Les Bertram/39

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Charpentier (2p. 290-313).

CHAPITRE XXXIX

LES DEUX VEUVES.

L’hiver tirait à sa fin et nos voyageurs résolurent de retourner en Angleterre. Si peu agréable que fût le séjour du Caire, il avait, du moins, servi à rétablir la santé d’Arthur Wilkinson. Bertram commençait à se lasser de vivre dans un pays où les femmes se cachent le visage avec de longues bandes de calicot sale qu’elles nomment des voiles, et où le peu qu’on aperçoit des visages féminins ne donne nulle envie d’en voir davantage. Quant à Wilkinson, depuis la conversation qu’il avait eue avec son cousin auprès des Pyramides, il lui lardait de ressaisir ses droits au presbytère de Hurst-Staple. Ils décidèrent donc de commencer leur voyage de retour vers le milieu de mars, mais auparavant ils voulurent voir Suez.

Aujourd’hui on va du Caire à Suez comme on va de Londres à Birmingham, c’est-à-dire en chemin de fer ; dans ce temps-là on faisait le voyage dans des boîtes en bois que traînaient des mulets à travers le désert.

Nous ne nous arrêterons pas à Suez, et je n’y conduirais pas mes lecteurs, même pour un seul jour, — tant c’est un endroit triste et ennuyeux, — si notre héros n’y avait fait une rencontre qui, pendant un certain temps, parut destinée à exercer une grande influence sur son avenir.

Suez est, il faut en convenir, un endroit singulièrement déplaisant et misérable. C’est une petite ville orientale que l’Europe a déjà envahie, et qui est en train d’être anglicisée à l’heure qu’il est. Elle n’est pas aussi corrompue qu’Alexandrie, et elle ne tombe pas en ruines comme le Caire ; mais elle n’a ni eau, ni air, ni verdure. Aucun arbre n’y pousse, aucune rivière n’y coule. On y boit de la saumure et on y mange des chèvres, et le thermomètre y marque vingt-huit degrés à l’ombre en plein hiver. Les oranges sont le seul luxe qu’on y trouve. Il y a un immense hôtel, qui contient de longues rangées de cellules étouffantes, et une vaste cave où tout le monde mange. Un certain intérêt historique s’attache à cette localité qui fut le lieu de passage de Pharaon à travers la mer Rouge, mais sa prospérité future sera le résultat d’un transit d’un tout autre genre. Le passage des Anglais qui vont dans l’Inde et qui en reviennent fera même de Suez une ville importante.

Nos amis y rencontrèrent le flot de voyageurs qu’amenait la malle de l’Inde. Le bateau de Calcutta arriva pendant leur séjour ; et soudain toutes les petites cellules furent occupées, et la grande cave, qui servait de salle à manger, se trouva pleine d’enfants gâtés avec leurs bonnes couleur café au lait, de femmes pâles et alanguies, et d’hommes bilieux. Tout ce monde devait faire le voyage avec Bertram et Wilkinson.

Ni l’un ni l’autre ne regarda avec bienveillance cette foule qui venait encore ajouter à tous les désagréments de leur position. Ils firent ce que font la plupart des Anglais en pareil cas : ils se tinrent à l’écart avec des airs rébarbatifs, froncèrent le sourcil quand des enfants se mettaient à pleurer dans leur voisinage trop immédiat, et subirent avec un ennui mal dissimulé le bavardage incessant que les nouveaux arrivés émaillaient de mots anglo-indiens.

Pourtant, à côté d’eux, au bout de la longue table d’hôte, étaient assises deux dames qu’il leur fut impossible de regarder sans bienveillance. Toutes les deux étaient jeunes et jolies. La voisine de George était même remarquablement jolie. À vrai dire, c’était une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues, ou qu’il fût même possible de rencontrer en quelque lieu de la terre. Elle était prodigue de sourires, et son sourire était divin ; elle était prodigue aussi de paroles, et sa parole était spirituelle. La dame qui se trouvait auprès d’Arthur était peut-être moins attrayante ; mais elle avait de grands yeux fort doux, que de temps à autre elle levait sur lui, et qu’elle baissait ensuite sur son assiette, de façon à faire jaillir des étincelles du cœur, pourtant assez sévère, de notre jeune ministre du Hampshire.

