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Les Bijoux fatals/Chapitre I

La bibliothèque libre.
L’Édition populaire (p. 1-9).

I.


Mlle Madeleine de Scudéri, la femme de lettres célèbre par la délicatesse de ses vers et par la faveur dont elle jouissait auprès de Louis XIV et de Madame de Maintenon, habitait un petit hôtel de la rue Saint-Honoré.

C’était en l’automne 1680 ; il était près de minuit lorsqu’on heurta à la porte de cette demeure avec tant de violence que tout le vestibule en retentit. Baptiste, le domestique de la noble demoiselle, était absent ; il avait reçu de sa maîtresse la permission d’aller en province assister au mariage de sa sœur. Il ne restait dans l’hôtel que la femme de chambre de Mlle de Scudéri, nommée La Martinière.

Les coups redoublaient. La Martinière, que ce vacarme insolite à pareille heure de la nuit effrayait, pensa que Baptiste avait eu tort de laisser la maison à la garde de deux femmes sans défense, d’autant plus qu’on parlait beaucoup, à cette époque, de vols et d’assassinats mystérieux commis à tous les coins de Paris. La femme de chambre, épouvantée, tremblante, ne sachant quel parti prendre, restait dans sa chambre.

Le vacarme continuait avec un bruit de tonnerre.

— Ouvrez, pour l’amour de Dieu, ouvrez donc ! criait une voix à l’extérieur.

Malgré la peur qu’elle ressentait, La Martinière se décida enfin à prendre un flambeau et à descendre dans le vestibule. Elle entendit à nouveau la voix de celui qui frappait :

— Pour l’amour de Dieu, ouvrez donc !…

Elle pensa : Ce ne sont pas là des paroles de voleur. Qui sait si ce n’est pas quelque malheureux poursuivi qui vient demander asile à Mademoiselle dont on connaît le bon cœur.

Prudemment, elle entrouvrit la fenêtre et demanda qui venait à cette heure tardive de la nuit faire un pareil tapage.

À la faible clarté de la lune qui se dégageait d’un épais nuage, elle aperçut un inconnu enveloppé dans un manteau gris et portant les bords de son chapeau rabattus sur les yeux.

La voix de l’inconnu lui répondit, douce et presque suppliante :

— Ah ! La Martinière, bonne dame, je sais que vous êtes seule à la maison avec votre maîtresse et que Baptiste est parti à la campagne ; mais vous pouvez m’ouvrir sans crainte. Il faut absolument que je parle à votre maîtresse à l’instant.

— Mais vous n’y pensez pas ! répartit la femme de chambre. Mademoiselle ne peut vous donner audience en pleine nuit : elle est endormie depuis longtemps et sous aucune raison je ne voudrais l’arracher au sommeil qui lui est si nécessaire à son âge.

— Je sais, répondit l’étrange visiteur, que votre maîtresse retranscrit en ce moment des vers qu’elle doit lire demain chez la marquise de Maintenon. Je vous en conjure, dame Martinière, ayez pitié de moi et ouvrez-moi la porte. Il s’agit de sauver un malheureux de la ruine ; sa liberté, son honneur, sa vie même dépendent de ces quelques instants d’entretien que je désire avoir avec votre maîtresse. Soyez persuadée qu’elle serait fort peinée si elle savait que vous avez impitoyablement refusé l’entrée de son hôtel à un désespéré qui venait implorer son aide.

— Mais, dit La Martinière, pourquoi faites-vous appel à l’obligeance de ma maîtresse à une heure pareille ? Revenez donc demain à un moment propice.

— Vous oubliez, répliqua l’étranger, que la fatalité pour frapper ne tient compte ni du lieu, ni de l’heure. Ouvrez-moi, je vous en supplie ! Ne craignez pas un malheureux sans appui, qui vient supplier votre maîtresse de le sauver d’un imminent danger !

En prononçant ces paroles, l’inconnu poussa un profond soupir. Sa voix était celle d’un jeune homme, douce et persuasive. La Martinière se sentit émue et, sans plus tergiverser, elle alla chercher ses clefs.

À peine la porte était-elle ouverte que l’homme au manteau se jeta brusquement dans le vestibule et, passant devant La Martinière, lui commanda :

— Conduisez-moi auprès de votre maîtresse !

Effrayée, la femme de chambre éleva son flambeau et vit à la clarté de la flamme le visage du jeune homme pâle comme la mort et horriblement décomposé. Elle dut faire appel à tout son courage pour ne pas s’évanouir, lorsque l’inconnu, entr’ouvrant son manteau, laissa apercevoir la poignée brillante d’un stylet sur son pourpoint.

Il darda sur elle un regard étincelant et répéta d’un ton farouche :

— Conduisez-moi auprès de votre maîtresse, vous dis-je.

