Les Bijoux fatals/Chapitre VI

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L’Édition populaire (p. 38-41).

VI.


Vers minuit on frappa à la porte de Mlle de Scudéri. Baptiste averti de la visite nocturne ouvrit. Un froid glacial saisit Mlle de Scudéri lorsque des pas légers, des bruits sourds lui firent comprendre que les gardes qui avaient amené Brusson se répandaient dans les couloirs de la maison. Enfin la porte de la chambre s’ouvrit doucement. Desgrais entra, et derrière lui Olivier Brusson, débarrassé de ses chaînes et vêtu convenablement. Desgrais salua respectueusement.

— Voici Brusson, mademoiselle, dit-il, et il quitta la chambre.

Brusson tomba à genoux devant Mlle de Scudéri, leva les mains d’un geste suppliant et des larmes abondantes ruisselèrent de ses yeux.

Mlle de Scudéri était très pâle, incapable de proférer une parole. Elle fixa les yeux sur lui. Le chagrin avait profondément ravagé la physionomie du jeune ouvrier, mais il était impossible de ne pas y retrouver l’expression d’une âme droite et pure.

— Eh bien ! Brusson, demanda-t-elle, qu’avez-vous à me dire ?

Le jeune homme, toujours à genoux, poussa un soupir de désespoir.

— Oh ! bonne et vénérable demoiselle, s’écria-t-il, il n’y a donc plus dans votre cœur rien qui vous parle de moi ?

Mlle de Scudéri le regarda de nouveau avec un redoublement d’attention, et si elle n’avait reconnu en lui une ressemblance avec une personne qui lui était chère, certes elle n’aurait pu maîtriser l’horreur que lui faisait éprouver la présence d’un assassin chez elle. Elle ne cacha point ce sentiment à Brusson, et lui dit qu’il devait à cette ressemblance l’intérêt qu’elle lui témoignait encore.

Brusson ne put supporter ces paroles sans révolte, il se releva brusquement, fit un pas en arrière et clouant son regard sur le plancher :

— Vous ne vous souvenez donc plus, dit-il d’une voix sourde, vous ne vous souvenez donc plus d’Anne Guiot ? Je suis son fils Olivier, l’enfant que vous avez fait si souvent sauter sur vos genoux.

— Oh ! pour l’amour de tous les saints ! s’écria Mlle de Scudéri, en se couvrant le visage de ses deux mains.

La demoiselle avait bien des motifs pour être émue de la sorte. Anne Guiot, fille d’un bourgeois ruiné, avait été élevée depuis sa plus tendre enfance par Mlle de Scudéri qui avait été pour elle une seconde mère et avait prodigué avec tendresse les plus grandes des sollicitudes. Plus tard, Anne avait fait la connaissance d’un jeune homme honnête et rangé. Claude Brusson, qui avait demandé sa main. Il était horloger très habile dans sa profession et gagnait largement sa vie à Paris. Anne l’aimait sincèrement. Mlle de Scudéri n’hésita point à consentir au mariage de sa fille adoptive. Les jeunes gens s’établirent, le ménage fut des plus heureux et le lien de leur amour se resserra encore par la naissance d’un fils qui était tout le portrait de sa jolie mère. Mlle de Scudéri ne tarda pas à aimer à l’idolâtrie le petit Olivier qu’elle enlevait à sa mère des heures et des jours durant pour le choyer et le dorloter. L’enfant s’habitua à elle et l’aima tout autant que sa propre mère. Trois ans se passèrent ainsi, les confrères de Brusson qui enviaient son succès, lui suscitèrent toutes sortes de vexations. Petit à petit il perdit sa clientèle et bientôt il en arriva à ne plus avoir assez de ressources pour élever sa famille. Il était impatient de retourner à Genève, sa ville natale, et contre le désir de Mlle de Scudéri il partit pour la Suisse avec sa femme et son fils. Mlle de Scudéri avait reçu de loin en loin quelques lettres de sa fille adoptive, puis tout à coup Anne avait gardé le silence, et il semblait que son bonheur présent lui fit oublier les devoirs de reconnaissance que lui imposait le passé. Il y a maintenant vingt-trois ans que Brusson, sa femme et son fils avaient quitté Paris.

— Oh ! c’est affreux, s’écria Mlle de Scudéri, après s’être remise un peu de sa stupéfaction, c’est horrible. Quoi ! tu serais Olivier, toi, le fils de ma chère Anne, et à présent…

— Certes, interrompit Olivier avec calme, car il avait repris toute son assurance, certes il ne vous serait jamais venu à l’esprit, noble demoiselle qu’un jour vous retrouveriez devant vous arrivé à l’âge d’homme et accusé d’assassinat, le petit garçon dont vous étiez jadis la protectrice dévouée, que vous berciez sur vos genoux et que vous combliez de friandises et de caresses. Le blâme qui pèse sur moi, en ce moment, n’est peut-être pas tout à fait immérité, et il se peut que la Chambre ardente ait certaine raison de croire à ma culpabilité. Mais, sur le salut de mon âme, quand je devrais mourir de la main du bourreau, je puis déclarer hautement que je n’ai commis aucun meurtre. Si le malheureux Cardillac a péri, ce n’est pas moi qui l’ai frappé.

En achevant ces mots, Olivier eut un tremblement nerveux et ses genoux fléchirent. Mlle de Scudéri lui désigna, sans parler, un tabouret. Il s’assit lentement.