Ils se trouvèrent bientôt, tous les quatre, en grande conversation, au déplaisir très-apparent de deux messieurs à la tournure militaire placés à l’autre côté de ces dames. Il était évident que les deux messieurs étaient, ou avaient été, avec elles sur un pied d’intimité, car ils offraient à voix basse les différents plats et cherchaient à nouer des entretiens confidentiels. Mais leurs offres de service étaient rejetées, et toutes leurs tentatives d’intimité échouaient. Ces dames préféraient faire remplir leurs assiettes et leurs verres par les deux étrangers, tournaient discourtoisement le dos à leurs anciens amis, et se montraient tout à fait indifférentes aux nuages qui obscurcissaient ces deux physionomies martiales.

Car, il faut le dire, le front du major Biffin ainsi que celui du capitaine Mac Gramm se chargeaient de nuages à vue d’œil. Tous deux ils avaient approvisionné les assiettes et rempli les verres de ces dames depuis leur départ de Calcutta ; ils s’étaient promenés tous les jours avec elles sur le pont ; ils leur avaient cherché des chaises, ils avaient ramassé leurs mouchoirs et ils avaient veillé à ce qu’elles eussent leur tiffin[1], — le tout avec une assiduité et une persévérance qui ne laissaient pas d’avoir leur mérite dans les latitudes tropicales. Et voilà qu’ils se trouvaient tout à coup évincés par deux Anglais errants, — deux pékins qui n’avaient jamais bu un verre de sang-gris, et qui ne s’étaient jamais assis sous un punkah !

La chose était bien faite pour déplaire au major Biffin et au capitaine Mac Gramm. Mais aussi, pourquoi le major et le capitaine s’étaient-ils vantés de la bienveillance de ces dames à leur égard auprès de leurs compagnons de voyage, et, entre autres, au vieux juge en retraite, et au médecin hypocondriaque, le docteur O’Shaughnessy ? Il s’était trouvé tout naturellement que le juge et le médecin avaient, eux aussi, quelques amitiés féminines, et qu’ils avaient redit en confidence à leurs amies les vanteries de l’heureux major et de l’heureux capitaine. Quoi de plus naturel, en ce cas, que de les voir répéter à madame Cox et à madame Price ? Car j’ai omis de dire que la dame à la beauté divine et parfaite se nommait madame Cox, et la belle aux yeux doux et brillants, madame Price. Ceux qui s’étonneraient de ces façons d’agir prouveraient qu’ils ne savent rien de la manière dont se passent les choses à bord pendant un voyage de Calcutta à Southampton.

Le major, qui était l’admirateur spécial de madame Cox, avait fait pis encore. Le monde, — le monde, veux-je dire, contenu à bord du navire le Lahore où ces dames étaient passagères, — avait décidé depuis le moment où l’on avait quitté Point-de-Galle, que le major Biffin et madame Cox devaient s’épouser. Or, si le major, en se vantant des bontés de la veuve, avait parlé aussi de cet engagement matrimonial, il n’y aurait eu que demi-mal, et la charmante femme lui aurait peut-être pardonné ; mais il s’était vanté de ses succès, et il avait écarté avec dédain l’idée du mariage. Hinc illæ lacrymæ. Et qui donc oserait blâmer la veuve de sa colère ? Quant à l’autre veuve, madame Price, elle était lasse du capitaine Mac Gramm. Une petite particularité concernant le capitaine avait transpiré et était arrivée à sa connaissance : à savoir, qu’il revenait en Angleterre pour y retrouver sa femme. Voilà pourquoi ces deux dames, qui s’étaient jadis liguées ensemble pour captiver les deux guerriers, se trouvaient maintenant d’accord pour les éconduire. Chez nous les manœuvres de ce genre se font, si j’ose le dire, dans les coulisses, et les querelles se passent entre soi ; mais dans un voyage — retour de l’Inde — on n’est jamais en son particulier, et les coulisses pour ainsi dire n’existent pas. Les deux veuves étaient accoutumées à ce genre de vie et se querellaient en public avec leurs admirateurs sans le moindre embarras.

Hinc illæ lacrymæ. Le major, cependant, n’était pas homme à s’abandonner aux larmes sans tenter un effort. Il avait tourné en ridicule l’idée qu’il pût épouser madame Cox ; mais, comme tant d’autres dans des cas semblables, il était tout prêt à souscrire à cet arrangement maintenant que cela ne lui était plus loisible. Il n’est pas impossible que madame Cox, quand elle tourna le dos, — son joli petit dos, — au major Biffin, se rendait très-bien compte de cette phase du cœur humain.

