Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER (↑)

Un magistrat comparaît devant
un homme libre


Assis sur un escabeau à l’entrée du hangar qui lui servait de demeure, Epictète méditait. Sur ses vêtements, le soleil occidental jetait la gloire flottante d’un manteau de pourpre. Mais une ombre fit retourner le philosophe. Les yeux méprisants d’un soldat regardaient, dans le vide large, la table, la lampe de terre et la vieille paillasse sans couverture.


le soldat

Lève-toi et viens avec moi.

Sans un mot, Epictète, de son pas claudicant, avait suivi.
Maintenant, il est devant le préteur.


le préteur

César, ton maître et le mien, m’a chargé de rechercher les philosophes et de les exiler non seulement hors de Rome, mais hors de l’Italie.


épictète

Tu parles mal. Il n’y a pas d’exil pour les philosophes ; ils sont citoyens, non d’Athènes, d’Hiéropolis ou de Rome, mais du monde. En outre, nul ne peut être appelé mon maître. Et toi, esclave qui t’adresses à un homme libre, tu ne parles pas au nom d’un maître, mais au nom d’un compagnon d’esclavage. Ce n’est pas à César que tu obéis, c’est aux maîtres même de César.


le préteur

Insensé, je ne connais point de maître à César.


épictète

Serais-tu l’esclave qui ignore ses propres maîtres ? Ou bien désires-tu que j’estime César supérieur à la crainte de la mort, à la crainte de la douleur, à l’amour des richesses, à l’amour des plaisirs ?


le préteur

Tu as nommé des esclaves dociles de César. La mort et la douleur sont des chiennes de sa meute. Il peut les lâcher sur toi comme Jupiter lança sur Prométhée le vautour, chien des airs. Les richesses, courtisanes désirables entre toutes, les richesses, mères de toutes les voluptés, qui donc, plus que César, peut en faire les épouses fidèles de ceux qu’il aime ?


épictète

César est-il indifférent au coup de poignard qui demain peut-être immobilisera pour toujours ses gestes criminels et fous ? Non, n’est-ce pas ? Donc il est esclave de la mort et de la crainte. L’autre jour, on me l’a raconté, pour une rage de dents, il remplit son palais de cris comme un enfant. Il est esclave de la douleur. Après avoir acheté la paix aux Barbares au lieu de les combattre, ce tributaire de Décébale s’est amusé, esclave des apparences, à promener dans la ville appauvrie le faste et le ridicule d’un triomphe vide. Soumis aux plaisirs les plus vils, il est allé reprendre dans un lupanar des bords du Tibre sa Domitia dont les baisers ignobles écœuraient jusqu’aux bateliers. L’homme au nom de qui tu te glorifies de parler, ô préteur, est l’esclave de Domitia, esclave elle-même de Pâris, un histrion.


le préteur

Si nous n’étions seuls, je serais obligé de punir chacune de tes paroles comme un sacrilège. J’aime mieux rire de ta folie. Mais, maintenant, pars en silence, car je ne t’ai point fait venir pour te demander une leçon de philosophie.


épictète

Et moi, est-ce que j’ai prié pour venir ? Est-ce que je t’ai demandé de me parler ? Je supporte ce que tu es. Pourquoi ne supporterais-tu pas ce que je suis ?


le préteur

C’est que je suis magistrat pour te donner des ordres. Et toi, vil affranchi, tu as pour seul devoir d’écouter et d’obéir.


épictète

J’ai une bouche pour te répondre comme j’ai des oreilles pour t’écouter. Et tu as des oreilles pour m’entendre, comme tu as une langue pour répéter.


le préteur

Tu dis bien : je répète des ordres qui viennent de plus haut. Et, quand tu me réponds, tu es absurde comme le chef barbare qui, au lieu de s’adresser à l’impérator, essaierait de traiter avec la première sentinelle rencontrée.


