Les Braves Gens/30

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Librairie Hachette et Cie (p. 269-276).


CHAPITRE XXX

Le lieutenant insolent. — Le capitaine Hermann.


En traversant Saint-Calais, si horriblement et si injustement maltraité par les ennemis, Mme Defert vit de pauvres prisonniers français, cavaliers, fantassins, marins, mélangés comme dans les déroutes, se promener tristement par petits groupes. Des blessés se traînant péniblement sur leurs béquilles venaient chercher un peu de soleil. À cette vue, toute la douleur de la voyageuse fut renouvelée, et elle fit arrêter sa voiture. Si la prudence ne l’avait pas contrainte à ménager sa bourse, elle l’eût vidée tout entière entre leurs mains. Elle pleurait, la pauvre mère, en songeant à son enfant qui avait souffert avec ces braves gens, et qui n’était plus. Elle demanda aux prisonniers qui l’entouraient s’il y avait à Saint-Calais des soldats du régiment de son fils. Les soldats se consultèrent et recueillirent leurs souvenirs. Un zouave déclara qu’il n’y avait à Saint-Calais aucun soldat de ce régiment ; un jeune soldat de la ligne, tout pâle, avec un bras en écharpe, affirma au contraire qu’il y en avait quelques-uns. Au moment où Mme Defert priait les prisonniers de vouloir bien l’aider à trouver ces soldats, un sous-officier allemand, se ruant au milieu du groupe, se mit à distribuer des bourrades à droite et à gauche.

« Rassemblements défendus ! criait-il avec aigreur : dispersez-vous tous ! tous ! »

Mme Defert voulut intervenir : il lui demanda rudement son sauf-conduit, l’étudia en fronçant le sourcil, et déclara qu’il fallait le montrer au capitaine.

Mme Defert descendit de voiture, et suivit le sous-officier jusqu’à la mairie. Là il lui rendit son passeport et lui dit de monter au premier. Après avoir inutilement frappé à la porte, elle se décida à entrer.

Un grand garçon d’une vingtaine d’années, bien sanglé dans un uniforme de drap fin, était assis devant une grande table recouverte d’une serge verte ; il avait devant lui des registres, des plumes, de l’encre, mais il n’écrivait pas. Il était perdu dans la contemplation de sa main gauche, surchargée de bagues. Ses cheveux divisés en deux sur le sommet de la tête étaient tout imprégnés de pommade. Il n’aurait pas manqué d’une certaine distinction si ses manières avaient été plus simples et sa toilette moins prétentieuse. Tel qu’il était, il semblait être la caricature d’un de ces petits jeunes gens que notre jargon a baptisés du nom de petits-crevés.

Mme Defert s’avança jusqu’à la table et, présentant ses papiers, dit qu’on ne voulait pas lui laisser continuer sa route si elle ne les montrait pas au capitaine.

Le jeune monsieur leva la tête, regarda fixement Mme Defert, et se renversa dans son fauteuil, en laissant pendre son bras gauche derrière le dossier. Ensuite il siffla entre ses dents et se mit à jouer du bout des doigts avec une sébile où il y avait de la sciure de bois. Mais il ne dit pas un mot.

« Je demande à parler au capitaine, » dit Mme Defert. En ce moment une boule de papier, lancée de la cour, vint frapper extérieurement la vitre. Le jeune homme se leva avec empressement, prit une ficelle dans un tiroir, ouvrit la fenêtre, et, tout en riant et en bavardant avec un interlocuteur invisible, laissa pendre la ficelle qu’il retira bientôt, chargée d’une bouteille clissée. Il défit le nœud sans se presser, s’assura que la bouteille était pleine en l’agitant près de son oreille ; pour plus de sûreté, il la déboucha, la flaira (une odeur d’eau-de-vie se répandit dans la pièce) et la plaça soigneusement dans une armoire, dont il mit la clef dans sa poche Mais il n’eut pas l’air de voir qu’il y avait là quelqu’un. Mme Defert, qui ne songeait qu’au but de son voyage, et qui s’était armée de patience, lui répéta tranquillement qu’elle demandait le capitaine.

« Pas ici.

— Où est-il ?

— Sais pas.

