Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre II

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Librairie française (p. 13-16).

CHAPITRE II (↑)

Maître et Disciple


Le lendemain, au point du jour, Épictète arrivait à la porte Raudusculane. Il y rencontra son disciple Arrien.

arrien

Où vas-tu, ô mon maître ? Car tu ne marches pas comme à l’ordinaire. Je ne sais quoi dans ton allure semble dire le départ pour un long voyage.


épictète

Je quitte Rome et l’Italie, parce que Domitien a peur de moi.


arrien

O maître, tu allais partir seul ?..


épictète

Non. Le Néron chauve est très poltron. Il a peur de tous les visages et aussi de tous les masques vides. Il a peur des philosophes et de ceux qui se proclament philosophes. Il a peur de nous qui nous abstenons par vertu, et des épicuriens qui s’abstiennent par paresse, et même des porcs qui se réclament injurieusement d’Epicure et qui s’abstiennent par lâcheté. Le pyrrhonien, ce fantôme aveugle qui doute de l’existence de César et de sa propre existence, l’effraie. Il tremble devant le chrétien qui prie pour l’impérator un dieu inconnu de l’impérator. La route va se couvrir de vrais et de faux philosophes. Dans une heure, je serai en compagnie nombreuse. Si cependant le poids des années et ma jambe trop courte me permettent d’aller aussi vite que les autres.


arrien

Maître, pourquoi fais-tu semblant de ne point me comprendre ? Tu sais bien que je ne pense pas à ces gens-là, quand je dis : « Tu allais partir seul ! » Mais je me plains parce que tu quittais, la Ville sans m’avertir, moi qui t’aime et qui ai besoin, de toi. Ainsi tu partais sans dire à Arrien : « Viens avec moi. » Ainsi, maître, tu voulais m’abandonner…


épictète

On n’a jamais besoin que de soi-même et on ne peut être abandonné que par soi-même.


arrien

Hélas ! c’est toi qui es toute ma sagesse. Je suis un enfant qui ne saurait se passer de son père.


épictète

Ne serais-tu pas plutôt l’homme tremblant qui a toujours refusé de marcher seul ?


arrien

Non, maître. Je sais mesurer la distance qui nous sépare. Si tu es un homme, je suis un enfant qui chancelle. Mais, si j’étais un homme, tu serais un dieu.


épictète

Ô mon ami, ô mon fils, tu crois parler à un sage. Adresse-toi donc de préférence au sage qui est en toi comme la statue est dans le bloc de marbre, au sage que tu dois délivrer de sa gaîne banale, comme je dois dégager le sage qui est en moi.


arrien

Maître, je ne suis qu’en puissance, si tu permets que j’emprunte ce mot aux péripatéticiens ; mais toi, tu es en acte. Je suis l’apprenti maladroit qui ne sait pas tenir le ciseau et je suis l’œil ignorant qui ne sait pas deviner dans le bloc informe les lignes de la statue… Maître, attends-moi une heure. Je cours chercher un peu d’argent qui est chez moi, et je te rejoins.


épictète

Je ne t’attendrai pas. Viens maintenant, si tu veux.


arrien

Cet argent nous serait utile, et tu veux que je le laisse… Des gens s’en empareront, qui en feront peut-être mauvais usage.


épictète

Que t’importent les gestes d’autrui ? Toi, vois si tu aimes mieux cet argent ou Epictète.


arrien

Maître, c’est mon amour pour toi qui désirait t’apporter ce viatique. Mais, puisque tu en juges autrement, je te suis sans regarder derrière moi.


épictète

Viens donc, fils inachevé dont l’âme chancelante a besoin de moi comme mon corps boiteux a besoin de ce bâton… Quand seras-tu enfin capable de te suivre toi-même ?


arrien

Maître, il y a en moi tant de choses qui ne sont pas moi. Toi qui es sage, tu ne peux deviner quel chaos fou tourbillonne autour des âmes ordinaires. Comment me découvrirais-je moi-même parmi ces agitations contradictoires que seule ta parole apaise un peu ?.. À dire la vérité, l’unique moyen que je connaisse encore de me suivre, c’est de suivre Epictète. Car je n’ai pas droit à l’orgueil du sage ; dans mes ténèbres, je dois pour ne point m’égarer, rester docile comme un enfant. Et je me félicite d’avoir eu assez de raison ou de bonheur pour choisir, parmi tant de maîtres qui appellent les jeunes gens, le seul maître qui n’appelait pas, le seul aussi qui soit capable de diriger les âmes-enfants.