épictète

Il est peut-être vrai que nous n’avons rien à nous dire. Tu joues un rôle. Moi, je ne réplique pas ce que tu attends. D’où ton ennui et ta colère. Je ne sais que des paroles d’homme, non des phrases d’acteur, et je ne me recouvre pas de mots convenus comme d’un costume tragique. Mais toi, ombre et rôle, toi qui répètes les rythmes du mauvais poète César, tu t’irrites quand un homme parle et trouble ta ridicule représentation. Car tu ne sais ni répondre aux hommes ni même entendre ce qu’ils disent.


le préteur

Orgueilleux, Sais-tu bien que j’ai souvent l’honneur de converser avec César ?


épictète

Ton César n’est pas un homme.


le préteur

Pas un homme ? Lui qui peut te tuer !


épictète

Un tigre aussi peut me tuer, et aussi un rocher qui roule.


le préteur

Le rocher et le tigre n’entendront point tes supplications. Mais César est une divinité généreuse qui exauce parfois les prières. Et il peut te faire du bien comme te faire du mal.


épictète

Rien ni personne ne peut me faire du bien ou me faire du mal. Seul je puis me donner les vrais biens ou m’en priver.


le préteur

Il me semble que tu ne t’es pas donné jusqu’ici de grandes richesses…


épictète

C’est que les richesses ne sont pas des biens.


le préteur

Les richesses procurent des biens nombreux. En ce moment, tu ressembles à l’insensé qui dirait : « Jupiter, père des dieux, n’est pas un dieu. »


épictète

Jupiter, père des vrais dieux, est un dieu. Malgré le mensonge de l’apothéose, Vespasien, père du faux dieu Domitien, n’est pas un dieu. Ainsi les richesses, mères de choses indifférentes, ne sont pas des biens. Et seule ma volonté est la mère des vrais biens.


le préteur

Tu parles étrangement et les mots n’ont pas dans ta bouche le même sens que sur les autres lèvres.


épictète

Peut-être que sur les lèvres dont tu parles certains mots n’ont pas de sens.


le préteur

Ta superbe m’amuse… Qu’appelles-tu les vrais biens ?


épictète

Ceux qu’on trouve en soi-même ; ceux qui dépendent de nous. Apprends la seule différence importante entre toutes les choses du monde : les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui dépendent de nous sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions, en un mot toutes nos actions intérieures. Celles qui n’en dépendent point sont le corps, les richesses, la réputation, la préture et les autres honneurs, en un mot toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions intérieures.


le préteur

Mais…


épictète

Or les choses qui dépendent de nous sont libres de leur nature ; rien ne peut les arrêter ni leur faire obstacle. Mais les choses qui ne dépendent pas de nous sont faibles, esclaves, assujetties à mille obstacles et à mille inconvénients. Et elles sont entièrement étrangères à l’homme.


le préteur

O bavard !


épictète

Toi et César, vous prenez pour libres les choses qui, de leur nature, sont esclaves ; vous prenez pour vôtres en propre les choses qui, par leur nature, dépendent d’autrui. Aussi vous trouvez partout des obstacles.


le préteur

Des obstacles, César !


épictète

Certes. La rage de dents ; la mort interrompant son œuvre la plus chère et lui ravissant pour toujours tout ce qu’il appelle des biens ; Pâris et les autres amants de Domitia ; l’esclave qui entend mal un ordre ou qui obéit lentement. Et combien d’obstacles j’oublie, l’hiver par exemple qui ne fournit point de mouches au poinçon d’or. Et César, comme toi, s’afflige, se trouble, se plaint des dieux et des hommes.


le préteur

Mais il punit ceux dont il se plaint.


