de faire un long séjour à Alexandrie.

Bertram et Wilkinson ne s’y arrêtèrent pas, et poussèrent rapidement jusqu’au Caire. Ils virent, bien entendu, le phare et la colonne de Pompée, — l’aiguille de Cléopâtre et les fouilles les plus récentes. Ils s’amusèrent aussi à noter pendant quelques instants le contraste entre les voyageurs qui se rendaient dans l’Inde et ceux qui en arrivaient : les premiers se composaient généralement de jeunes gens jouissant de leur liberté nouvellement acquise, ou de jeunes filles en quête de maris, et débutant dans un monde qui leur semblait plein de promesses ; les autres, aux visages moroses et désappointés, revenaient surchargés de bébés et encombrés de bonnes d’enfants ou de nourrices au teint jaune portant des anneaux d’argent à leurs pieds. Ayant vu toutes ces choses, nos voyageurs partirent pour le Caire.

Il ne faut plus chercher aujourd’hui, cher lecteur, le romanesque ou les aventures dans ce voyage d’Alexandrie au Caire. Il n’y en avait déjà guère du temps où nos deux amis l’entreprirent. Le bac sur le Nil peut, il est vrai, fournir quelques chances très-éloignées de rencontrer une impression de voyage. On en a eu la preuve il n’y a pas très-longtemps, quand la voiture d’un prince indigène, héritier du pacha, glissa le long du talus. L’aventure fut complète, car le prince se noya. Bientôt, même, cette légère chance d’un incident romanesque n’existera plus. On bâtit un pont de chemin de fer sur le Nil, et, quand il sera fini, le bonheur du voyageur moderne sera complet ; il pourra ne faire qu’un somme d’Alexandrie au Caire.

Je ne fatiguerai pas mes lecteurs par le récit d’un voyage sur le Nil ; je ne leur ferai pas faire même l’ascension d’une pyramide. Je laisse cela aux Guides du voyageur. Qu’il me suffise de dire que Wilkinson et Bertram firent la grande tournée et la petite tournée dans toutes les règles. Ils allèrent jusqu’à Thèbes, et passèrent une nuit sous la protection de l’ombre du roi Chéops.

Ce fut auprès d’une des pyramides que Bertram et Wilkinson parlèrent pour la première fois d’Adela Gauntlet. Ils étaient assis ensemble, le visage tourné vers le désert, respirant avec délices l’air frais de la nuit. Jusque-là Arthur avait à peine prononcé le nom d’Adela. Il s’était entretenu avec George de sa mère, du presbytère de Hurst-Staple, et il avait même beaucoup parlé de lady Harcourt, qu’ils savaient séparée de son mari ; mais il semblait éviter de mentionner Adela. Il venait d’être question entre eux de madame Wilkinson et de la position désagréable qu’occupait Arthur dans sa propre maison, lorsque celui-ci, après un moment de silence, dit tout à coup :

— Après tout, George, je me dis quelquefois que j’aurais mieux fait de me marier.

— C’est évident que c’eût été mieux, — je veux dire que ce sera mieux. Tu te marieras à ton retour.

— Maintenant, je ne sais trop ; avec ma santé…

— Tu ne penseras plus à ta santé après cet hiver. Je ne vois pas que tu aies grand’chose.

— Je vais mieux, certainement. Et il y eut un nouveau silence.

— Arthur, poursuivit Bertram, je voudrais bien avoir devant moi le même avenir que toi, — les mêmes chances de bonheur.

— Il ne faut pas désespérer, George. Le temps guérit toutes les blessures.

— Oui ; il ne faut, qu’un peu de temps pour les guérir toutes, — et puis vient le chaos.

— Je voulais parler de ce monde.

— Tout est possible, sans doute ; mais je ne vois pas trop comment mes blessures, à moi, doivent se guérir. Il est vrai qu’elles me viennent de ma propre sottise.

— Elles sont venues de cette universelle sottise qui chez tout le monde entrave l’action de la prudence humaine, dit Wilkinson.

— Dis-moi, Arthur, te rappelles-tu, quand je suis allé te voir à Oxford — le matin même du jour où les grades ont été connus, — combien tu étais triste, parce que tu avais échoué, et combien j’étais triomphant ?

— Je me rappelle bien ce jour-là, mais je n’ai pas souvenir que tu aies fait parade de ton triomphe.

— Si, si. J’étais triomphant — triomphant jusqu’au fond du cœur. Je croyais alors que le monde entier devait me faire place, parce que j’étais un double-premier. Et maintenant, j’ai baissé pavillon devant le monde. Qu’ai-je fait de tous les trésors de ma jeunesse ? Je les ai jetés aux pourceaux.

— Voyons, George ! tu as à peine vingt-sept ans.

— Oui, à peine ; et je n’ai ni carrière, ni fortune, ni occupation, ni ambition. Je me trouve ici, assis sur la pierre brisée d’un vieux tombeau, simplement parce que, pour moi, il vaut autant être ici qu’ailleurs. J’ai fait en sorte que personne — ni homme ni femme, — n’a à s’inquiéter de moi. Si cette brute de moricaud borgne, auquel j’ai administré une volée là-haut sur la pyramide, m’avait planté son couteau dans le ventre, à qui cela aurait-il fait quelque chose ? À toi peut-être — pendant quelques semaines.

— Tu sais que bien des gens t’auraient pleuré.

— Je ne connais qu’une seule personne. Elle aurait pleuré, elle, tandis qu’elle aurait cent fois mieux fait de se réjouir. Oui, elle aurait pleuré ; et j’ai brisé son bonheur comme le mien. Mais quelle est l’affection que je possède, dont je puisse m’enorgueillir ? Est-il un seul être qui se soucie de moi, que je puisse remercier, que je puisse aimer ouvertement ?

