Les Bertram/45

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Charpentier (2p. 413-430).

CHAPITRE XLV

LE TESTAMENT.

George Bertram, M. Pritchett et le médecin de Hadley assistèrent seuls aux funérailles du vieux Bertram. Les autres intéressés avaient fait connaître leur intention de n’être présents qu’à cette autre et plus intéressante cérémonie : l’ouverture du testament. Sir Lionel avait écrit qu’il était un peu souffrant, qu’il viendrait bien certainement de Littlebath à temps pour assister à la lecture du testament, mais que l’état précaire de sa santé et les heures fort incommodes du départ des trains l’empêcheraient, malheureusement, de rendre à la dépouille mortelle de son frère un dernier et triste hommage. Sir Henry Harcourt avait tout bonnement demandé à quelle heure se ferait l’ouverture du testament. Quant à M. Stickatit junior, — de la maison Dry et Stickatit, — il avait promis d’être à Hadley ponctuellement à 2 h. 8 soir, et il tint parole. M. Pritchett arriva par un des premiers trains du matin, et se montra, ainsi que le voulait l’occasion, plus lugubre encore que de coutume, Il était triste et mélancolique, car il se disait que plus de douze millions se trouvaient en péril ; il se peut même que la mort du vieil ami, qu’il avait connu pendant quarante ans, lui fît un certain effet, M. Pritchett était en proie à des sentiments très-divers. « Oh ! monsieur George, dit-il quelques instants avant qu’on se rendît au cimetière, nous sommes comme l’herbe des champs — ni plus, ni moins ; — nous sommes florissants au matin, et avant le soir nous sommes jetés dans la fournaise ! Il convient à de pauvres créatures, si fragiles et si impuissantes, de tenir l’œil ouvert et de ne point négliger leurs intérêts… Douze millions ! J’ai peur que vous n’y songiez pas assez, monsieur George ! »

Les cloches de Hadley sonnèrent de nouveau, mais pas à toute volée. Il sembla à Bertram que personne ne s’apercevait qu’il se passait quelque chose de lugubre. Il avait peine à se persuader qu’il allait mettre en terre un de ses plus proches parents. Trois petits garçons du village s’étaient seuls réunis devant la grille pour voir passer le corps du millionnaire se rendant à sa dernière demeure. George se tenait debout devant le foyer vide de la salle à manger, le dos appuyé à la cheminée, ayant d’un côté M. Pritchett, de l’autre le médecin de Hadley. Ils ne se parlèrent que peu, et ce qu’ils dirent ne fut pas particulièrement triste. Enfin, on entendit sur l’escalier un bruit étouffé de pas lourds et pressés, de même que quelques heures auparavant on avait entendu le son mat et sourd d’un marteau. Les pas descendirent l’escalier, passèrent devant la porte de la salle à manger et suivirent le corridor jusqu’au vestibule. Alors la porte s’ouvrit, et un homme sombre, bien nourri, le nez rouge et le visage enluminé, vint leur dire d’une voix lente et contenue que l’on était prêt.

— Oh ! monsieur George, dit Pritchett en soupirant, dire que nous en sommes là ! Mais monsieur était très-bon et tout lui réussissait, — tout lui réussissait.

Il n’y eut pas dix personnes à l’église ou dans le cimetière pendant toute la durée de la cérémonie. Il semblait étrange que le possesseur de tant de millions pût mourir, et que le monde s’en débarrassât avec si peu de bruit.

Mais ce fut à la Bourse que se firent ses vraies funérailles et qu’on prononça sa véritable oraison funèbre. Là se trouvaient les cœurs qui l’avaient réellement connu, et les oreilles auxquelles son nom avait retenti avec honneur. Là du moins il avait toujours paru juste et loyal. Il n’avait jamais nui à personne, en dehors des intérêts légitimes de son commerce ; il avait été honnête, selon les usages de la Cité, et sa probité avait toujours respecté les limites de la loi. Donc, à la Bourse on lui rendit largement les honneurs funèbres qui lui étaient dus.

On avait décidé, puisque le train arrivait à une heure quarante-cinq, que la lecture du testament se ferait à deux heures. En conséquence, la cérémonie terminée, George et M. Pritchett durent attendre pendant près d’une heure en tête-à-tête dans la salle à manger. Le médecin, qui n’espérait rien du testament, était parti. Le temps marchait lentement. On apporta du vin de Xérès et des biscuits. M. Pritchett aimait assez son verre de Xérès, bien que cela n’eût d’autre effet sur lui que de renforcer sa mélancolie. Pourtant, à l’aide de cette occupation, entremêlée de bribes de moralités banales, le temps se passa, et la vieille pendule marqua enfin deux heures.

