Les Chouans : Épisodes des guerres de l’Ouest dans les Côtes-du-Nord/2

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I.


Les Familles Le Gris du Val et de Kerigant au commencement de la Révolution. — État des esprits dans les Côtes-du-Nord. — Rassemblement à Meslin. — M. de Boishardy. — Écho du 10 août 1792. — Force de la Chouannerie dans le département en 1794.

N’ayant pas la prétention d’écrire une histoire solennelle, mais de rappeler quelques souvenirs de famille, j’ai, pour la facilité du récit et par respect filial, attaché au nom de mon père les épisodes dont il va être question, bien qu’il n’y ait pas toujours assisté ; du reste, les siens et son cœur y étaient quand le devoir l’appelait ailleurs.

J’ajouterai que si le dévouement et l’abnégation les plus absolus à une grande cause peuvent donner les mêmes droits à la considération que des qualités ou des talents éminents, mon père l’a pleinement méritée, à tous égards.

Au milieu des luttes sanglantes de la fin du XVIIIe siècle, il prit fait et cause pour la Religion et l’Autorité Royale, dont la Révolution poursuivait la destruction avec un si cruel acharnement.

Considérant que la Religion Chrétienne fut la source première de la civilisation morale et matérielle dans le monde moderne, et que la Royauté Française en a été le bras et le[sic] fidèle interprète, selon les temps, il les défendit, au prix de sa fortune et de sa vie, jusqu’au dernier moment : il n’échappa à la mort que par miracle.

M. Garnier de Kerigant, François-Marie, naquit à Quintin (Côtes-du-Nord), le 16 avril 1762, de M. François Garnier de Kerigant et de Mme  Marguerite Surcouf, sœur du père de Robert Surcouf, un des intrépides marins dont s’honore la ville de Saint-Malo.

La famille Garnier, originaire des environs de Moncontour, est fort ancienne en Bretagne, comme l’indique l’histoire de la province ; son nom y figure dès le IXe siècle[1]. Elle n’a point, d’ailleurs, cherché à se prévaloir de ce passé.

Au commencement de la Révolution, elle était adonnée au commerce des toiles, introduit dans l’ancienne baronnie de Quintin vers le milieu du XVe siècle, par un comte de Laval, devenu, par alliance, seigneur de Quintin.

M. de Kerigant épousa, le 5 juillet 1788, Mlle  Élisabeth-Olive Le Texier de Boscenit, fille de Gabriel Le Texier de Boscenit, seigneur de la paroisse de Saint-Gilles-du-Mené. Il eut pour beau-frère M. Le Gris du Val, qui avait épousé la sœur aînée de sa femme, et qui joua un rôle assez important dans la guerre civile, dont on était loin de prévoir la gravité en 1788.

Le château de Boscenit, encore existant en grande partie, relevait de l’ancien duché de Penthièvre. Il est situé dans une sorte d’oasis, sur le versant Ouest du plateau central de la Bretagne, aux confins de la forêt de Loudéac et des immenses landes du Mené, que les progrès de la civilisation auront bientôt transformées en bois et terres labourables[2].

Après son mariage, M. de Kerigant alla d’abord habiter le manoir de Kerigant, dans la commune du Bodéo, où sa famille possédait des biens depuis plusieurs siècles. À cette époque, la paroisse du Bodéo était sous la juridiction religieuse de l’évêque de Quimper et faisait partie de la seigneurie de Quintin.

Le manoir de Kerigant est placé sur les rives de l’Oust, dans un pays très accidenté, couvert de bois, près de la forêt de Lorges et non loin des villes de Quintin, Uzel et Corlay.

Au moment où M. de Kerigant vint l’habiter avec sa jeune femme, le village de ce nom, sur les limites duquel se trouvait la maison, était considérable ; on y comptait environ quatre-vingts ou cent feux. Les habitants étaient tous cultivateurs et tisserands. Grâce à cette double industrie, le travail n’y chômait jamais, et la plus grande aisance y régnait. On trouvait dans le voisinage, comme dans la plupart des campagnes à cette époque, une école tenue par des prêtres, où les enfants allaient apprendre à lire et à écrire, ce à quoi on réussissait mieux qu’aujourd’hui ; mon âge m’a permis de le constater[3]. La population, heureuse de voir le vieux manoir, qui était inhabité depuis près de vingt ans, occupé de nouveau par une famille à laquelle elle était depuis longtemps attachée, employa tous les moyens possibles, afin d’y fixer le jeune ménage.

