Les Bertram/46

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Charpentier (2p. 431-442).


CHAPITRE XLVI


EATON-SQUARE.


Sir Henry Harcourt avait le premier quitté le salon où l’on avait fait la lecture du testament, et il était parti en proférant des menaces. Mais il savait mieux que personne que c’était là une bravade sans portée. Le testament était parfaitement bon, et l’ex-solliciteur ne pouvait l’ignorer.

Il savait aussi que le secours de la police ne suffirait pas pour le remettre en possession de sa femme, et de plus il comprenait à merveille qu’en supposant qu’il pût la reprendre de force, cela ne lui servirait de rien. Sa femme ne payerait pas ses dettes ; sa femme ne lui donnerait pas un intérieur heureux ; sa femme, en un mot, ne pouvait plus lui être utile à rien. Tout ce qu’il avait dit n’avait été qu’une vaine bravade. Mais quand les hommes sont acculés au mur, qu’ils se sentent cernés de tous côtés, sans espoir de salut, à quoi peuvent-ils avoir recours, si ce n’est à la bravade ? Pour sir Henry, la partie était perdue, et personne ne le savait mieux que lui.

Il se promenait, en attendant l’arrivée du train, sur la chaussée qui borde la voie ferrée, le chapeau rabattu sur les yeux, les mains enfoncées dans les poches du pantalon, quand M. Stickatit l’aborda.

— Nous aurons de la pluie cette après-midi, dit M. Stickatit, qui n’était pas fâché de montrer que, les affaires finies, il savait s’en dégager et se livrer au charme des conversations ordinaires.

Sir Henry lui lança, de dessous le large abri de son chapeau aux bords rabattus, un regard sombre, et poursuivit sa promenade sans lui répondre. Il n’en était plus à affecter le calme ; les choses avaient été trop loin pour cela. Il ne se souciait plus de sacrifier aux courtoisies et aux grâces du monde. Au fond du cœur, il en voulait à ce petit notaire, et il lui était bien égal de le laisser voir. M. Stickatit se tint pour averti, et ne se hasarda pas à faire d’autres remarques.

Ah oui ! sir Henry pouvait bien négliger les courtoisies et les grâces mondaines, car les soucis et les peines du monde pesaient lourdement sur lui. Celui qui se voit condamné à traverser de vastes étendues de marécage, où il s’enfonce à chaque pas jusqu’au genou, oublie volontiers le cirage verni de ses bottes. Sa seule préoccupation est de savoir s’il pourra sauver sa peau. Sir Henry en était là. Nous pourrions même dire qu’il avait dépassé cette phase d’inquiétude : il était à peu près convaincu qu’il ne sauverait même pas sa peau.

La belle maison d’Eaton-Square lui appartenait toujours, et il était encore le représentant de Battersea au parlement. Mais le baron Brawl et les hommes de sa sorte ne lui montraient plus aucune déférence, et quand il parlait, il ne trouvait plus des auditeurs charmés sur les bancs de la Trésorerie. Son règne avait été brillant, mais il avait été bien court. Il avait su jouir de la prospérité, mais l’adversité le trouvait sans force.

Depuis le jour où il avait hésité et tardé à donner sa démission, sa popularité avait disparu aussi rapidement que le plomb s’enfonce dans l’Océan. Il était devenu contrariant, acariâtre, morose. Le monde l’avait blâmé au sujet de sa femme, et il avait donné le démenti au monde d’une façon violente et peu judicieuse. Le monde avait rétorqué, et, en définitive, sir Henry avait eu le dessous à tous les points de vue.

De mémoire d’homme, jamais astre politique et judiciaire ne s’était élevé si rapidement à l’horizon et ne s’était éteint plus vite. Malheureusement il n’avait pas été donné à Harcourt de conserver l’équilibre de son esprit au jour des revers.

Ses dettes étaient son plus pressant souci. Il avait voulu se faire une grande position à Londres, et il y avait réussi. Restait à en payer les frais, et ses créanciers les lui réclamaient aujourd’hui sans ménagements. Pendant que le vieillard de Hadley était encore vivant, — ou, pour mieux dire, pendant qu’il était mourant, — il avait eu réponse à toutes les demandes ; mais aujourd’hui, que répondre ? Chaque clause de ce malheureux testament se trouverait reproduite dans le Times du lendemain, — ce Times qui avait déjà donné au public une biographie si exacte du défunt grand homme.

