Les Bijoux fatals/Chapitre X

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L’Édition populaire (p. 63-74).

X.


Olivier se tut, mais les larmes jaillirent de ses yeux ; il tomba aux pieds de Mlle de Scudéri et avec un accent de supplication :

— Vous ne doutez plus de mon innocence, dit-il ; oh ! non, vous n’en doutez plus ; ayez pitié de moi, dites-moi ce qu’est devenue Madelon.

Mlle de Scudéri appela La Martinière et quelques minutes après Madelon se jetait au cou d’Olivier.

— Maintenant je suis rassurée, s’écria la jeune fille ; je savais bien que la plus généreuse des femmes te sauverait.

Il y avait tant de sincérité dans ces paroles, qu’Olivier oublia pour un instant la cruelle réalité de sa situation ; ce bonheur d’un moment lui donnait l’illusion de la liberté. Ils s’embrassèrent à plusieurs reprises, ils se dirent ce qu’ils avaient souffert l’un et l’autre, l’un pour l’autre, et ils pleurèrent de joie de se retrouver.

Les rayons du matin entraient par la fenêtre. Desgrais frappa doucement à la porte de la chambre et rappela qu’il était temps d’emmener Olivier Brusson pour ne pas éveiller l’attention des passants. Les fiancés furent obligés de se séparer.

Mlle de Scudéri vit partir l’accusé avec la plus grande perplexité. Pour elle il avait cessé d’être coupable, et certes elle ne pouvait s’empêcher d’admirer l’héroïsme de ce jeune homme qui préférait subir la torture et la mort plutôt que de trahir un secret dont la divulgation aurait été si cruelle pour Madelon. Mais elle ne se dissimulait pas qu’il devenait presque impossible d’arracher le fils d’Anne Guiot aux redoutables rigueurs de la chambre ardente, et pourtant elle se disait qu’elle ne devait rien épargner pour empêcher l’injustice qui allait se commettre. Elle écrivit une longue lettre à La Reynie, elle expliqua qu’Olivier Brusson était innocent de la mort de Cardillac, que tout ce qu’il avait dit le disculpait complètement, mais qu’il avait résolu de ne faire aucun aveu public, et qu’en prenant cette détermination il obéissait à un devoir qu’elle-même ne pouvait qu’approuver. Elle mit dans sa lettre toute l’éloquence que lui inspirait son émotion pour amollir le cœur dur de La Reynie.

La réponse du président ne se fit pas attendre ; quelques heures après Mlle de Scudéri reçut à son tour une lettre dans laquelle La Reynie lui témoignait sa satisfaction de voir qu’elle était rassurée sur l’innocence d’Olivier Brusson. Mais le président ajoutait que la chambre ardente ne pouvait partager et respecter les héroïques scrupules de l’accusé et que dans trois jours elle serait en possession du mystère étrange dont elle cherchait depuis si longtemps l’explication.

Mlle de Scudéri comprit aussitôt le sens de ces paroles, il était évident que l’on allait soumettre le pauvre Olivier à la torture.

Dans cette perplexité elle prit le parti de prendre conseil d’un jurisconsulte. Le plus fameux avocat de Paris était alors Pierre-Arnaud d’Andilly. Mlle de Scudéri se rendit chez lui et lui dit tout ce qu’il était possible de dire sans révéler le secret de Brusson. Elle espérait que d’Andilly s’empresserait de prendre la défense de l’innocent, mais elle fut amèrement déçue quand le jurisconsulte, après l’avoir écoutée avec calme, répondit en souriant par ce vers de Boileau :

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

D’Andilly démontra à Mlle de Scudéri que les faits plaidaient contre Brusson et que La Reynie, en agissant comme il l’annonçait, ne ferait que rester dans les strictes limites de la légalité, que d’ailleurs le magistrat avait des devoirs qu’il ne pouvait enfreindre. On ne pouvait donc s’attendre à sauver Brusson de la torture. Le seul qui pût le faire c’était Brusson lui-même, par un aveu sans réticence ou par le récit détaillé des circonstances du meurtre de Cardillac.