La Martinière ne douta plus que Mlle de Scudéri fût menacée d’un grand péril. Elle était toute dévouée à sa maîtresse qu’elle aimait d’une réelle affection. Aussi sentit-elle se réveiller en elle un courage dont elle ne se serait point crue capable en d’autres occasions, Elle referma rapidement la porte de l’appartement qu’elle avait laissée ouverte et se plaça devant en disant d’un ton énergique :

— Votre audace, maintenant que vous êtes entré, ne répond pas au ton suppliant que vous avez employé pour éveiller ma pitié. Vous ne verrez pas Mademoiselle en ce moment Si vous n’avez pas de mauvaises intentions, revenez demain au grand jour, lui expliquer votre affaire. En attendant, sortez d’ici.

L’homme étouffa un profond soupir, porta vers La Martinière un regard désespéré et saisit son stylet. La pauvre femme recommanda son âme à Dieu ; mais elle continua de regarder l’étranger en face et de s’appuyer plus fortement contre la porte que l’étranger devait franchir pour arriver jusqu’à Mlle de Scudéri.

— Faites ce que vous voudrez, dit-elle, je ne bouge pas d’ici. Achevez votre œuvre criminelle, mais sachez que vous trouverez une mort ignominieuse en place de Grève, avec vos odieux complices.

— Vous avez raison, dame Martinière, s’écria l’inconnu, j’ai l’air d’un voleur ou d’un assassin, armé comme je le suis, mais mes complices ne sont pas encore exécutés. Oh ! non, ils ne sont pas exécutés !…

Et, disant ces mots, il saisit son stylet et il darda son regard de feu sur la pauvre femme, à demi-morte de frayeur.

— Jésus-Maria ! s’écria-t-elle en attendant le coup de grâce.

Mais à ce moment, on entendit dans la rue un cliquetis d’armes mêlé à un piétinement de chevaux.

La maréchaussée ! s’écria La Martinière, au secours !… au secours !…

— Maudite femme ! maugréa l’inconnu, tu veux donc ma perte. C’en est fait, oui, c’en est fait ! Prends donc ceci et donne-le à ta maîtresse, aujourd’hui ou demain.

Brusquement, il arracha le flambeau à La Martinière, souffla la lumière et lui remit entre les mains une cassette, en ajoutant :

— Sur ton salut, donne ceci à ta maîtresse.

Puis, il se précipita hors de l’hôtel.

La Martinière s’était affaissée sur le carreau. Elle se releva avec peine et, en tâtonnant, elle regagna dans l’obscurité sa chambre où, tout épuisée, elle se laissa tomber dans un fauteuil. À ce moment, elle entendit une clef tournant dans la serrure de la grande porte. Quelqu’un ouvrit, referma la porte derrière lui et s’approcha d’un pas léger.

N’osant bouger, La Martinière attendit avec angoisse le dénouement de ce drame affreux. Quelle ne fut sa surprise lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit à son tour et qu’à la clarté de la lampe elle reconnut le brave Baptiste qui avait l’air d’un spectre et semblait tout effaré.

— Pour l’amour de Dieu ! fit-il, dites-moi dame Martinière ce qui se passe ici. Ah ! ce que j’ai eu peur ! Je ne sais quel pressentiment m’a poussé à quitter la noce hier soir. J’arrivais près de l’hôtel et voilà que Je tombe au milieu d’une patrouille de cavaliers. On m’arrête, on ne veut pas me lâcher. Brusquement je vois parmi eux Desgrais, le lieutenant de la maréchaussée, qui me connaît bien et qui me dit :

— Eh ! Baptiste, d’où diable, viens-tu à cette heure ? Rentre vite dans ta maison et garde-là bien. Ici, tu ne peux t’attendre à rien de bon. Nous sommes sur une piste et nous ferons une bonne prise ce soir.

Sur ce, on me relâche. J’accours ici ; et sur le seuil de la porte, que vois-je ? Un homme enveloppé d’un manteau sort d’ici, un stylet au poing, et me renverse. La maison est ouverte, les clefs sont sur la serrure Dites-moi ce que tout cela veut dire, dame Martinière.

La pauvre femme lui raconta tout ce qui s’était passé.

— Quant à la cassette que me remit l’inconnu, dit-elle en terminant son récit, m’est avis que nous ferons bien de la jeter dans la Seine. Qui nous garantit qu’en ouvrant cette boite notre bonne maîtresse ne tomberait pas morte sur le coup comme ce vieux marquis de Tournay lorsqu’il décacheta la lettre qu’il avait reçue d’une main inconnue ?

Les braves serviteurs restèrent longtemps indécis ; enfin ils décidèrent de tout dire le lendemain à leur maîtresse, et de lui remettre la mystérieuse cassette, tout en l’engageant à ne l’ouvrir qu’avec les plus grandes précautions…