Arrivé à la gare de Londres, il s’élança dans une voiture, et se fit conduire chez lui à Eaton-Square. La maison lui parut triste, froide et abandonnée. La session de Londres n’était pas finie, et le Parlement siégeait encore. Après avoir arpenté pendant une demi-heure sa salle à manger, sir Henry remonta en voiture et se fit mener à la chambre des Communes. Là, il lui sembla que tout le monde connaissait son malheur. On eût dit que le testament de M. Bertram avait été lu dans tous les bureaux de la Chambre. On lui parlait, on le regardait avec froideur, — tout du moins, il se l’imagina. On discutait la question du vote secret, et quelques membres récitaient à cette occasion leurs vieux discours avec une emphase nouvelle. Sir Henry voulut parler, mais le speaker s’obstina à ne pas regarder de son côté. Des membres qui n’avaient jamais semblé que des pygmées à côté de lui parlaient à qui mieux mieux, mais le parlement paraissait ne pas se soucier d’écouter pour l’instant sir Henry Harcourt. Il rentra dans sa maison d’Eaton-Square.

Quand il se retrouva dans la salle à manger, il demanda de l’eau-de-vie, et en avala un verre — un verre, et puis un second. Le monde et la solitude l’accablaient de leur poids réuni, et il ne pouvait leur tenir tête sans secours. Puis il se jeta dans un fauteuil, et se prit à regarder fixement le foyer vide et noir. Le chagrin se décuple par l’isolement. On a dit que peine partagée est diminuée de moitié : celui qui le premier a dit cela ne s’y connaissait pas. De moitié ? quand elle se partage entre deux cœurs aimants, la tendresse en emporte les neuf dixièmes. Il ne reste plus que bien peu de chose à supporter, et l’on est deux !

Mais ici point de cœur aimant. Il lui fallait soutenir tout seul le poids écrasant de ses revers. Que de fois on entend dire à des hommes que le malheur a atteints, qu’ils auraient su tout souffrir sans se plaindre s’ils n’avaient eu ni femme ni enfants ! La vérité, c’est que sans la femme et les enfants, ils ne s’en seraient jamais tirés du tout. Qui donc souffrirait avec patience « l’aiguillon et les traits de l’outrageante fortune, » qui donc supporterait « les coups et les mépris du temps, » si ce n’était qu’il le fait pour d’autres ? Ce n’est pas que nous serions prêts, chacun de nous, « à nous donner le repos avec un simple poinçon, » comme dit Hamlet, mais plutôt, que chacun fuirait le malheur, et s’y déroberait dès qu’il le trouverait sur sa route. Qui donc combat pour lui tout seul ? — Qui ne serait lâche s’il était seul à voir la bataille, — si nul autre n’y était intéressé ?

En ce qui touchait sir Henry, il n’y avait personne pour voir le combat, personne pour y prendre part. Si la solitude est toujours mauvaise dans les temps d’épreuve, que dire de la solitude avec l’oisiveté ? de la solitude inoccupée pour l’homme accoutumé au travail ?

C’était là la position de Harcourt. Son esprit avait perdu l’équilibre. Il ne voyait rien à faire, — aucun travail auquel il pût se rattacher. Il demeura insensible, regardant le foyer, jusqu’à ce que les minutes lui parussent d’une longueur insupportable. Au bout d’un certain temps, il en arriva à sentir que sa souffrance était moins le résultat de ses espérances détruites et de sa fortune perdue que du poids insoutenable de l’heure présente.

Comment secouer cette sensation ? comment vaincre l’oppression qui le tenait ? Il étendit la main et prit un journal qui était sur la table. Il tâcha de lire, mais son intelligence ne répondit pas à l’appel. Il ne pouvait se rappeler le discours du très-honorable membre, ni l’article de journal si habile où le discours avait été discuté. Il voyait bien les mots, mais sa pensée lui rappelait sans relâche l’injustice de ce testament, les torts de sa femme, l’imperturbable sérénité de George Bertram, et ces amis faux et changeants qui l’avaient courtisé dans la prospérité, et qui aujourd’hui l’abandonnaient sans remords.

Il laissa tomber à terre le journal, et de nouveau le sentiment de la solitude et de l’immobilité du temps l’écrasa comme si des milliers de tonnes de plomb eussent pesé sur lui. Il se leva vivement et se mit à parcourir la chambre en tous sens ; mais elle était trop étroite pour lui ; l’espace lui manquait. Il prit son chapeau et sortit, C’était une belle soirée du mois de mai et le crépuscule durait encore, bien que l’heure fût avancée… Il fit trois fois le tour du square sans entendre le bruit des voitures, sans voir l’éclat des lumières qui illuminaient les réunions joyeuses de ses voisins. Il marchait toujours, ne songeant pas même aux moyens de lutter contre le courant de la fortune contraire, n’essayant pas de penser, mais se disant seulement qu’il serait urgent de tâcher de penser. Hélas ! l’effort était au-dessus de ses forces !