Les trois messieurs qu’on attendait ainsi étaient venus par le même train, et arrivèrent dans une même voiture. M. Stickatit junior la paya, — ce qui était raisonnable, car il pouvait faire figurer ce déboursé dans son mémoire, au lieu que cela aurait été impossible à sir Lionel. Quant à sir Henry Harcourt, il était trop préoccupé pour songer à de pareilles choses.

— Eh bien ! George, dit sir Lionel, tout est donc fini, enfin ! Mon pauvre frère ! J’aurais voulu être ici pour l’enterrement, mais c’était impossible. Ces dames ne sont pas ici ? ajouta-t-il à voix basse. Il n’osait pas parler tout haut de lady Harcourt, et il ne se souciait, pas beaucoup, pour le moment, de voir mademoiselle Baker.

— Elles ne sont pas ici aujourd’hui, dit George en serrant la main de son père. Il ne crut pas devoir ajouter qu’elles s’étaient réfugiées chez la bonne madame Jones, dont la maison était à deux pas.

— Je serais arrivé à temps pour la cérémonie, dit M. Stickatit, si depuis la mort de M. Bertram jusqu’à cet instant je n’avais eu à courir pour ses affaires. Voici le document, messieurs. Et il posa le testament sur la table. — Nous avons fait la déclaration légale. Les biens meubles se montent à moins de douze millions ; il y a des immeubles pour cinq millions à peu près. Ah ! vous voilà, Pritchett ; comment ça va-t-il aujourd’hui ?

Sir Henry ne dit presque rien. Bertram lui tendit la main quand il entra, et sir Henry la prit en marmottant quelques paroles inintelligibles ; puis il s’assit devant la table. Sa physionomie n’était rien moins qu’agréable, et, à voir ses façons rudes et presque brutales, on eût dit qu’il était prêt à rompre en visière à tous ceux qui se trouvaient là assemblés. Il connaissait sir Lionel, et il est à présumer qu’il avait échangé avec lui quelques paroles dans la voiture, mais, une fois arrivé, il ne parla à personne, et resta enfoncé dans son fauteuil, les mains dans les poches et le regard fixé sur la table.

— Quelle belle journée ! n’est-ce pas, M. Pritchett ? dit sir Lionel, qui cherchait, selon son habitude, à voir les choses de leur bon côté.

— Une très-belle journée… extérieurement, sir Lionel, répondit en soupirant M. Pritchett. Mais la circonstance n’est point agréable, Il nous faudra tous mourir, pourtant, — tous, sans exception, monsieur George.

— Mais nous ne laisserons pas tous un testament comme celui-ci, ajouta M. Stickatit. Allons, messieurs, sommes-nous prêts ? Voulez-vous prendre place, s’il vous plaît ?

George plaça une chaise pour son père, en face de celle de sir Henry. M. Pritchett se mit avec humilité dans un coin. Le notaire s’assit au haut bout de la table et rompit le cachet de l’enveloppe qui contenait le testament avec un certain air de satisfaction qui prouvait tout le plaisir qu’il apportait à sa tâche. — M. Bertram, dit-il, vous ne vous asseyez pas ?

— Merci ; je resterai debout, si vous le permettez, dit George, et il garda sa position, le dos appuyé au foyer vide.

Chacun de ceux qui se trouvaient là assemblés craignait qu’on ne lût son désappointement sur sa figure, et redoutait les commentaires des autres assistants. Chacun s’étudiait et se préparait à écouter avec une indifférence apparente la nouvelle qu’il tremblait d’apprendre. Le notaire seul était calme. Il n’espérait ni ne craignait rien. Monsieur Pritchett ferma les yeux, entr’ouvrit la bouche, et demeura immobile, les mains croisées sur le ventre, comme s’il eût été trop humble pour se permettre de concevoir des espérances pour son compte personnel.

