Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre IV

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Librairie française (p. 31--).

CHAPITRE IV (↑)

À l’ombre du bosquet



porcus

Les ombres raccourcies tiennent, sur un mode poétique et discret, le même langage que mon estomac criard. Et j’aperçois, à l’entrée de ce bourg, une hôtellerie peut-être suffisante. Un repas ne manquerait point d’à propos. J’invite tout le monde. J’ai des provisions considérables dans mes bagages, car je me méfie des auberges de campagne. Venez voir ce que mange Porcus, même quand Porcus ne mange pas chez lui.


serenus

Nous ne voudrions pas te désobliger au moment où ta vanité parle comme la bienveillance d’un autre. Nous ne refuserons pas tous tes présents. Fais-nous donner, si tu veux, un peu de pain et quelques figues sèches. C’est un des repas qui réjouissaient particulièrement le divin Épicure.


porcus

J’ai honte de le dire, moi épicurien. Mais souvent Épicure qui parlait si bien, agissait mal.


serena

Je suis heureuse d’entendre Porcus accuser mon maître. Mais tu nous permettras de l’imiter plutôt que de te suivre. Nous éviterons comme l’air des marécages l’hôtellerie empuantie d’odeurs de cuisine et de propos sales. Mais, au bord de la route, voici un bosquet charmant. Des oiseaux y chantent mieux que les musiciennes que tu traînes après toi et leur chant ne dit nulle grossièreté. Un ruisseau, plus aimable que tes vins et qui ne salit pas ce qu’il touche, roule de la fraîcheur sous son ombre. C’est là, si tu le veux bien, que nous nous étendrons pour manger tes figues et pour deviser mollement et noblement.


porcus

Qu’il soit fait selon votre vouloir, ô insensés qui avez plus de confiance en Épicure qu’en votre ventre. Et pourtant, le ventre qui, de l’aveu du subtil Métrodore, est le véritable objet de la philosophie, est aussi le seul docteur. Je t’aime, ô mon ventre, ô sage toujours prêt pour le plaisir. Avec quelle complaisance tu reçois la philosophie du falerne, et des viandes farcies, et des murènes nourries de la pensée et du corps des esclaves. Mais, quand les ventres inférieurs s’arrêtent parce qu’ils sont pleins, tu connais, toi, l’art des bains et les exercices du vomitorium ; et tu ne te refuses pas à de nouvelles voluptés… Lequel d’entre vous, ô compagnons de route, consent à suivre mon ventre, philosophe plus savant et plus héroïque qu’Épicure ?.. Viens avec moi, toi, Epictète. Ne serait-ce que par complaisance pour un sage exilé comme toi.


épictète

J’ai du pain dans ma besace. Au bord de la route, voici un tombeau humble comme un banc. Je vais m’y asseoir. Le bosquet monte jusqu’à la pierre et, puisque Serena parait le désirer, nous causerons,


porcus

Irai-je donc seul ? Non. Historicus viendra avec moi.


historicus

Certainement. Excepté quelquefois quand ils parlent, Epictète et son disciple, Serenus et son amie sont des êtres simples tels qu’il a pu en exister à bien des époques. Mais toi, Porcus, tu portes sur ton front la marque servile et le nom de ton maître. Et ton maître s’appelle Aujourd’hui. Tu m’es précieux, homme de ton siècle et brute de toujours. Tu manges avec l’avidité de la nature la plus grossière et avec les raffinements de notre temps. Tu es le romain accroupi, pour dévorer, sur ses conquêtes. Tu es le tigre que des viandes trop abondantes et qui s’offrent d’elles-mêmes alourdissent et immobilisent comme un porc. Ô spectacle instructif à mes yeux et à mon esprit, sur le lit du triclinium tu te vautres en animal historique.

Historicus, par un de ses étranges mouvements habituels, tournait sur lui-même, et ses vêtements flottaient comme de l’histoire incohérente. Il inspectait l’horizon comme une époque vaste. Puis il reprenait :

Il t’arrive peut être des convives. J’aperçois deux hommes qui nous apportent à grands pas deux belles barbes philosophiques.


porcus

Je loue et remercie tous les dieux qui n’existent pas. Toi qui es grand, Historicus, et qui portes de longs bras, fais signe à ces hommes de se hâter.

Historicus agite des gestes qui veulent dire : « Venez vite ! » Puis, le bout des cinq doigts se touchant, il porte plusieurs fois sa main vers sa bouche ouverte.

historicus

Ils courent. Ils ne seront pas longtemps à nous rejoindre.

Bientôt, en effet, les deux hommes arrivent. Ils disent ensemble :

Salut, Porcus. Salut, Historicus.

Historicus s’incline.

porcus

Salut, Petit Carnéade. Salut, toi aussi, mais je ne dirai pas ton nom, car je l’ignore et mon nomenclator est là-bas avec mes autres esclaves.


l’homme

Je m’appelle Fluctus et je suis philosophe pyrrhonien.