Alors il rentra chez lui et se rassit encore une fois dans son même fauteuil. En était-il donc arrivé à ce point que le monde ne lui offrît plus aucun espoir ? Vraiment, on ne l’aurait pas dit. Il avait des dettes sans doute ; il était tombé d’une haute position ; il avait perdu le plus beau trésor qu’un homme puisse posséder, — et, non-seulement il l’avait perdu, mais il devait renoncer à l’acquérir de nouveau, car désormais il ne lui était plus-possible de posséder une femme tendre et aimante ; tout cela était vrai, mais il lui restait beaucoup. Il lui restait son talent reconnu comme avocat, sa place parmi les jurisconsultes éminents, sa facilité à gagner de l’argent par sa profession. Il n’avait rien perdu de tout cela, il avait encore sa robe, son arrogance de prétoire, son regard et son front impudents ; — mieux que cela, il avait toujours son siège au Parlement. Pourquoi donc désespérer ?

Pourtant il désespérait ; — comme tous ceux qui n’ont personne vers qui se tourner avec confiance dans leurs peines. Cet homme avait eu de nombreux amis, de bons amis, serviables, parlementaires, brillants, sociables, donneurs et mangeurs de dîners ; des amis fort convenables pour ce qu’il avait voulu en faire. De ces amis-là, il en avait possédé des centaines, mais il n’avait pas songé à s’assurer d’un ou deux cœurs loyaux sur lesquels il pourrait compter à l’heure du danger. Jadis il avait eu un ami de ce genre, mais celui-là, aujourd’hui, était son plus terrible ennemi. L’horizon autour de lui était tout noir, et il désespéra.

Que d’hommes vivent et meurent sans qu’aucun signe soit venu montrer s’ils sont des lâches consommés, ou des héros au cœur vaillant et loyal ! On aurait dit de Harcourt, un an auparavant, qu’il ne manquait pas de courage. Il savait se lever sans crainte devant un tribunal de juges, en présence de tout le barreau d’Angleterre, et proclamer, comme avec une trompette d’airain, la vérité ou le mensonge avec un égal bruit ; frappant un adversaire par-ci, en terrassant un autre par-là, d’une façon qui, vu sa jeunesse, remplissait d’admiration tous les spectateurs. Il savait parler, pendant des heures entières, aux représentants des communes d’Angleterre, sans qu’un scrupule de modestie vînt jamais alourdir son discours. Il savait, d’un regard ou d’une parole, se faire grand en rendant les autres petits. Mais malgré tout, c’était un lâche. Le malheur l’avait surpris, et il était vaincu du coup.

Le malheur l’atteignait et il le trouvait insupportable ; — il le trouvait complètement, entièrement impossible à endurer. Il n’y avait en lui ni le fonds ni la résistance nécessaires pour soutenir le fardeau que lui imposait le sort. Il faiblit, s’affaissa, et tomba écrasé sous le poids.

Il se leva de son fauteuil et avala un autre verre d’eau-de-vie. Mais comment décrire les efforts d’un esprit se débattant dans une angoisse semblable ? Quoi ! était-ce possible ? N’y avait-il aucun refuge, pour lui ? Nul moyen, malgré cet accès sombre, d’atteindre au repos, — ou même à la plus vulgaire tranquillité ? Ne pouvait-il rien faire qui lui produirait, sinon une satisfaction, du moins un apaisement quelconque ? La plupart des hommes de son âge ont quelques ressources dans les moments de chagrin. Ils ont le jeu ou la société des femmes, et ils cherchent quelque soulagement dans les sourires de la beauté ou les gais propos. Mais sir Henry avait de bonne heure répudié toutes ces choses. Il s’était sevré de tout plaisir et s’était attaché au travail dès sa première jeunesse. S’il se fût en même temps attaché à la loyauté, et s’il n’eût pas répudié son propre cœur, tout aurait pu s’arranger encore.

Il se rassit, et demeura immobile pendant près de vingt minutes. L’obscurité était venue, mais il ne voulait pas de lumière. La chambre était bien sombre avec son papier d’un rouge foncé, relevé en bosse, et ses lourds rideaux de même couleur. Jetant les yeux autour de lui, pendant les dernières lueurs du jour, il il se rappela tout à coup qu’il avait jadis demandé à sa Caroline, combien de convives pourraient tenir à l’aise dans cette salle, et prendre part aux festins que, d’une main libérale, il se plairait à leur offrir. Où était sa Caroline maintenant ? Où étaient ses convives ? Quelle crainte avait-il aujourd’hui qu’il manquât de place ? Que lui importaient leurs festins ?