Sir Lionel était tout souriant. Que lui importait la teneur du testament ? Mon Dieu ! il était bien désintéressé dans la question ! Si son enfant, son cher George, héritait, il s’en réjouirait, sans doute, en tendre père qu’il était ; mais s’il n’avait rien, eh bien ! le cher enfant saurait s’en passer. Voilà ce que sir Lionel cherchait à faire dire à son visage. À tout prendre, il ne jouait pas trop mal son rôle, seulement il ne trompa personne. En pareille occasion, les visages composés pour le mensonge ne font jamais illusion au public. Au fond, de tous ceux qui étaient présents, c’était sir Lionel qui avait les plus grandes espérances. Il ne comptait sur rien personnellement, mais il lui paraissait très-probable que George serait le légataire universel. Puisque sir Henry n’héritait pas, pourquoi ne serait-ce pas George ? Et si ce fils, ce cher fils, se trouvait à la tête de quelques millions, — ne fût-ce que de cinq ou six, — que ne pourrait espérer un père affectueux et dévoué ?

Sir Henry était sombre, et pourtant, lui non plus n’était pas sans espoir. La petite-fille de M. Bertram, la seule descendante en ligne directe du mort, était sa femme. Tout ce qui pourrait être légué à lady Harcourt lui viendrait en quelque sorte à lui, quelque précaution qu’eût prise le testateur, et il n’y avait rien d’improbable à ce que Caroline fût la légataire principale. Il était possible que M. Bertram n’eût pas refait son testament depuis que lady Harcourt avait quitté la maison de son mari. De toute façon, si sa femme héritait grâce à ce testament, sir Henry retrouvait un terrain sur lequel il pouvait de nouveau combattre ; et, le cas échéant, il avait résolu que nulle tendresse, nul scrupule ne l’empêcherait de pousser la lutte jusqu’aux dernières extrémités.

Bertram n’espérait rien, et ne craignait qu’une chose : c’était qu’on ne le considérât comme un homme déçu dans son attente. Il savait qu’il ne devait rien avoir, et, bien qu’il comprît, — maintenant que le moment était venu, — que la possession d’une grande fortune lui eût procuré peut-être une véritable satisfaction, il ne se sentait point malheureux de la voir lui échapper. Ce qui le mettait mal à son aise, c’était l’idée qu’il aurait à supporter la commisération de M. Pritchett, la raillerie de Harcourt, et les reproches de son père.

— Eh bien ! messieurs, sommes-nous prêts ? répéta M. Stickatit. Tout le monde était prêt, et M. Stickatit commença.

Je ne fournirai pas aux critiques minutieux l’occasion de dire que le testament relaté par moi n’ait pas été valide. Je n’entrerai dans aucun détail technique, — d’autant plus que le document était fort long, et ne contenait pas moins de quinze feuilles. Voici quel en était le sens.

Le testament était daté du mois d’octobre précédent, alors que George Bertram partait pour l’Égypte et que lady Harcourt avait déjà quitté son mari. Après avoir dit que lui, George Bertram, l’aîné, de Hadley, étant alors complètement sain d’esprit, consignait dans ce testament, ses dernières volontés, M. Bertram ordonnait :

1o  Que George Stickatit junior, de la maison Dry et Stickatit, et George Bertram junior, son neveu, seraient ses exécuteurs testamentaires ; et que la somme de vingt-cinq mille francs serait donnée à chacun d’eux dans le cas où ils consentiraient à se charger de ces fonctions.

Quand sir Lionel sut que George était l’un des exécuteurs testamentaires, il jeta à son fils un regard triomphant ; mais quand il fut question des vingt-cinq mille francs, sa figure s’allongea considérablement et perdit son expression joyeuse. On ne laisse pas vingt-cinq mille francs comme exécuteur testamentaire à celui qui doit être le légataire universel.

2o  M. Bertram léguait sept mille cinq cents francs de rente viagère à son bon, ancien et fidèle serviteur, Samuel Pritchett. M. Pritchett porta son mouchoir à ses yeux et fondit en larmes. Mais il aurait préféré un capital de soixante ou quatre-vingt mille francs, car, lui aussi, il avait l’ambition d’avoir un jour des legs à faire.

3o  Il léguait douze mille cinq cents francs de rente viagère à Mary Baker (domiciliée jadis à Littlebath, et aujourd’hui à Hadley), ainsi que la jouissance de la maison de Hadley, s’il lui plaisait de l’occuper. Dans le cas où elle ne voudrait pas l’habiter, la maison devait être vendue au profit de la succession.

Sir Lionel, en écoutant cette clause, se livra à un rapide calcul mental, à l’effet de découvrir s’il serait avantageux pour lui, dans l’état présent des affaires, d’épouser mademoiselle Baker, et il arriva à la conclusion que la chose ne lui serait point avantageuse.