— Est-ce vous qui le remplacez ? »

Il ne daigna pas même répondre, tendit négligemment la main, happa du bout des doigts le papier que lui tendait Mme Defert, et l’amena sous ses yeux par un geste arrondi.


Où allez-vous ?

« Où allez-vous ?

— À Vendôme.

— Pourquoi faire ?

— Pour y chercher le corps de mon fils, qui a été tué aux environs. » Sa voix tremblait.

« Moblot ? » demanda du bout des lèvres le monsieur parfumé.

Mme Defert rougit.

« Moblot ou non, je vais chercher son corps. Puis-je continuer ma route ? Puis-je demander des renseignements aux prisonniers qui sont ici ? »

En ce moment le sous-officier qui avait arrêté Mme Defert entra, fit quelques pas avec roideur et, la main au béret, parla en allemand au monsieur musqué. « Oh ! oh ! madame, s’écria celui-ci, il paraît que vous espionnez, madame ! il paraît que vous ameutez les prisonniers, madame ! » Et il souriait à ses bagues.

« J’attends, dit froidement Mme Defert.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Où est le corps de mon enfant. » Puis se raccrochant pour la centième fois peut-être à une espérance qu’elle savait dénuée de tout fondement, elle oublia l’insolence du jeune Allemand, et lui demanda s’il n’aurait pas la liste des combattants faits prisonniers aux environs de Vendôme.

« Officier ? dit indolemment le beau jeune homme.

— Lieutenant, » répondit la pauvre mère.

Alors l’autre se mettant, avec la petite cuiller, de la sciure de bois sur le dos de la main gauche : « Savez-vous ? savez-vous ? dit-il en ricanant : voilà l’armée française ! (et il montrait la sciure de bois). Arrive l’armée allemande « phu ! phu » ! et soufflant violemment, il fit voler la sciure de bois. « Nous en avons tant tué et tant pris de ces Français, que nous n’avons plus de papier pour faire des listes, et nous n’en faisons plus. » Et il fit voler d’une gracieuse pichenette un grain de poussière qui s’était arrêté sur une de ses bagues. « Lieutenant ! reprit-il en riant, comme si ce mot avait la vertu de l’égayer plutôt que tout autre. Tous les Français sont lieutenants, n’est-ce pas, madame, quand ils ne sont pas colonels ? Moi, je suis un lieutenant. » Et il se leva pour faire admirer sa personne. Il siffla quelques mesures de la Marseillaise, et dit d’un ton dédaigneux : « Qu’est-ce que c’est que ça un lieutenant français ? »

Mme Defert indignée lui répondit avec vivacité : « Un lieutenant français, c’est un homme qui sait quels égards on doit à une femme, à une mère en deuil ! » Puis, l’orgueil maternel l’emportant au delà des bornes de la prudence : « Le lieutenant Defert, mon fils, a pris de sa main un de vos généraux ; vous qui parlez de lui avec tant de légèreté, en avez-vous fait autant ? »

Le lieutenant devint pourpre, et se gonfla de colère : Mme Defert sans le savoir avait touché une plaie vive. Neveu de je ne sais quel personnage, il avait fait toute la campagne dans les bureaux et n’avait pas encore une seule fois honoré le champ de bataille de sa présence. Il se leva comme un furieux et, frappant la table de ses deux poings crispés, il cria ou plutôt vociféra : « Schültz ! Schültz ! Schültz ! »

Une petite porte s’ouvrit et l’on rit apparaître un personnage à figure débonnaire, mais horriblement barbu. Il était coiffé du casque à pointe, perdu dans les plis d’une immense houppelande grise. Sur sa poitrine pendait de travers, au bout d’une chaînette trop lâche, un hausse-col semblable à ces étiquettes que l’on accroche au cou des carafons à liqueurs. « Savez-vous ? savez-vous ? dit le lieutenant en s’adressant à Mme Defert, cet homme est un gendarme, c’est lui qui met à la raison les individus désobéissants !

— Je n’ai, dit Mme Defert avec dignité, ni à vous obéir, ni à vous désobéir. J’use d’un droit que rien ne peut m’enlever, celui de défendre les miens quand on les insulte gratuitement, et de voyager sans obstacle, quand je me conforme aux conditions imposées par vos supérieurs. »

Le lieutenant mal-appris demeura bouche béante, et fort embarrassé de sa personne. Ne sachant à qui s’en prendre, il regarda le gendarme avec des yeux furibonds et lui fit un signe impérieux. L’autre disparut silencieusement comme il était entré.