Le major était un bel homme aux cheveux bien peignés et aux favoris irréprochables. Il avait le front un peu bas, mais bien fait ; le nez droit et une petite bouche pincée. On ne pouvait faire qu’un seul reproche à sa figure : on avait toutes les peines du monde à se la rappeler. Mais enfin il se savait un bel homme, et il ne comprenait pas qu’on le mît de côté pour un aussi vilain museau que celui de cet étranger venu d’Angleterre. Quant au capitaine Mac Gramm, il n’était point beau et il n’ignorait pas qu’il luttait dans des conditions très-défavorables, puisqu’il possédait une femme légitime. Mais il avait assez d’impudence pour contre-balancer ces deux désavantages.

Pendant le premier dîner qu’ils firent en commun, Arthur Wilkinson ne témoigna qu’une froide politesse à madame Price ; mais Bertram ne tarda pas à montrer un empressement chaleureux à l’égard de madame Cox. Il est si doux de se voir adresser les sourires de la plus jolie femme du salon ! et il y avait si longtemps que Bertram n’avait vu un sourire de jolie femme ! Depuis dix-huit mois il était complètement sevré de ces sourires-là.

Avant la fin du dîner, madame Cox avait appris à Bertram que son amie madame Price et elle étaient toutes les deux plongées dans une profonde affliction. Elles avaient, l’une et l’autre, récemment perdu leurs maris ; l’un était mort du choléra : c’était ce pauvre cher Cox, qui, de son vivant, était collecteur des taxes de l’honorable compagnie des Indes à Panjabee ; l’autre, le lieutenant Price, du 71e régiment d’infanterie indigène du Bengale, avait succombé à… Ici madame Cox secoua la tête, dit quelques mots à voix basse, et montra du doigt le verre de vin de Champagne, que Bertram remplissait pour elle. Ce pauvre Cox était mort depuis huit mois révolus ; tandis que feu Price avait vidé son dernier verre il y avait moins de six mois. Bertram se trouva ainsi mis au courant.

Et puis il fallut s’entasser dans les boîtes pour traverser le désert. On s’était divisé en plusieurs groupes, composés de six personnes chacun ; c’était le nombre qu’était censée contenir chaque voiture. Mais les jolies femmes sont capricieuses, et ni madame Price ni madame Cox ne voulurent s’en tenir aux arrangements qui avaient été conclus. Quand il s’agit de s’installer, elles trouvèrent à redire l’une et l’autre à la boîte que leur indiquait le major Biffin, refusèrent d’un commun accord le bras du capitaine Mac Gramm, et finalement montèrent dans un autre compartiment avec l’aide de nos deux amis. Une fois installées, elles appelèrent à elles chacune leur bonne et leur bébé — car elles étaient pourvues l’une et l’autre de cet avantage — et puis elles firent place très-gentiment pour M. Bertram et M. Wilkinson. Ce fut comme cela qu’on traversa le désert.

Puis on passa une nuit au Caire, et après on se rendit à Alexandrie. Enfin, quand vint le moment où ils s’embarquèrent tous les quatre dans un même bateau, pour aller rejoindre ce grand et beau vapeur de première classe, le Cagliari, il se trouva qu’ils étaient aussi intimes que s’ils avaient fait ensemble le tour du monde, en y mettant autant de temps que le capitaine Cook.

— Que voulez-vous prendre avec vous, madame Cox ? dit Bertram, qui se tenait debout dans le petit bateau, ayant le bébé sur un bras, tandis que de l’autre il aidait la dame à gagner l’échelle du bord.

— Une bonne saucée, dit madame Cox avec un rire joyeux, au moment où une vague vint se briser contre eux en les couvrant d’écume. — Et je l’ai, ma foi ! et bien conditionnée encore. Ha ! ha, Prenez garde à Bébé, avant tout ; et si elle tombe à l’eau, suivez-la. Puis, avec un autre petit carillon de rires argentins, elle monta lestement, à l’échelle et Bertram la suivit avec le bébé.

— Comme elle est étourdie ! dit madame Price en tournant ses doux yeux vers le pauvre Arthur Wilkinson. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je suis sûre que je vais me noyer. Tenez-moi donc. Arthur Wilkinson non-seulement la tint, mais la porta jusque sur le vaisseau. Pendant qu’il était ainsi occupé, son esprit lui représenta l’image d’Adela Gauntlet, mais ses bras et ses jambes n’en furent pas moins au service de madame Price.