— Je me jetterai aux pieds du roi, s’écria Mlle de Scudéri d’une voix étouffée par les larmes, j’implorerai la grâce d’Olivier.

— N’en faites rien, mademoiselle, répondit d’Andilly ; pour l’amour de Dieu n’en faites rien : réservez-vous ce dernier moyen de salut, car si vous échouiez, tout espoir de recours serait perdu à jamais. Le roi ne fera jamais grâce à un criminel dont le peuple indigné réclame le châtiment. Que Brusson par la révélation de son secret ou par d’autres moyens écarte les soupçons qui pèsent sur lui, alors il sera temps d’implorer la grâce du roi qui ne tiendra pas compte de l’appréciation du tribunal et ne voudra prendre conseil que de sa propre conviction.

Mlle de Scudéri rentra chez elle, désespérée. Abîmée dans sa désolation, suppliant la Vierge et les saints de lui inspirer quelque résolution efficace, se perdant en combinaisons pour sauver l’infortuné Brusson, elle était assise dans sa chambre à une heure avancée, quand La Martinière vint lui annoncer la visite du comte de Miossens, colonel des gardes du roi, qui insistait pour être admis immédiatement auprès d’elle.

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit Miossens, en s’inclinant respectueusement, de vous déranger si tard. Mais nous autres soldats, nous faisons passer notre devoir avant tout. Deux mots vous expliqueront l’objet de ma visite ; c’est Olivier Brusson qui m’amène ici.

Mlle de Scudéri redoutant quelque nouveau danger, s’écria :

— Olivier Brusson ! Le plus malheureux de tous les hommes ! Que savez-vous de lui ?

— J’ai pensé, mademoiselle, continua Miossens en souriant, qu’il me suffirait, comme je viens de vous le dire, de nommer votre protégé pour vous disposer à m’écouter. Je n’ignore pas que tout le monde est persuadé de la culpabilité de Brusson, mais je sais que vous seule êtes d’un avis contraire quoique votre opinion ne se fonde, dit-on, que sur les protestations de l’accusé. Il n’en est pas de même de moi. Personne ne peut être plus convaincu que moi de l’innocence de Brusson.

— Parlez, oh ! parlez, s’écria Mlle de Scudéri, dont les yeux brillaient de joie.

— C’est moi-même, dit Miossens appuyant sur chacune de ses paroles, qui ai tué le vieux bijoutier dans la rue Saint-Honoré à deux pas de votre maison.

— Vous ! s’écria Mlle de Scudéri ; vous ! de par tous les saints, vous !

— Et, continua Miossens avec énergie, je vous jure, mademoiselle, que je m’enorgueillis de cette action. Sachez que Cardillac était le pire des scélérats, le plus hypocrite des bandits, que c’est lui qui la nuit commettait tous les assassinats et les vols dont on a fait tant de bruit, et qui a su si longtemps se dérober aux recherches et à la vigilance de la police. Je ne sais moi-même, comment j’arrivai à soupçonner le vieux coquin, quand il m’apporta, rempli d’une inquiétude manifeste, une parure que je lui avais commandée. Il voulut savoir à qui je la destinais. Il pressa de questions insidieuses mon valet de chambre et apprit de celui-ci quand et à quelle heure je devais sortir de chez moi et le chemin que je devais suivre pour porter ces bijoux à la dame à qui je voulais les offrir. Depuis longtemps j’avais la pensée que tous les crimes dont on parlait n’étaient l’œuvre que d’un seul et même meurtrier. Toutes les victimes étaient frappées de la même manière. Il était évident pour moi que l’assassin s’était exercé à ce coup qu’il leur portait et sur lequel il comptait. Pour moi, si ce coup ne lui réussissait pas la lutte devait être égale entre l’agresseur et celui qu’il surprenait à l’improviste. Ce raisonnement me conduisit à user d’une précaution si simple, que je ne conçois pas comment tant d’autres ne l’ont pas employée avant moi ; ils auraient comme moi échappé à l’assassin. Je portais une légère cotte de mailles sous mon pourpoint. Cardillac m’attaqua par derrière. Il me saisit avec une force de géant, mais le coup, bien que dirigé d’une main sûre, glissa sur l’armure. Dans le même instant je me retournai et lui enfonçai dans la poitrine le poignard que je tenais tout prêt.