En effet, il s’établit bientôt entre eux des liens d’affection qu’un siècle de bouleversements n’a point altérés.

Une vive amitié ne tarda pas non plus à se former entre les deux beaux-frères, comme elle existait déjà entre les deux jeunes femmes, qui ne s’étaient jamais quittées. Elles éprouvaient plus vivement le désir de se rapprocher à mesure que les événements révolutionnaires s’accentuaient davantage et prenaient un caractère de plus en plus sinistre.

Dans cette famille, composée de deux jeunes femmes élevées dans des idées religieuses et monarchiques, et de deux jeunes hommes de bonne éducation, sur lesquels elles exerçaient une grande influence, les lois et décrets oppressifs contre l’Église et la Monarchie produisirent une profonde répulsion. Mme  Le Gris du Val, plus âgée de quelques années que sa sœur, à laquelle elle avait servie de mère, douée d’une vive intelligence et d’une facilité d’élocution relevée encore par une remarquable beauté, ne pouvait contenir son indignation et la fit bientôt partager par tous ceux qui l’entouraient. MM. Le Gris du Val et de Kerigant, sans être aussi animés, prévoyant cependant une lutte redoutable, s’y préparèrent de bonne heure.

Un événement imprévu vint hâter l’explosion.

En 1792, les populations rurales des environs de Moncontour et de Lamballe, surexcitées par les soulèvements des campagnes dans l’Ille-et-Vilaine, par les réquisitions de toutes sortes, les visites domiciliaires toujours accompagnées de rapines et de violences, la persécution dirigée contre un clergé auquel elles étaient attachées, se réunirent sur les landes de la commune de Meslin, entre Lamballe et Moncontour, au nombre de sept à huit mille hommes, et résolurent de s’opposer par la force aux exactions dont elles étaient victimes.

Mais, comme dans ces réunions, d’abord toutes populaires, il ne se trouvait personne en état de s’imposer par sa position sociale et sa capacité, l’assemblée prit la résolution de s’adresser à M. du Boishardy, résidant au manoir du Boishardy, dans la commune de Bréhand-Moncontour.

M. Amateur-Jérôme-Sylvestre Le Bras-des-Forges du Boishardy, ancien officier de marine, rentré dans ses foyers depuis que la Révolution avait bouleversé l’armée, en y semant l’indiscipline et la révolte, avait perdu ses parents et vivait très retiré.

Les futurs insurgés, si l’on peut appliquer cette qualification à des hommes défendant leurs croyances, leur honneur, leurs biens, leur liberté, c’est-à-dire, tout ce qui attache à l’existence, à la patrie, ne pouvaient faire un meilleur choix.

M. du Boishardy, de taille moyenne, dans la force de l’âge, instruit, très adroit chasseur, habile à tous les exercices du corps, parlant facilement, avait tout ce qu’il faut pour exercer de l’ascendant sur les courageuses populations rurales des Côtes-du-Nord. Il joignait à ces qualités, au dire de ses contemporains, un caractère ferme et chevaleresque, aventureux au besoin.

Dans un moment où presque tous s’inclinaient déjà sous la Terreur, il fallait, pour relever les courages et les soutenir à la hauteur des circonstances, un homme sachant braver le danger et inspirer la confiance. Personne, dans le pays, n’était plus apte à remplir ce rôle que M. du Boishardy.

Il l’accepta avec une énergie qui ne se démentit jamais. Au plus fort de la guerre civile, il allait, déguisé en paysan, vendre des œufs sur les marchés des villes. Là, il donnait des ordres à ceux qui les fréquentaient encore ; il relevait les cœurs, les poussait à défendre la religion et la liberté contre des hommes soudoyés la plupart du temps, ou du moins abusés par les énergumènes qui, après s’être emparés du pouvoir aux jours d’anarchie, voulaient le conserver envers et contre tous. Il faisait remarquer aux cultivateurs le désordre effroyable dont ils étaient les témoins attristés ; il les excitait à ne pas souffrir un pareil joug et à ne pas redouter de tels adversaires, comme aussi à se procurer le matériel nécessaire à une défense énergique.