4o  M. Bertram léguait à ses exécuteurs testamentaires sus-nommés une somme de cent mille francs pour être par eux placée en consolidés trois pour cent, et pour en servir la rente à sa petite-fille. Caroline Harcourt. Il ajoutait qu’il agissait ainsi (bien qu’il fût d’avis que sa petite-fille avait déjà reçu de lui une fortune suffisante) parce que, grâce à certaines circonstances fâcheuses, il pouvait se faire qu’elle eût besoin d’un revenu qui lui serait payé pour son usage personnel et exclusif.

À la lecture de ce paragraphe, — de ce paragraphe où le testament semblait avoir omis à dessein de mentionner même son nom, — sir Henry donna sur la table un violent coup de poing qui fit jaillir l’encre de l’encrier qui se trouvait placé devant le notaire. Elle retomba en larges taches noires sur le testament. Mais personne ne dit rien. Il y avait là du papier brouillard, et M. Stickatit, après un instant d’interruption, put reprendre sa lecture.

Dans la cinquième clause, le vieillard parlait de son neveu George. « Je veux qu’il soit bien entendu, disait-il, que j’aime mon neveu, George Bertram, et que j’apprécie sa loyauté, sa probité et sa franchise. » Sir Lionel reprit courage et se dit que tout pouvait encore s’arranger. George lui-même était content ; il n’avait pas cru possible qu’il éprouvât autant de satisfaction en écoutant la lecture de ce testament. « Mais, ajoutait le testateur, je ne suis point d’avis, ainsi qu’il le sait fort bien lui-même, de remettre mon argent entre ses mains pour son usage personnel. » À la suite de quoi, il léguait à George, comme témoignage de son affection, une nouvelle somme de cent mille francs.

Sir Lionel respira longuement. En résumé, de ce grand naufrage George ne sauvait qu’une somme de cent vingt-cinq mille francs ! C’était là tout ! Que faire de cent vingt-cinq mille francs ? Que pouvait-on espérer de prélever sur une si misérable somme ? Peut-être ferait-il bien de s’arranger de mademoiselle Baker ? Mais le petit avoir de celle-ci n’était que viager… Ah ! comme sir Lionel haïssait en ce moment son frère mort !

Le pauvre Pritchett souffla et soupira de nouveau. « Hélas ! se dit-il, plus de douze millions de perdus ! perdus net ! Mais il n’a jamais voulu m’écouter ! »

Quant à George, il se dit que désormais peu lui importait qu’on le regardât ou qu’on le plaignît. Tout était pour le mieux, et le testament était ce qu’il devait être. Il n’aurait pas désiré, en cet instant, qu’il fût autre que le vieillard ne l’avait fait. Après toutes les querelles, malgré les paroles emportées et les pensées hostiles auxquelles ils s’étaient livrés à l’égard l’un de l’autre, il était évident que son oncle lui avait rendu justice. Il saurait écouter sans émotion le reste du testament.

Il y avait différents legs à des gens de la Cité, mais aucun n’était fort considérable : douze mille francs à l’un, vingt-cinq mille francs à un autre, mille francs à un troisième, et ainsi de suite. Puis vint la substance même du testament, — le véritable testament, en un mot.

M. George Bertram exprimait la volonté qu’après le payement de ses dettes et des legs que nous avons énumérés, ses biens de toute nature fussent remis entre les mains de ses exécuteurs testamentaires pour être par eux employés à bâtir et à doter un hospice et un collège qui porterait le nom de « Collège Bertram, » lequel collège serait destiné à l’éducation des enfants des poissonniers de la Cité de Londres, tandis que l’hospice servirait d’asile aux veuves de poissonniers morts sans laisser de fortune. M. Bertram avait été lui-même membre de l’honorable Compagnie des poissonniers.

C’était là tout. M. Stickatit, ayant fini de lire, plia le testament et le remit dans l’enveloppe. Sir Henry, la lecture achevée, frappa de nouveau la table avec violence. — En ma qualité d’héritier légitime, je ferai opposition à ce testament, dit-il.

— Je crois que vous trouverez qu’il est en règle, répliqua M. Stickatit avec un léger sourire.

— Ce n’est pas mon avis, monsieur, dit l’ex-solliciteur général d’une voix qui fit tressaillir tout le monde. Je pense tout le contraire. Ce document ne vaut pas le papier sur lequel il a été écrit, et je vous en donne avis à vous deux, qui avez été nommés exécuteurs testamentaires.