épictète

Oui, ceux qui lui ressemblent. Mais il ne peut rien sur les dieux qui habitent l’Olympe et sur le sage qui habite sa volonté. Ce sont des sommets trop hauts pour ton pauvre César… Parce que je prends pour mien ce qui m’appartient en propre et pour étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne me forcera à faire ce que je ne veux point, jamais personne ne m’empêchera de faire ce que je veux. Je ne me plains de personne ; je n’accuse personne. Nul ne me fait de mal et je n’ai point d’ennemi, car il ne peut rien m’arriver de nuisible.


le préteur

Pauvre fou que César peut tuer tout à l’heure…


épictète

La nature désire que je meure, comme elle destine à la mort toi, César et tous les hommes. C’est une de ces choses indifférentes, qui ne dépendent point de moi. La nature, qui m’a prêté la vie, peut me réclamer ma dette par l’intermédiaire de César, de la fièvre, d’une bête de la forêt. Que m’importe le serviteur qu’elle choisit ? C’est l’affaire de ma créancière, non la mienne. Moi, je suis toujours prêt à payer.


le préteur

Mais il dépend peut-être de toi d’apaiser César.


épictète

Ce qui dépend de moi, c’est de ne point prier, de ne point pleurer, de ne point crier, de ne point me tourmenter ou me troubler. Tout ce qui est né, je le sais, doit mourir C’est la loi générale. Il faut donc que je meure. Je ne suis pas l’éternité ou l’immensité. Je ne m’indigne pas de ne pas être partout ; pourquoi m’indignerais-je de ne pas être toujours ? Il m’est indifférent d’être à Rome ou à Hiéropolis ; il m’est indifférent d’être le vivant d’aujourd’hui ou le vivant de demain. Je suis un homme, une partie du tout, comme l’heure où je te parle est une partie du jour. Cette heure est venue et elle passe ; je suis venu et je passe. Pourvu que l’heure soit noble, la manière de passer est indifférente. Que les marais pontins me tuent par leur fièvre où César par son glaive, ce détail ne me regarde pas. Et je n’ai à honorer ni César ni la fièvre.


le préteur

Dites à moi et dans le tête à tête, tes folies sont trois fois absurdes. Si tu parlais à César et devant une foule, tu serais le personnage moitié tragique, moitié comique, qui fait rire les gens de bon sens et qu’applaudissent les imbéciles. Maintenant il n’y a ici ni le peuple ni César. Et tu es l’acteur ridicule qui déclame sans public et sans interlocuteur.


épictète

J’ai toujours un public, les dieux. J’ai toujours un interlocuteur, moi-même.


le préteur

Eh ! bien, et moi, je ne compte pas à tes yeux ?


épictète

Que tu sois là ou bien César, ni César ni toi n’est mon véritable interlocuteur. Vous êtes des circonstances. Toute circonstance doit servir au sage à se connaître et à se réaliser. Sur les bouges comme sur les temples il faut savoir lire le double avertissement que les dieux ont écrit partout : Connais-toi toi-même ; sois toi-même. Chaque circonstance fait que le sage parle aux dieux et à lui-même. Mais lorsque, véridique ou trompeuse, la circonstance porte une figure humaine, les dieux veulent que le sage parle à haute voix et leur rende un témoignage courageux.


le préteur

Epictète, ô vieux petit homme boiteux, laid et pauvre, hier esclave d’Epaphrodite, demain esclave de celui à qui César te livrera, c’est à moi qui suis libre d’infirmité et de pauvreté, à moi qui suis beau et jeune, à moi qui suis l’ami de l’impérator, que tu oses parler comme si je n’étais pas un homme…


épictète

Tu n’es pas un homme, en effet.


le préteur

Que dis-tu, avorton boiteux ?


épictète

Un être soumis à toutes les craintes et à tous les désirs, un esclave de la peur et de l’espérance n’est pas plus un homme qu’une pomme en cire n’est une pomme. Tu as la figure et la couleur d’un homme. Tu te vantes d’avoir une forme plus régulière que la mienne. Mais la petite pomme ridée a une saveur qu’on ne trouvera point dans le morceau de cire et c’est en vain que celui-ci s’enorgueillit d’être plus gros, plus rond et plus rouge. Le courage est la saveur de l’homme. Tu es fade, ô apparence.


le préteur

Ainsi je suis à tes yeux une sorte de fantôme. Pourquoi parles-tu à un fantôme ?