— Et vous vous êtes tu jusqu’à ce jour ? demanda Mlle de Scudéri. Vous n’avez pas informé les tribunaux de ce qui s’était passé ?

— Permettez-moi, mademoiselle, reprit Miossens, de vous faire observer que cette déclaration n’aurait servi qu’à me perdre moi-même ou à m’impliquer dans le plus affreux procès. En supposant que La Reynie, qui ne voit partout que des criminels, eût cru à la sincérité de mes paroles, comment aurait-il pu admettre cette accusation contre le brave et honnête Cardillac, ce modèle de toute piété et de toute loyauté. N’aurais-je point tourné contre moi-même la pointe du glaive de la justice ?

— Mais par votre silence, vous envoyez l’innocent Brusson à l’échafaud ! objecta Mlle de Scudéri.

— Innocent ! répondit Miossens. Innocent, mademoiselle ! Est-ce bien le nom qu’il faut donner au complice de cet infâme Cardillac ? à celui qui l’a assisté dans ses crimes ? à celui qui a mérité cent fois la mort ? Non, en vérité ! Son sang coulera avec justice, et si je suis venu, noble demoiselle, vous apprendre les faits tels qu’ils se sont passés, c’est parce que j’ai pensé que sans me livrer à la chambre ardente, vous sauriez utiliser d’une manière quelconque mon secret en faveur de votre protégé.

Mlle de Scudéri, profondément ravie de voir l’innocence de Brusson établie d’une manière aussi indiscutable, n’hésita pas à tout découvrir au comte qui connaissait déjà les crimes de Cardillac. Elle l’engagea à se rendre avec elle chez d’Andilly. Ils lui diraient tout sous le sceau du secret et ils prendraient son avis sur ce qu’il y avait à faire.

Quand Mlle de Scudéri lui eut raconté les faits sans omettre aucune des circonstances, d’Andilly entra dans tous les détails et il voulut savoir surtout du comte de Miossens si celui-ci était bien sûr d’avoir été attaqué par Cardillac et s’il pourrait affirmer, en voyant Olivier Brusson, que c’était bien ce jeune homme qui avait emporté le cadavre.

— Non seulement j’ai reconnu, répondit Miossens, le bijoutier au clair de lune, mais j’ai vu chez La Reynie le poignard qui a frappé Cardillac ; ce poignard est le mien et il est facile de le reconnaître.

D’Andilly réfléchit quelques instants, puis il dit :

— Tout ce que nous pouvons obtenir pour le moment, c’est un sursis à la torture ; que le comte de Miossens se rende sur-le-champ à la Conciergerie, qu’il demande à voir Olivier Brusson, et s’il le reconnaît, qu’il entre chez La Reynie et lui dise : « Je passais dans la rue Saint-Honoré quand un homme a été terrassé et blessé mortellement, j’ai vu au même instant un autre homme accourir et emporter le blessé en donnant des signes de désespoir. Cet homme secourable était Brusson. » Cette révélation obligera La Reynie à interroger de nouveau votre protégé et à le confronter avec le comte de Miossens. Pendant ce temps, Mlle de Scudéri découvrira au roi tout le mystère et si la justice se montre inflexible, la clémence royale pardonnera.

Cet avis du jurisconsulte fut suivi de point en point. Le comte de Miossens reconnut Brusson. Il ne restait plus qu’à s’adresser au roi. Le sort d’Olivier était tout entier entre les mains de Mlle de Scudéri.