— Et maintenant, occupez-vous de nous assurer des places à la table, dit madame Cox ; vous n’avez pas un moment à perdre. Et rappelez-vous, monsieur Bertram, que je ne veux pas être assise à côté du major Biffin. Et, pour l’amour de Dieu, ne nous mettez pas auprès de cet animal de Mac Gramm ! Bertram descendit, donc au salon pour placer leurs cartes aux places qu’ils devaient occuper à dîner. — Deux à deux, en face les uns des autres, lui cria encore madame Cox comme il s’éloignait. Elle avait une voix singulièrement douce et un accent à la fois attendri et joyeux qui, joints à sa beauté, faisaient juger avec indulgence tout ce qu’elle disait ; aussi Bertram ne demandait-il pas mieux que d’exécuter ses ordres.

— Oh ! mon doux ange chéri ! dit madame Price, quand la bonne lui présenta l’enfant — qu’elle eut soin de lui rendre immédiatement. Comment puis-je assez vous remercier, monsieur Wilkinson ? Qu’aurions-nous fait sans vous ? Pensez-vous qu’il soit l’heure du tiffin ? Je me sens si faible.

— Puis-je vous procurer quelque chose ? dit Arthur.

— Si vous pouviez m’avoir un verre de porter. Mais ils ne vous le donneront pas. Ils sont si malhonnêtes !

Arthur alla en quête du porter, mais sans succès. On lui dit seulement que le lunch serait prêt à midi.

— Quelles brutes ! dit madame Price. Enfin ! j’attendrai. Et de nouveau elle tourna ses yeux vers Arthur, qui de nouveau pensa à Adela Gauntlet.

Puis régna la confusion qui accompagne d’ordinaire le départ d’un navire. Hommes et femmes couraient sur le pont à la recherche de leurs bagages, et faisaient toutes sortes de questions déraisonnables. Les dames se plaignaient de leurs cabines, et les domestiques demandaient avec indignation où l’on comptait les faire coucher. Les hommes s’emportaient, parce qu’on les avait entassés deux ou trois dans la même cabine, et les amis cherchaient à se placer à côté les uns des autres à table. Les officiers paraissaient tous fort occupés, et écoutaient avec une apparente indifférence les innombrables questions qu’on leur adressait de tous côtés. Tout était presse, ahurissement, confusion et tapage.

Enfin on partit. Les pistons de la machine s’élevèrent et s’abaissèrent lentement, les larges roues tournèrent, et l’eau s’agita et se fendit sous la proue. Ils étaient partis et le voyage commençait sérieusement. La jeunesse se prépara à ses flirtations, les mamans déballèrent les effets de leurs enfants, et les hommes raisonnables allumèrent leurs cigares.

— Quelles singulières femmes ! dit Arthur qui se promenait sur le pont avec son cousin.

— Oui ; mais elles sont très-jolies et très-aimables. Elles me plaisent toutes les deux.

— Ne les trouves-tu pas bien libres dans leurs manières ?

— Il ne faut pas les juger en les comparant à des femmes qui ont passé leur vie en Angleterre, et qui ont toujours eu des intérieurs bien confortables et bien réguliers. Elles ont couru le monde, elles ont été ballottées de tous côtés et elles ont eu à supporter des privations, comme des hommes. Pourtant il y a en elles un grand charme. Elles sont si franches.

— Oui, bien franches, dit Arthur.

— Il est bon de voir le monde sous tous ses aspects, dit George. Quant à moi, il me semble que nous devons nous estimer très-heureux de les avoir rencontrées — pourvu toutefois que le major Biffin ne me coupe pas la gorge.

— J’espère que le capitaine Mac Gramm ne me tuera pas non, plus. Il avait tout l’air d’en avoir envie.

— As-tu jamais vu un âne comme ce Biffin ? Je ne m’étonne pas qu’elle en ait par-dessus la tête. Et puis il s’est si mal conduit envers elle ! Je la plains sincèrement. Elle m’a tout conté.

— Madame Price aussi m’a tout dit à propos du capitaine Mac Gramm.

— Vraiment ? Eh bien ! il paraît que ce Biffin s’est prévalu des façons si naturelles et si franches de la pauvre petite femme, et qu’il a été bavarder sur son compte avec tous les passagers du bord. Je trouve qu’elle a parfaitement bien fait de lui tourner le dos.

Enfin, madame Price eut son porter et madame Cox sa pale ale. — J’avoue que j’aime l’ale, dit-elle ; je suppose que c’est très-commun de ma part, mais tant pis ! Ce qui m’amuse, c’est de voir tant de femmes en boire, qui n’osent pas dire qu’elles la trouvent bonne.

— Elles la prennent peut-être pour leur santé, dit Bertram.