épictète

O forme vaine qui as des oreilles pour ne pas entendre, tu as déjà posé cette question et j’y ai déjà répondu. Mes paroles sont inutiles pour toi comme l’apologie de Socrate fut inutile pour les Athéniens. Mais elle fut agréable aux dieux et utile à Socrate : il pensa la vérité avec une précision plus héroïque et il mit en action la philosophie que jusque là les circonstances lui avaient surtout fait mettre en paroles. Ce jour-là, le fils du sculpteur acheva de se sculpter, et les dieux se réjouirent de la beauté de la statue. Tu es le ciseau que les dieux me donnent pour que je me sculpte.


le préteur

Je ne suis pas ton instrument, je suis l’instrument de César. Et lui ne me comparerait pas à un ciseau stupide, mais à un serviteur fidèle et intelligent. Ou plutôt encore, je fais partie, ô gloire, des membres de César. Je suis la main de César pour te jeter hors de l’Italie ; et je suis l’œil de César, car c’est moi qui t’ai découvert, toi et ta retraite. Quant à l’impérator, heureux comme un dieu d’Epicure, il t’ignore comme l’Olympe épicurien ignore les hommes. Il m’a envoyé à la chasse des philosophes. Mais il ne te connaît pas plus qu’il ne connaît le lièvre qu’on servira demain sur sa table. Toi, au contraire, tu es forcé de savoir que César existe. Tu vois bien que tu n’es pas son égal.


épictète

Je crois que tu as raison, car la science et l’ignorance font les hommes inégaux.


le préteur

Il est de belles ignorances et il est des sciences serviles.


épictète

Il est, en effet, deux sciences serviles : la science d’obéir à autrui et la science de commander à autrui.


le préteur

Tu dis des paroles absurdes, et commander n’a rien de servile.


épictète

Commander est aussi servile qu’obéir. Celui qui commande dépend d’autrui et le maître mourrait de faim sans ses esclaves. Il a besoin d’eux ; il est l’esclave de ses esclaves. D’ailleurs, en tant que maître, il n’existe que par l’existence des esclaves. Être maître est une relation comme être serviteur. Celui-là seul échappe à toute servilité qui n’a besoin que de lui-même. Crois-tu que le sage, qui est le seul homme libre, ait besoin qu’on lui obéisse ?


le préteur

Tes subtilités ne détruiront pas cette vérité : l’ignorance de celui qui peut tuer au hasard est supérieure à la science tremblante de celui qui peut être tué.


épictète

Un jour peut être, au moment où tu sortiras de ta maison, une tuile détachée du toit tombera sur ta tête. Dans l’heure qui précédera ta mort, tu connaitras la tuile, mais elle t’ignorera toujours. Vois ma grande bienveillance, esclave qui te proclames inférieur à une tuile et à qui je daigne, moi, homme, parler.


le préteur

Pourquoi, en effet, me parles-tu ? Je ris de tes paroles. Je ne dirais rien à la tuile. Subis-moi comme tu subirais une pierre.


épictète

C’est ce que je fais. Mais je t’ai déjà dit que je dois parler aux dieux et me parler à moi-même. Quant à toi, tu n’entends pas plus mes paroles que si tu étais un être sans vie. Mais certaines surdités ne sont que des lenteurs à entendre. Le chemin est parfois long de l’oreille à l’esprit. Peut-être demain ou dans dix ans, une de mes paroles soudain vivra, sera entendue, éveillera l’homme qui dort en toi. C’est pourquoi les dieux m’ont ordonné de parler, ô sourd d’aujourd’hui qui risques d’entendre plus tard… Et maintenant porte-toi bien. Je quitte ce pays avec indifférence : je retrouverai partout les dieux et Epictète.