« Madame, dit le lieutenant d’un ton assez piteux.

— J’attendrai le capitaine, » répondit Mme Defert avec hauteur.

Le capitaine entra. Il avait l’air assez gourmé lui aussi ; cependant il salua poliment Mme Defert. Le lieutenant se leva à l’entrée de son supérieur ; puis il prit sa casquette et sortit en s’assurant que la clef de l’armoire aux bouteilles était bien dans sa poche.

Mme Defert dédaigna de se plaindre et en deux mots exposa son affaire au capitaine. Quand elle lui demanda s’il y avait à Saint-Calais des soldats du régiment de Jean et qu’elle lui eut dit le numéro de ce régiment : « Ah ! dit-il, monsieur votre fils était de ce régiment !

— Oui, monsieur.

— Un brave régiment, madame, reprit-il d’un ton grave. Quel grade, s’il vous plaît ?

— Lieutenant.

— Quel âge ?

— Pas tout à fait vingt ans ; » malgré elle ses lèvres se remirent à trembler.

Le capitaine se mit le front dans sa main et réfléchit, les yeux baissés. « Est-ce que… » il rougit au moment de faire sa question. « Pourriez-vous, dit-il en se reprenant, me donner quelques détails qui puissent le faire reconnaître ?

— J’ai sa photographie, qu’il m’avait envoyée quelques semaines avant sa mort. »

D’une main mal assurée, elle tira la photographie d’un petit carnet. Elle la montra au capitaine, sans toutefois se résoudre à la lui laisser toucher. Il ne parut pas blessé de cette répugnance. « Je le reconnais, dit-il enfin d’une voix altérée. Je l’ai vu une fois, et quoiqu’il ait pour longtemps arrêté mon avancement, je ne puis lui en vouloir. Je l’admire et je le respecte. C’est lui qui nous a faits prisonniers, mon général et moi, dans nos lignes mêmes. J’ai le chagrin, madame, non pas de vous annoncer sa mort, puisque vous la savez déjà, mais de vous la confirmer. » Il lui donna alors les détails qu’il avait appris, et ne lui laissa aucun doute, aucune espérance. « Si j’osais, reprit-il avec un certain embarras, après un long silence, je vous proposerais une lettre de recommandation pour un des officiers de l’état-major de Vendôme. »

Mme Defert accepta avec reconnaissance. Le capitaine s’assit devant la table et, après avoir réfléchi quelques minutes en mordillant les barbes de sa plume, il écrivit la lettre.

« J’espère, dit-il en la remettant à Mme Defert, que par respect pour votre malheur, et par considération pour moi, mon ami vous viendra en aide de tout son pouvoir. Oubliez, madame, ajouta-t-il avec chaleur, ce qu’a pu vous dire de fâcheux ce jeune lieutenant à tête folle qui sort d’ici, car j’ai vu dès en entrant qu’il ne vous avait pas témoigné tout le respect dont vous êtes digne. »

Schültz, mandé de nouveau par le capitaine, alla à la recherche des soldats du régiment de Châtillon. Tous s’accordèrent à dire que Jean avait été tué, mais ils ne savaient pas même le nom du hameau où ils n’avaient passé que quelques heures. Le capitaine, la casquette à la main, reconduisit Mme Defert jusqu’à sa voiture, et, s’inclinant respectueusement à la portière, il lui souhaita un heureux voyage. Par un mouvement de reconnaissance bien naturel, Mme Defert allait lui tendre la main, mais une répugnance plus forte que sa volonté fit qu’elle retira la main, et s’enveloppa en frissonnant dans son manteau « Avez-vous encore votre mère ? dit-elle au capitaine d’une voix émue.

— Oui, madame.

— Que Dieu la bénisse, et lui épargne la douleur de pleurer son fils. » Et elle se jeta au fond de la voiture en se cachant la figure dans son mouchoir. Là-dessus le capitaine prit congé et s’éloigna tout pensif, et la voiture se mit à gravir lentement la côte.