— Cela va sans dire. Madame Bangster aussi prend de l’eau-de-vie tous les soirs pour sa santé, c’est évident. Croiriez-vous, monsieur Bertram, que le docteur a été obligé un soir, à bord du Lahore, de l’emmener du salon ? N’est-ce pas vrai, madame Price ?

— Parfaitement vrai. Je n’ai jamais été si scandalisée. — Encore une petite goutte pour faire mousser, je vous prie. Et M. Wilkinson versa un second verre de porter à madame Price.

Avant d’arriver à Malte, tous les passagers de la malle des Indes étaient d’accord pour déclarer que madame Cox et Bertram devaient s’épouser, et que Wilkinson aussi était en grand danger.

— Avez-vous jamais vu de pareilles coquettes ? dit madame Bangster au docteur O’Shaughnessy. Comme il l’a échappé belle, ce pauvre Biffin !

— Je ne sais ; elle est diablement jolie. Ce que je puis vous dire, madame Bangster, c’est, que Biffin donnerait les yeux de la tête pour la rattraper, s’il le pouvait.

— Mon Dieu, docteur ! vous ne voulez pas me faire croire qu’il comptait épouser cette créature-là ?

— Je ne sais s’il comptait l’épouser dans le temps ; mais il compterait bien le faire maintenant si l’occasion s’offrait.

En ce moment le capitaine Mac Gramm vint se joindre à la conversation.

— Eh bien ! Mac, quelles nouvelles de la veuve ?

— La veuve ! m’est avis qu’elles se feraient toutes veuves, si elles le pouvaient.

— Pas moi, par exemple, s’écria madame Bangster. Ce cher Bangster est trop bien, là où il est. Ha, ha, ha !

— Mais de madame Price, quelles nouvelles ? Eh, Mac ? poursuivit le docteur.

— La voilà là-bas. Vous ferez mieux d’aller la questionner elle-même. Est-ce que vous vous imaginez que je me suis jamais soucié d’une femme comme celle-là ? Seulement je dis que, si elle continue à se conduire de la sorte, quelqu’un devrait en parler au capitaine.

Madame Cox et madame Price continuèrent de se conduire à leur guise sans faire la moindre attention à toutes ces menaces, et, avant de débarquer à Malte, elles avaient raconté à leurs nouveaux amis toute leur histoire — et peut-être quelque chose de plus. On resta six heures à Malte, et les quatre allèrent dîner ensemble à terre. Bertram acheta pour ces dames des voiles de dentelle maltaise et quelques mauvais camées ; et Wilkinson, égaré par son exemple, se vit forcé d’en faire autant. Ces trésors ne furent pas cachés sous le boisseau quand on rentra au bord, et il en résulta que le docteur O’Shaughnessy, le gros juge, madame Bangster et une foule d’autres furent plus convaincus que jamais qu’il y aurait là un double mariage.

Arthur Wilkinson commençait à éprouver des craintes. — Ma foi ! cette femme commence, à m’ennuyer, dit-il le lendemain matin à George, pendant qu’ils se promenaient ensemble sur le pont pour voir lever le soleil. J’en ai assez. Il me semble que nous nous donnons en spectacle.

— Nous donner en spectacle ! Que veux-tu dire ?

— Mais, en nous promenant tous les jours avec elles et en nous mettant toujours à leurs côtés.

— Quant à ce qui est de s’asseoir à leurs côtés, nous n’y pouvons rien. Chacun garde sa même place, et il faut bien être à côté de quelqu’un. Ce serait désobligeant de les laisser se promener seules.

— Je veux seulement dire que nous dépassons peut-être la mesure.

— Voilà ! dit George, toi, tu as quelqu’un à qui penser. Moi, je n’ai personne, si ce n’est cette petite veuve. Elle est gentille pour moi, et, quant aux dires du monde, je m’en moque.

Ce jour-là, Wilkinson se plongea dans la lecture et ne se promena pas avec madame Price, — négligence qui ne laissa pas que d’inquiéter cette dame. Mais, vers dix heures, comme à l’ordinaire, on pouvait voir Bertram faisant la promenade du pont avec madame Cox.

— Qu’a donc votre ami ? demanda-t-elle.

— Mais rien. Il commence à sentir le mal du pays, peut-être.

— J’espère qu’il ne s’est pas querellé avec Mina. Les deux dames en étaient venues à ce degré d’intimité qu’elles s’appelaient de leurs petits noms devant ces messieurs ; et Bertram avait plus d’une fois fait de même à l’égard de madame Cox, non pas en s’adressant directement à elle, mais bien en parlant d’elle en sa présence.