Sir Lionel était occupé à se demander s’il valait mieux pour lui que le testament fût valide ou qu’il ne le fût pas. Avant d’arriver à une décision à cet égard, il ne pouvait prendre parti pour personne. Si le testament n’était pas bon, il pouvait se faire qu’il y en eût un autre, antérieur à celui-ci, et, d’après celui-là, George se trouverait peut-être hériter.

— C’est un singulier document, dit-il à tout hasard ; — un fort singulier document.

Mais sir Henry ne cherchait pas d’alliés, et ne demandait à personne de prendre parti pour lui. Il n’éprouvait que de l’hostilité envers eux tous, — envers eux tous et envers une autre encore ; envers celle qui lui attirait ce malheur, la femme qui avait trahi ses intérêts et fait échouer ses espérances.

— Je ne vois plus rien qui nous retienne actuellement, dit M. Stickatit, Monsieur Bertram, pourrai-je vous dire deux mots en particulier ?

— J’accepte les fonctions d’exécuteur testamentaire, dit George.

— Sans doute ; cela va sans dire, répondit Stickatit, Et moi aussi.

— Arrêtez, messieurs, dit Harcourt d’une voix de tonnerre. Je vous préviens que vous n’avez pas de mandat pour agir.

— Votre avocat, monsieur, fera sans doute les démarches qu’il jugera convenables, dit Stickatit avec calme.

— Mon avocat fera, monsieur, ce que je lui dirai de faire, et ne prendra pas conseil de vous. Pour l’instant, il s’agit d’autre chose encore. Monsieur Bertram, veuillez me dire où est lady Harcourt.

Bertram ne répondit pas tout d’abord. Il restait immobile, le dos appuyé à la cheminée, se demandant quelle réponse il devait faire.

— Où est lady Harcourt, vous dis-je ? Tâchons qu’il n’y ait pas de faux-fuyants, s’il vous plaît. Vous verrez que je parle sérieusement.

— Je ne suis pas le gardien de lady Harcourt, dit George à voix basse.

— Non, par Dieu ! et je n’entends pas que vous le deveniez. Où est-elle ? Si vous ne répondez pas à ma question, j’aurai recours à la police immédiatement.

Sir Lionel, dans le désir d’arranger les choses, se leva et s’approcha de George. Il ne connaissait pas les rapports actuels de son-fils avec lady Harcourt ; mais il savait qu’ils s’étaient aimés pendant des années et qu’ils avaient dû être mari et femme ; il savait que Caroline avait quille son mari, et que Harcourt et George avaient jadis été intimes : quelle belle occasion pour lui de faire de la conciliation ! Il n’éprouvait pas le moindre scrupule à sacrifier cette « chère Caroline, » qu’il avait tant aimée quand elle devait être sa bru.

— George, dit-il, si tu sais, où est lady Harcourt, tu ferais mieux de le dire à sir Henry. Un homme qui a des principes ne soutiendra jamais une femme dans sa désobéissance à l’égard de son mari.

— Mon père, dit George, lady Harcourt n’est pas sous ma garde. Elle est juge de ses actions dans cette affaire.

— Vous trouvez ? dit sir Henry. Il lui faudra apprendre qu’il n’en est rien, et cela avant peu. Me direz-vous où elle est ?

— Je ne vous dirai rien à son sujet, sir Henry.

— Tu as tort, George, tu as tort, dit sir Lionel. Si tu sais où se trouve lady Harcourt, tu es tenu de le dire à son mari. Franchement, c’est mon avis.

— Je ne suis tenu à rien de ce côté-là, mon père, et je ne lui dirai rien. Je ne veux pas lui parler de sa femme. C’est son affaire à lui, à elle, à cent autres personnes encore, peut-être, — mais ce n’est pas la mienne. Cela ne me regarde pas.

— Alors vous persistez à la cacher ? dit sir Henry.

— Je n’ai rien à faire avec elle. J’ignore si elle se cache.

— Mais vous savez où elle est ?

— Oui ; mais comme je sais aussi qu’elle ne veut pas être dérangée, je ne vous dirai pas où vous pourriez la trouver.

— Je crois que tu le devrais, George.