— Est-ce que nous ne t’aimons pas à Hurst-Staple ?

— Je n’en sais rien. Je sais que vous devez vous sentir honteux de moi. Je crois qu’Adela Gauntlet est mon amie — si tant est que dans notre stupide pays il soit permis à une jeune fille honnête d’aimer un homme qui n’est ni son frère ni son fiancé.

— Je suis sûre qu’elle est ton amie, dit Arthur. Après un assez long silence, il reprit : — Sais-tu que j’ai cru un instant…

— Quoi donc ?

— Que tu aimais Adela.

— Mais c’est très-vrai, je l’aime beaucoup.

— Je veux dire autre chose…

— Tu as cru un instant que je l’épouserais volontiers, si la chose était possible ? Est-ce cela que tu veux dire ?

— Oui, dit Wilkinson en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Peu importait sa rougeur, du reste, car personne ne pouvait la voir.

— Eh bien ! je vais tout te conter, Arthur. Assis ici dans le désert, on se dit bien des choses dont on n’aimerait point à parler en Angleterre. Il est vrai qu’il y a eu un moment, — un seul moment, — pendant lequel je l’aurais épousée volontiers, — un moment pendant lequel je me suis flatté que je pourrais oublier Caroline Waddington. Ah ! si je pouvais te dire comment Adela s’est comportée !

— Comment cela ! Dis-moi, qu’a-t-elle répondu ? dit Arthur avec une inquiétude presque fiévreuse.

— Elle me dit de me rappeler que ceux qui osaient aimer devaient avoir le courage de souffrir. Elle me dit que le pauvre cerf blessé par le chasseur doit savoir supporter la vie, bien qu’il reste seul, et qu’il soit « abandonné par ses compagnons au doux pelage. » Et elle disait vrai. Je n’ai pas tout son courage, mais je veux prendre exemple sur elle et apprendre à souffrir — tranquillement et sans rien dire, si cela est possible.

— Il est donc vrai que tu lui as proposé de l’épouser ?

— Pas précisément. Je ne saurais dire au juste comment je lui ai parlé, mais voilà comment elle m’a répondu.

— Mais pourquoi dis-tu que tu veux prendre exemple sur elle ? A-t-elle eu quelque peine semblable à la tienne ?

— Je ne sais ; tu peux le lui demander. Je n’ai pas osé le faire.

— Mais tu viens de le dire, — du moins tu l’as donné à entendre. Adela Gauntlet aime-t-elle véritablement quelqu’un ?

George Bertram ne répondit pas tout de suite à cette question. Il avait donné sa parole d’ami à Adela qu’il lui garderait le secret ; et puis ce secret il ne le connaissait que parce qu’il l’avait deviné. Il ne pouvait, à strictement parler, affirmer comme un fait qu’Adela eût un amour au cœur. Pourtant il se décida à le dire. Pourquoi ne ferait-il pas quelque chose pour assurer le bonheur de ces deux êtres ?

— Penses-tu qu’Adela aime réellement quelqu’un répéta Arthur.

— Je te le dirai si tu veux répondre à ceci : Es-tu, toi-même, amoureux ?

De nouveau Arthur rougit jusqu’aux oreilles. Il voulait bien parler d’Adela, mais non de lui-même.

— Amoureux, moi, dit-il enfin. Tu sais bien que j’ai dû renoncer à toute idée de ce genre. Dans la position où je me suis trouvé je n’ai pu songer à me marier.

— Mais cela n’empêche pas de tomber amoureux.

— Tu crois ? dit Arthur avec une parfaite innocence.

— Cela ne m’a pas préservé — ni toi non plus, à ce que je crois. Allons, Arthur, sois franc, — si tant est qu’un homme qui a trente-neuf articles de religion pendus au cou puisse être franc. Dis une bonne fois la vérité. Es-tu amoureux d’Adela, oui ou non ?

Mais la vérité n’était pas si facile à dire. Était-ce la faute des trente-neuf articles, ou celle de la modestie naturelle de son caractère ? Je n’oserais le décider ; toujours est-il qu’Arthur ne se sentit pas la force de donner une réponse directe à la question si catégorique de son cousin. Il n’aurait pas demandé mieux que de voir Bertram en possession de toute la vérité, mais il n’avait pas le courage de la lui dire.

— Si tu l’aimes, et que tu ne le lui déclares pas, reprit Bertram, après avoir attendu inutilement une réponse, je dirai que tu es… Mais non ! chacun doit rester juge de sa propre conduite en pareille matière, et, moins que personne, j’ai le droit de blâmer les autres. Mais je voudrais, pour votre bonheur à tous deux, que la chose pût s’arranger.

— Mais tu dis toi-même qu’elle en aime un autre.

— Je n’ai jamais dit cela. Je n’ai rien dit de semblable. Va ! quand tu rentreras chez toi, demande-lui, à elle-même, qui elle aime. Mais rappelle-toi ceci : si par hasard elle te répond que c’est toi, il faut que tu sois prêt à en accepter les conséquences, quoi qu’on en puisse dire au presbytère. Et maintenant tâchons de regagner notre gîte pour dormir.

Arthur n’avait pas encore répondu à la question de Bertram, mais pendant qu’il tournait autour de la base de la pyramide, cherchant à tâtons son chemin au milieu du sable et des pierres détachées, il trouva moyen de laisser échapper quelques mots de vérité.

— Merci, George. C’est vrai que je l’aime… bien tendrement. Et les deux cousins se comprirent à merveille.