— Oh ! mon Dieu, non, dit Bertram.

— Parce qu’il semble si singulier qu’il ne lui offre pas le bras comme à l’ordinaire. Je pense que vous en agirez de même envers moi quand nous approcherons de Southampton ? Et elle leva les yeux vers lui avec un sourire enchanteur en pressant doucement le bras sur lequel elle s’appuyait ; puis, elle abaissa lentement ses regards vers le pont.

Ô lecteur, mon frère ! quand tu vois de pareils manèges se déployer vis-à-vis des autres hommes, ton cœur se gonfle de fiel et tu flétris hautement ces ruses, — qui sont si féminines, bien qu’elles soient indignes d’une femme. — Mais qu’éprouves-tu quand cette même comédie se joue à ton intention ? Le fiel est moins noir et moins amer, la condamnation moins absolue ; ton propre mérite semble excuser la préférence qu’on te montre ; ton cœur accorde d’abord le pardon et puis l’approbation. N’en est-il pas ainsi, mon frère ? Ce fut là du moins ce qui arriva à George Bertram.

— Comment ! vous négliger, parce que nous serons au moment de nous quitter ?

— Oui, précisément ; — à cause de cela, — parce que nous devons nous quitter. Voilà ce qui rend la chose si pénible. Nous avons été bien bons amis, n’est-ce pas ?

— Et pourquoi ne le serions-nous pas toujours ? pourquoi parler de se quitter ? Nous allons tous deux en Angleterre.

— En Angleterre ! Oui, mais l’Angleterre est grande. Voyons ! allons là-bas nous appuyer sur le bord et regarder jouer les dauphins. Voilà cet affreux homme qui me guette, comme toujours ; — vous savez, le major Biffin. Ne dirait-on pas une tête à perruque ? Comme je le déteste !

— Mais il ne semble pas vous détester, lui, madame Cox.

— Non, vraiment ? Eh bien ! libre à lui. Mais ne parlons pas de lui. Parlez-moi de l’Angleterre. Quelquefois il me tarde tant d’y être, — et d’autres fois, c’est tout le contraire.

— Tout le contraire… pourquoi donc ?

— Et vous ?

— Moi, je n’ai nulle impatience d’arriver, je vous le dis franchement ; j’aime bien mieux être ici à causer avec vous et à vous regarder.

— Allons donc ! quelle folie ! Je ne comprends pas qu’on trouve une femme quelconque passable à bord, et, à plus forte raison, une femme comme moi. Je sais que vous mourez d’envie d’être chez vous.

— Ce serait possible, si j’avais un chez moi.

— Est-ce que vous n’êtes pas chez vous dans la maison de votre oncle ?

Elle avait beaucoup entendu parler de la famille, de Bertram, mais celui-ci n’avait jamais fait mention de Caroline.

— Je voudrais savoir ce que dirait votre oncle, s’il vous voyait ici à causer avec moi, reprit-elle.

— Pour peu qu’il connaisse le cœur humain, il dirait que je suis un gaillard bien heureux.

— Et l’êtes-vous ?

En faisant cette question, elle le regarda en souriant avec une si charmante malice, qu’il ne se sentit pas le courage de la condamner.

— Que penseriez-vous de moi si je vous disais que non ? Ne diriez-vous pas que je ne suis guère galant ?

— Je ne vous demande pas de madrigaux, je les déteste. Ce sont des bêtises. Je voudrais être un homme, et alors je vous appellerais Bertram, et vous m’appelleriez Cox.

— J’aime bien mieux vous appeler Annie.

— Vraiment ? Mais ce ne serait pas convenable, n’est-ce pas ? Et la petite main qui reposait sur le bras de Bertram s’y appuya un peu plus fortement.

— Je ne vois pas quel mal il peut y avoir à donner aux gens leurs noms de baptême. Vous fâcheriez-vous si je vous appelais Annie ?

— Cela dépend. Dites-moi, monsieur Bertram, combien y a-t-il de femmes que vous appelez de leurs petits noms ?

— Une ou deux douzaines, je crois.

— J’en étais sûre.

— Et puis-je vous ajouter à la liste ?

— Non, certes.

— Et pourquoi pas ? Nous sommes si liés que j’aurais pensé…

— Je ne veux pas faire partie d’une ou deux douzaines. Et en disant ces mots, elle avait quitté son ton railleur, et elle parlait tout bas d’une voix douce et émue. Le cœur de Bertram en fut tout attendri.

— Et s’il n’y en avait pas une, — pas une seule ? S’il n’y en avait pas d’autre que vous aujourd’hui ?

