Les Cartes du dépôt de la guerre/01

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LES CARTES DU DÉPÔT DE LA GUERRE
LA CARTE DE L’ÉTAT-MAJOR AU .

Les cartes géographiques ou topographiques, si longtemps discréditées chez nous, commencent à se populariser d’une façon manifeste. Parmi celles-ci, il en est une particulièrement dont l’usage devient chaque jour plus général. Nous voulons parler de la carte topographique de la France au dite de l’État-major et que publie le dépôt de la guerre. La faveur du public à son égard s’explique aisément et par les qualités du travail et par l’intérêt de son objet.

Cette carte présente cependant un grave défaut dont ont été frappées, comme nous, des personnes d’une grande compétence et qu’il nous a semblé bon de signaler, en ce moment surtout, où nous savons qu’il se fait au dépôt de la guerre des essais relatifs aux travaux graphiques que nécessite l’exécution des cartes.

Pour bien faire saisir le défaut dont il est ici question, nous devons rappeler, en quelques mots, quel est le mode choisi au dépôt de la guerre pour représenter le relief du terrain.

Le terrain est d’abord supposé coupé par des plans horizontaux équidistants, et ce sont les projections de ces intersections qui servent au tracé des lignes figurant le relief. À cet effet, on couvre les intervalles de deux courbes consécutives, de hachures dirigées dans le sens des pentes et dont les écartements et les épaisseurs soient combinés de manière à produire l’effet de teintes graduées suivant la rapidité de ces pentes.

Tel est en substance, le mode de représentation des pentes, admis au dépôt de la guerre, et lequel est, comme on le voit, basé sur l’hypothèse de la lumière zénithale, c’est-à-dire frappant le terrain suivant une direction perpendiculaire au plan de projection.

Ce système paraît de prime abord, on doit le reconnaître, très-logique et très-scientifique, aussi bien que d’une exécution commode ; mais nous allons voir que ces avantages sont largement compensés par un défaut inhérent au système et qui eût dû, pour cette raison, le faire rejeter absolument.

Type dans l’hypothèse de la lumière zénithale.

Dans ce mode de représentation du relief du sol, deux pentes semblables du terrain, courant directement l’une vers l’autre, comme seraient par exemple deux talus opposés et de même inclinaison d’un parapet ou d’un fossé finissant en biseau, seront exactement figurés de la même manière. Les hachures de même direction et de même intensité ne se distinguent donc en aucune façon, et l’œil ne serait capable de distinguer ni l’opposition des pentes, ni leur direction. Il s’ensuit que dans ces cas extrêmes, le résultat de ce système sera la confusion et par suite l’impossibilité de saisir le relief. On peut s’assurer, au reste, que cette prévision est justifiée, en parcourant quelques-unes des cartes de l’État-major, prises au hasard. Nous savons bien, que dans la nature, les choses ne se présentent point avec les oppositions tranchées des exemples que nous avons choisis, mais la confusion n’en existera pas moins énorme, dans toutes cartes représentant un terrain mouvementé. Et là, l’œil le plus exercé est hésitant et se fatigue bientôt, dans cette recherche incessante du sens des pentes. En pouvait-il être autrement, et n’est-il pas vrai, que nous ne saisissons les formes et les détails d’un objet qu’à l’aide des contrastes et des oppositions qu’il présente, contrastes et oppositions qui sont très-faibles dans l’hypothèse de la lumière zénithale ?

Type dans l’hypothèse de la lumière oblique.

L’hypothèse de la lumière oblique au plan de projection, ne donne point lieu aux mêmes critiques. C’est celle qui a présidé à la confection d’un grand nombre de belles cartes topographiques et de la plupart des cartes géographiques, exécutées en France. Parmi les premières, nous citerons les cartes de la marine et la carte de Suisse, construite sous la direction du général Dufour. Le lecteur pourra se convaincre, en voyant ces cartes, de la supériorité de ce système sur le précédent, et de l’effet saisissant de relief, produit par le figuré du terrain lorsque la gravure en est un peu soignée.

Les deux croquis ci-contre, qui n’ont ni la précision, ni la délicatesse de modelé que demande un pareil travail, suffiront néanmoins pour faire juger du mérite comparatif de chaque mode de représentation.

On ne saurait prétendre que le système basé sur l’hypothèse de la lumière zénithale se prête seul à une représentation rigoureusement exacte du sol, puisque ce résultat n’est pas même atteint par la carte de l’État-major. Nous oserions défier le plus exercé, de construire avec quelque précision, une coupe verticale du terrain suivant une ligne de quelque étendue, tracée au travers de la plupart des feuilles.

Mais au reste, il importe de se demander si c’est bien là l’objet principal de ce travail et si l’on s’est proposé d’en faire particulièrement un instrument de recherches scientifiques et de travaux de cabinet ; à cela nous répondrons hardiment, non. Son origine le prouve suffisamment. C’est une carte militaire, qui doit servir aux opérations militaires ; c’est-à-dire faciliter aux chefs militaires de tout rang, la connaissance rapide des lieux où ils doivent opérer, en leur évitant tout travail abstrait capable de les distraire de soins plus importants. Elle doit aussi aider tous ceux qui se livrent à l’étude des opérations militaires des temps écoulés. Pour remplir complètement son objet, dans tous ces cas, la carte doit être une représentation aussi vivante que possible du pays, elle en doit être, en un mot, comme le portrait, plutôt qu’une épure sèche et froide, visant à la rigueur mathématique.

Le seul avantage incontestable, du mode admis par le dépôt de la guerre, pour la représentation des pentes, consiste dans sa simplicité et dans la facilité qu’il présente dans l’exécution du travail de hachures, lequel peut se faire sans tâtonnement et d’une façon presque machinale. Il est évident qu’il n’en serait plus ainsi, avec l’adoption de l’hypothèse de la lumière oblique. Là, les tons de la nuance à appliquer, quoique faciles à déterminer, exigent cependant une attention beaucoup plus grande. La carte n’est plus l’œuvre du géomètre seulement, elle devient aussi œuvre d’art, de sorte que le dessinateur doit être le géomètre doublé d’un artiste. Le travail est donc plus considérable et plus délicat. Mais nous sommes sûrs qu’une solution ne saurait être rejetée en raison des difficultés qu’elle présente, Nous espérons aussi, que devant les critiques justes et persistantes du public, le dépôt de la guerre ne persévérera pas dans une pratique défectueuse, qui annule la majeure partie des avantages que devait produire au pays, une somme considérable de travaux scientifiques.

Eugène Guillemin.

La suite prochainement. —