— Mon père, vous ne connaissez pas cette affaire.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi, monsieur, dit sir Henry. En vertu de ce testament, vous êtes chargé pour elle d’un fidéi-commis…

— Je suis bien aise de voir que vous reconnaissez du moins la validité du testament, dit M. Stickatit.

— Qui vous dit que je la reconnais ? Je ne reconnais rien. Mais il est clair, d’après ce testament, qu’elle se considère comme étant sous sa protection, et que ce vieil imbécile désirait qu’il en fût ainsi. Or, je ne suis pas homme à le souffrir. Je vous le demande donc encore une fois, monsieur Bertram, voulez-vous me dire où est lady Harcourt ?

— Je ne vous le dirai pas.

— C’est bon. Alors je sais ce qu’il me reste à faire. Messieurs, je vous souhaite le bonjour. Monsieur Stickatit, je ne vous conseille pas de disposer d’aucun des biens de feu M. Bertram en vertu de ce testament ; vous êtes averti. En disant ces mots, sir Henry prit son chapeau et quitta la maison.

Qu’aurait-il fait, si Bertram lui avait dit que lady Harcourt était chez madame Jones, dans la grande maison de briques rouges qu’on voyait de l’autre côté de la pelouse ? Que peut-on faire, en somme, à l’égard d’une femme rebelle ? On a dit depuis longtemps qu’il est sage de faire un pont d’or à l’ennemi qui veut fuir ; et qui donc un homme doit-il considérer comme son ennemi, si ce n’est sa femme, lorsqu’elle n’est point son amie ?

Puis sir Lionel s’en alla à son tour en compagnie de M. Pritchett. Bertram les engagea tous les deux à dîner, mais l’invitation ne fut pas faite d’une façon très-cordiale, et elle ne fut pas acceptée.

— Adieu donc, George, dit sir Lionel. Je pense que je te verrai avant de quitter Londres. Je ne puis pas te faire compliment sur la manière dont tu as arrangé tés affaires.

— Adieu, monsieur George, adieu, dit Pritchett. Mes compliments respectueux à mademoiselle Baker — et à l’autre dame aussi.

— Oui, oui, monsieur Pritchett, je n’y manquerai pas.

— Enfin, voilà ! vous auriez pu avoir le tout, à la place des enfants des poissonniers, si vous l’aviez voulu, monsieur George.

— Et nous aussi, nous prendrons congé de ces deux messieurs, car ils ne reparaîtront plus dans ces pages. On peut supposer que M. Pritchett vivra convenablement, sinon heureusement, pendant le reste de ses jours, grâce à sa rente viagère. On ne sera pas non plus étonné d’apprendre que sir Lionel, — sans rente viagère, mais avec un assez bon revenu payé par le budget, et avec l’aide de certains petits secours additionnels qu’il trouvera moyen d’obtenir de son fils, — continuera à vivre assez peu convenablement à Littlebath. Il ne reprendra jamais du service actif. Nous disons donc adieu à ces deux vieux messieurs, — en constatant toutefois que nos sentiments à l’égard du colonel et ceux que nous éprouvons pour le vieux commis ne sont pas du tout de même nature.

Enfin, M. Stickatit s’en alla, lui aussi. On échangea quelques mots au sujet des premières mesures à prendre dans l’intérêt de la succession ; on tourna en dérision les menaces de sir Henry ; on s’émerveilla du bonheur des poissonniers, et, cela fait, M. Stickatit prit son chapeau. Le même convoi de chemin de fer ramena à Londres ces quatre messieurs.

Le soir même, mademoiselle Baker et lady Harcourt revinrent à la maison. Mademoiselle Baker se trouvait maintenant chez elle. Quand elle apprit ce que son vieil ami avait fait pour elle, elle resta abasourdie de sa générosité. Celle-là, du moins, avait reçu plus qu’elle n’espérait.

— Et que compte-t-il faire ? dit Caroline.

— Il dit qu’il attaquera le testament, mais je pense que ce sont des paroles en l’air.

— Mais à mon… Vous savez ce que je veux dire, George ?

— Il veut vous obliger à revenir, du moins, il menace de le faire.

— Il n’y réussira pas. Il n’y a pas de loi au monde qui pourra me contraindre à vivre de nouveau avec lui.

Les menaces du mari pouvaient être vaines, mais il était aisé de voir, au visage et au ton de la femme, que sa résistance, à elle, serait sérieuse. Le lendemain, de grand matin, George retourna à Londres, et les deux femmes demeurèrent de nouveau seules dans leur triste maison de Hadley.