— Pas d’autre aujourd’hui… Vous dites : aujourd’hui ? Il y en avait donc une ?

— Oui, il y en avait une.

— Et elle… parlez-moi d’elle.

— C’est une histoire que je ne puis raconter.

— Pas même à moi ? Je ne vous en aimerai pas moins, parce que vous me l’aurez racontée. Dites-la-moi, je vous en prie.

Et de nouveau la petite main pressa doucement le bras de Bertram.

— J’ai bien vu qu’il y avait quelque chose qui vous rendait malheureux.

— Est-ce possible ?

— Ah ! oui ; je le vois depuis longtemps. Et j’aurais tant voulu vous apporter quelque consolation, — si c’eût été possible. Moi aussi, j’ai bien souffert.

— Je le crois.

— Ma peine n’a pas été moins grande, parce qu’il n’avait jamais été bon pour moi. Madame Cox porta son mouchoir à ses yeux, et replaça ensuite sa main sur le bras de George.

— Mais parlez-moi d’elle, — de la vôtre. Elle n’est plus vôtre, maintenant, n’est-ce pas ?

— Non, Annie ; plus maintenant.

— Est-elle ? … Elle hésitait à demander si la personne était morte, ou mariée à un autre. Il pouvait se faire, après tout, que ce ne fût qu’une querelle d’amoureux.

— Je l’ai repoussée, — et maintenant elle est la femme d’un autre.

— Repoussée ! hélas, hélas ! dit madame Cox avec l’accent de la plus tendre sympathie. Somme toute, cependant, elle était satisfaite du résultat de son enquête.

— Je ne sais pourquoi j’ai été vous conter tout cela, dit Bertram.

— J’en suis si contente ! répondit-elle.

— Maintenant que je vous l’ai dit…

— Eh bien ?

— …Puis-je vous appeler Annie ?

— Vous l’avez déjà fait deux ou trois fois.

— Mais le permettez-vous ?

— Si vous le voulez, je le permets. Bien que ces mots fussent dits très-bas, George les entendit distinctement.

— Chère, chère Annie !

— Mais je ne vous ai pas permis de dire cela.

— Puisque c’est vrai.

— Est-ce bien vrai ?

— Oui… très-chère, — la plus chère… après elle. Cela vous fâche-t-il ?

— Non, cela ne me fâche pas, mais…

— Mais quoi ?

Elle le regarda en faisant une petite moue charmante. Un sourire errait sur ses lèvres, une larme tremblait sous sa paupière ; son épaule le touchait et il sentait palpiter son cœur. Jamais elle n’avait paru si belle, si séduisante.

— Mais quoi ? Que vouliez-vous dire, Annie ?

— Voici ce que je voulais dire… Mais je sais que vous allez me trouver trop hardie.

— Je ne vous trouverai pas trop hardie, si vous dites la vérité.

— Eh bien ! je voulais dire ceci : si j’aimais quelqu’un, je saurais l’aimer aussi tendrement qu’elle a pu vous aimer.

— Le sauriez-vous, Annie ?

— Oui, je le saurais. Mais je ne me laisserais pas repousser et éloigner par lui, comme vous dites que vous l’avez repoussée — jamais, jamais ! Il pourrait me tuer, mais lorsqu’une fois je lui aurais dit que je l’aimais, rien ne pourrait ensuite me détacher de lui.

— Dites-le-moi donc, Annie.

— Non, non, nous ne nous connaissons pas depuis assez longtemps. Et, tout en parlant, elle retira son bras de celui de Bertram.

— Dites-le-moi, chère Annie, répéta George, en tâchant de reprendre la main qu’on lui avait retirée.

— Voilà la cloche du lunch ; et puisque monsieur Wilkinson ne veut pas s’occuper de madame Price, il faut que j’aille la trouver.

— Voulez-vous que j’y aille ? dit Bertram.

— S’il vous plaît. Je descendrai seule.

— Mais vous m’aimez. Annie ? — dites que vous m’aimez.

— Quelle folie ! Voici cet animal de Biffin. Allez chercher madame Price — et laissez-moi seule.

— Ne prenez pas son bras, au moins.

— Ne craignez rien, je ne prendrai ni le sien, ni le vôtre ce matin. Je suis plus d’à moitié fâchée avec vous. Et en disant ces mots, elle s’éloigna.

— Hélas ! qu’ai-je fait ? se dit Bertram, tout en rejoignant madame Price. Mais elle est charmante, — belle comme Hébé ; et je ne vois pas pourquoi je serais condamné à être malheureux toute ma vie.