Bientôt une foule d’hommes considérables se réunirent à lui. Avant que les républicains eussent eu le temps de se reconnaître, on s’empara d’abord des dépôts d’armes existant dans les petites villes. De la poudre et des balles furent fabriquées dans tous les manoirs, et vingt communes, répondant à l’appel de M. du Boishardy, s’organisèrent immédiatement : elles furent pourvues de chefs et d’armes, et les villes voisines ne tardèrent pas à être complètement bloquées.

Dans ces circonstance[sic] pressantes, MM. Le Gris du Val et de Kerigant, habitant alors ensemble le château de Boscenit, peu éloigné du Boishardy, se joignirent à l’intrépide chef. Ils avaient déjà, un instant, pris part au mouvement de l’Ille-et-Vilaine, sous M. du Boisguy. Ils participèrent, dans les Côtes-du-Nord, aux premières entreprises, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, ne voulant point faire une histoire de la Chouannerie ; d’ailleurs, ces premiers coups de main furent plutôt une préparation à une résistance sérieuse que des actes de guerre, pour lesquels, du reste, les royalistes n’étaient pas organisés.

Voisin du Morbihan, déjà en armes depuis quelque temps, le château de Boscenit, situé à proximité des forêts de Loudéac, de Quénécan et de Lorges, devint dès ce moment le quartier général des insurgés dans ces parages, dont les habitants exercèrent la plus large hospitalité. Nul lieu ne pouvait être mieux choisi ; son isolement au milieu des hameaux en dépendant, entrés de cœur dans le mouvement, l’absence alors de communications, le mettaient pour ainsi dire à l’abri de toute surprise ; les landes du Mené s’étendant, comme une mer immense, au Levant et au Midi, la rivière des Forges du Vaublanc, bordant au Nord et au Sud les grands bois derrière le château, offraient tous les moyens de prévenir les tentatives de l’ennemi.

À la nouvelle des événements du 10 août 1792, de néfaste mémoire, les chefs principaux de l’insurrection dans les Côtes-du-Nord, d’accord avec les départements voisins, prévoyant le sort dont le Roi se trouvait menacé, envoyèrent à Paris un certain nombre d’hommes déterminés, résolus à joindre leurs efforts à ceux que l’on était convenu de tenter pour le délivrer. Le défaut d’entente paralysa une action dont le succès n’était pas impossible, la suite l’a prouvé.

M. Le Nepvou de Carfort, ancien officier sorti de l’École Militaire, et M. de Kérigant[sic] commandèrent ces quelques braves et logèrent au milieu des émeutiers, dans le faubourg Saint-Antoine.

Pendant les années 1793 et 1794, le pays s’étendant depuis Broons, Dinan, Lamballe, Saint-Brieuc, Quintin, Loudéac, Corlay et Guingamp, jusqu’aux confins du Morbihan et du Finistère, fut entièrement au pouvoir des royalistes. Moncontour en était le centre. Les villes, réduites aux abois, ne pouvaient opposer aucune résistance ; mais leur possession eût été plutôt un embarras qu’un avantage pour les royalistes. Ceux-ci ne songèrent jamais à les occuper ; d’ailleurs, leurs soldats ne se trouvaient généralement sous le drapeau qu’au moment des expéditions.

Telle était la situation dans les Côtes-du-Nord, quand on apprit la résolution prise par les chefs du parti de frapper un grand coup en Bretagne.


  1. Voir la monographie de Garnier dans le 5e vol. du Nobiliaire Universel. — L’étimologie[sic] de la première syllabe de son nom, Gar ou Gwar, veut dire en breton guerre, défense, treillis. — Ses armes sont : « un treillisé de sable, cloué d’or, accompagné de roses de gueules, une dans chaque claire-voie. »
  2. Le château de Boscenit appartient aujourd’hui à mon cousin-germain, M. l’abbé Le Coniac de La Pommerais.
  3. Outres ces écoles, il y avait dans la plupart des communes des instituteurs ambulants qui allaient donner ou continuer des leçons. Ces instituteurs ambulants, moyennant un repas et un très faible salaire, ne chômaient pas, et souvent ils couchaient dans la ferme où ils avaient donné leur dernière leçon. J’ose l’affirmer, au moins en Bretagne, l’instruction était plus répandue et plus réelle qu’elle ne l’est aujourd’hui dans les campagnes.