Il n’y put tenir. Pressant son front dans ses deux mains, il se leva brusquement et monta au premier étage dans son cabinet de toilette. Pourquoi ? Il ne se le demanda même pas. Le lit, le repos, le sommeil ? il n’y songea point. Arrivé là, il s’assit, et commença machinalement à faire sa toilette. Il s’habilla comme s’il allait à quelque grande soirée, et y mit même un soin tout particulier. Il rejeta une cravate blanche qu’il avait un peu chiffonnée en la nouant. Il regarda avec soin sa chaussure et épousseta scrupuleusement la manche de son habit sur laquelle il aperçut quelques grains de poussière. C’était un soulagement pour lui que d’avoir quelque chose à faire. Il acheva de s’habiller, et puis…

Quand il avait commencé sa toilette, il avait eu, peut-être, une vague intention d’aller quelque part. En tout cas, il avait promptement changé d’avis, car, sa toilette faite, il se rassit de nouveau. Le gaz avait été allumé dans son cabinet, et là il lui fut facile, en jetant les yeux autour de la pièce, de voir quelles ressources s’offraient à lui. Enfin, il en vit une.

Hélas ! il la vit, et son esprit approuva, — cette portion de son esprit, du moins, qui restait libre. Mais il attendit avec patience, — avec bien plus de patience qu’il n’en avait montré pendant toute cette journée. Il resta tranquillement assis pendant plus d’une heure ; peut-être attendit-il deux heures, car la maison était silencieuse et tous les domestiques couchés. Alors il se leva et alla tourner la clef dans la serrure à la porte du cabinet. C’était une précaution futile, si tant est que l’acte fût réfléchi, car il y avait une autre porte qui s’ouvrait dans la chambre de sa femme, et de ce côté l’accès demeurait libre.

Le lendemain, de fort bonne heure, George Bertram quitta Hadley pour retourner à Londres, et, en arrivant à la gare, se fit tout de suite conduire à son sombre et triste appartement d’avocat, dans le Temple. Son cabinet ne ressemblait pas à celui d’un avocat en exercice. Il ne s’y trouvait point de papiers ou de bureau, et George n’y conservait pas de domestique spécial. Il avait trouvé utile, dans le temps, d’avoir un abri pour s’y retirer en cas de besoin, un chez lui quelconque, et, quand il s’y trouvait, il se faisait servir par une vieille femme de ménage.

En rentrant dans ce charmant intérieur, la vieille femme lui dit qu’un messager était venu en grande hâte ce matin-là, et que, ne le trouvant pas, ce même messager était parti pour Hadley. Bertram et lui avaient dû se croiser sur la route. Le messager n’avait rien dit ; la vieille savait seulement qu’il venait d’Eaton-Square.

— Et il n’a pas laissé de lettre ?

— Non, monsieur ; il n’a rien laissé. Il n’avait pas de lettre, mais il paraissait très-agité. Ce doit être quelque chose de très-important, pour sûr.

Il pourra sembler singulier que George n’allât pas à Eaton-Square, mais il se dit que sir Henry pouvait bien être très-pressé de lui faire quelque communication qu’il serait, lui, bien moins désireux de connaître. Il ne demandait pas mieux que de voir sir Henry Harcourt le moins possible, pour le moment. Il se décida donc à ne pas se rendre à Eaton-Square.

Il était arrivé depuis une demi-heure à peine et il se disposait à sortir quand on frappa à sa porte, et, presqu’au même instant, le jeune notaire qui avait fait la lecture du testament entra vivement dans la chambre.

— Vous savez la nouvelle, monsieur Bertram ? dit-il.

— Non, vraiment ! Quelle nouvelle ? J’arrive.

— Sir Henry Harcourt s’est tué. Il s’est fait sauter la cervelle hier, chez lui, dans la nuit, après que tous les domestiques étaient couchés.

George Bertram retomba sans voix sur son siège et regarda le jeune homme sans paraître le comprendre.

— Ce n’est que trop vrai. Ce testament de M. Bertram lui a porté un coup terrible. Il sera devenu fou et maintenant il est mort.

C’était là la nouvelle qu’apportait le messager d’Eaton-Square. Entre George Bertram et M. Stickatit, la conversation ne pouvait être longue sur un pareil sujet. Celui-ci affirma qu’il tenait le fait de source certaine, et Bertram, une fois convaincu de la réalité de la catastrophe, ne se sentit pas disposé à communiquer ses impressions à M. Stickatit.

Il n’y avait pas grand’chose à faire, en ce qui le regardait, — pas tout de suite, du moins. La nouvelle avait été transmise à Hadley pour être communiquée à la personne qu’elle concernait le plus ; et Bertram comprit que ce n’était pas à lui qu’il appartenait de chercher à atténuer la violence du coup. Il n’avait rien à faire, — rien, pour le moment.