Madame Cox s’était dirigée vers l’escalier, et le major Biffin l’avait suivie.

— Ne me permettrez-vous pas de vous offrir le bras pour descendre ? dit-il.

— Merci. Il y a beaucoup de monde, et je me tire mieux d’affaire toute seule.

— Vous ne trouviez pas qu’il y eût trop de monde, dans l’escalier du « Lahore ».

— Mon Dieu, si — bien souvent. Mais le « Lahore » et le « Cagliari » sont deux.

— À ce qu’il paraît. Mais la mer n’est pas plus perfide que les femmes. Et le major Biffin prit un air de victime innocente.

— Et la terre est moins sèche que le cœur de l’homme, — de certains hommes, veux-je dire. Là-dessus, madame Cox descendit seule.

Le lendemain, il se trouva qu’Arthur Wilkinson continuait à préférer la lecture à la société de madame Price, et, en conséquence, on vit de nouveau cette dame au bras du capitaine Mac Gramm. Cette circonstance causa une grande émotion, mêlée de consternation, parmi la société du bord, et dans la soirée il y eut à ce sujet une légère querelle entre les deux amies.

— Ainsi donc, Mina, vous allez recommencer avec ce vilain homme ? dit madame Cox.

— Pas du tout ; mais je ne veux pas être laissée absolument seule.

— À votre place, je ne voudrais pas m’occuper d’un homme marié qui se cache d’avoir une femme, comme il le fait.

— Je ne me soucie ni de lui ni de sa femme, mais je ne veux pas me faire remarquer en me brouillant avec qui que ce soit.

— Je suis sûre que Wilkinson sera vexé, dit madame Cox.

— Wilkinson est un cornichon, dit madame Price, Et, si je ne me trompe, je connais quelqu’un qui en est un autre.

— Qui voulez-vous dire, madame Price ?

— Je veux dire monsieur Bertram, madame Cox.

— Ah ! vous trouvez que c’est un cornichon ? sans doute, parce qu’il s’occupe de moi, au lieu de me planter là, comme d’autres ont planté là certaines gens de ma connaissance. Je comprends, ma chère.

— Vous comprenez très-bien, je n’en doute pas, dit madame Price. J’ai toujours ouï dire que vous compreniez beaucoup de choses.

— Il me paraît que vous ne comprenez rien, — sans quoi vous ne seriez pas continuellement à vous pavaner avec le capitaine Mac Gramm. Là-dessus ces dames se séparèrent, — sans effusion de sang.

Le dîner ne se passa pas très-agréablement. Madame Price accepta les soins habituels de M. Wilkinson d’un air imposant ; elle le remerciait de lui verser à boire ou de lui offrir un plat de façon à montrer clairement qu’ils ne s’entendaient plus aussi bien que par le passé. Entre George et sa chère Annie les choses marchaient un peu mieux ; pourtant ils ne semblaient pas tout à fait à leur aise. Madame Cox avait dit, avant le lunch, qu’elle ne connaissait pas assez M. Bertram pour lui avouer son amour ; mais, avec de la bonne volonté, on aurait pu considérer les heures qui s’étaient écoulées entre le lunch et le dîner comme une prolongation suffisante de leur connaissance. George cependant n’avait pas réitéré sa question, et n’était même pas resté seul un instant avec elle pendant toute l’après-midi.

Ce même soir, Wilkinson crut devoir mettre son ami en garde. Il lui représenta qu’il allait peut-être un peu trop loin avec madame Cox, et qu’il pourrait lui arriver de dire, sans y penser, quelque chose qu’il n’aimerait ni à ratifier ni à rétracter. Il était évident que Wilkinson n’imaginait pas que Bertram pût songer à épouser la veuve.

— Et pourquoi ne l’épouserais-je pas ? dit George.

— Elle ne vous conviendrait pas, et ne vous rendrait pas heureux.

— Quelle raison ai-je de supposer qu’une autre femme me conviendrait mieux ? Et quel espoir puis-je avoir qu’une femme puisse me rendre heureux ? Y a-t-il un choix à faire ? Elle est jolie et intelligente, douce et gracieuse. Où trouverai-je un plus aimable passe-temps ? Vous oubliez, Arthur, que j’ai eu mes rêves éveillés tout comme un autre, et que j’en ai été tiré par une secousse un peu rude. Ce plaisir vous attend.

Et puis ils allèrent se coucher.




  1. Nom que les Anglo-Indiens donnent au repas que les Anglais nomment lunch.