Fluctus est jeune et d’une taille au-dessus de la moyenne. L’autre est court, gros, déjà blanc. Il est tout haletant d’avoir couru. C’est un académicien. À cause de sa taille et du maître ancien dont il se réclame, on l’appelle Le Petit Carnéade. Mais on a oublié le nom que lui donna son père.

porcus

Fluctus et toi, Petit Carnéade, voulez-vous manger avec moi ? Ma gloire, victorieuse des renommées de Lucullus et de Vitellius, vous est connue. Vous n’ignorez point que mes moindres repas sont des festins.


fluctus

J’ignore tout, puisque je suis pyrrhonien. Mais, en la même qualité, je suis indifférent à tout et je me laisserai conduire où tu voudras.


le petit carnéade

Je ne suis pas de ces Ixions philosophiques qui embrassent je ne sais quel nuage et affirment qu’ils jouissent de la déesse vérité. La vérité n’est pas et je ne couche point avec des chimères. Mais il y a des vraisemblances qui suffisent à mes goûts modestes et à mes ambitions humaines. Il est vraisemblable, ô Porcus, que tu es Porcus et que nous allons faire un bon repas. Je caresse ces vraisemblances comme deux jolies filles.


porcus, riant bruyamment

Vous êtes de gais compagnons. Vous êtes déjà autrement drôles qu’Épictète, Arrien, ou même Historicus. Je ne parle pas de Serenus ou de Serena : ils sont agréables à voir et, tout à l’heure peut-être, tandis qu’une jeune esclave ou un éphèbe m’excitera de ses contacts variés, dans mes yeux fermés sur leur image, comme sur des richesses rares un coffret, ma volupté, frémissante les retrouvera. Mais je vous préfère, vous deux. Après quelques amphores de falerne, de quel bon rire, je le sens, vous secouerez mon ventre, mon ventre, ô Dieu prévu et chanté par le poète Archestrate, grâce à ces hommes, tu t’agiteras bientôt comme tout un Olympe mis en gaité par la gaucherie de l’échanson Héphaistos.


fluctus

Ah ! Epictète est ici. Salut, Epictète. J’aimerais discuter avec toi et renverser la masse branlante que tu nommes vérité. Mais j’aurai plus de verve après boire.


porcus

Oui, oui, après boire. Ce sera plus gai. Nous rirons comme des matelots à une fable d’Accius Plautus.

Ils partent, en courant, en sautant, en dansant avec des rires ignobles et bêtes. Les deux philosophes soutiennent Porcus sous les bras, le portent presque. Historicus les suit, à grands pas inégaux. Serenus, Serena, Arrien haussent les épaules. Epictète les regarde sans un mot, sans un geste, sans un sourire.

serenus

Ça, des philosophes !.. C’est à dégoûter de l’exil.


serena

Ils sont plus écœurants que des cyniques.


épictète

Ne dis pas de mal des cyniques.


serena

J’en ai trop vu en Grèce, de ces ignorants couverts de vermine qui, parce qu’ils sont sales, parce que leur manteau est percé, parce qu’ils portent besace et bâton, s’enorgueillissent et disent des injures à tout le monde. Ce ne sont que mendiants impertinents, pas plus philosophes que Fluctus ou Le Petit Carnéade.


épictète

Ceux dont tu parles, Serena, ne sont pas les vrais cyniques. Je n’estime pas leur rudesse beaucoup au-dessus de la mollesse de Porcus. Le mépris du porc ne me fait pas prendre le sanglier pour un Dieu. Le vrai philosophe cynique est un homme tout vêtu de pudeur. Sous son manteau percé, il parait nu aux ignorants ; mais il porte une tunique de lumière chaste. S’il reste toujours exposé à la vue de tous, c’est qu’il ne fait rien d’indécent. C’est un homme envoyé par les dieux pour nous réformer, pour nous apprendre par son exemple que, nu, sans bien, sans autre couvert que le ciel et sans autre lit que la terre, on peut être heureux. C’est un homme qui traite les vicieux, quelque grands qu’ils soient, comme des esclaves ; un homme qui, maltraité, battu, aime et bénit ceux qui le battent et le maltraitent ; un homme qui nous regarde tous comme ses enfants, qui fait la ronde pour nous, qui nous avertit avec bonté et avec tendresse, comme un père, comme un frère et comme le ministre des dieux mêmes ; un homme enfin que, malgré sa pauvreté, les rois et les princes ne peuvent voir sans respect.


serena

En connais-tu beaucoup qui soient faits sur ce modèle ?


épictète

Certes, j’en connais peu. Mais toi non plus, tu ne connais pas beaucoup d’Épicures.


serenus

Il n’y a qu’un seul Épicure.


épictète

Il y a plusieurs cyniques. Il y a Antisthène. Il y a Diogène. Il y a Psychodore, Athénatime et quelques autres.


serena

Qui est ce Psychodore et qui est cette Athénatime ?


épictète

Deux amants qui furent dans l’école cynique ce que Serenus et Serena sont dans l’école épicurienne. Mais Athénatime mourut jeune et Psychodore partit pour d’étranges pays. Le récit de ses voyages existe en langue barbare à la bibliothèque d’Alexandrie. Historicus a déroulé le volume et il m’en a conté des choses merveilleuses.

Des esclaves arrivent qui apportent, dans des corbeilles, des petits pains, des figues sèches, des figues fraîches. Parmi les figues fraîches, il y en a d’énormes, blanches ou vertes, qui s’entr’ouvrent pour laisser voir, rose ou rouge, une chair grenue. D’autres, strictement fermées, peau tendue, présentent un nombril où perle une goutte lourde. Mais quelques-unes éclatent comme des vêtements étroits sur des femmes grasses. En voici de petites, grises et fines. En voilà qui sont habillées de rose doux, de bleu noir ou de je ne sais quel violet épais. Les figues sèches ont des couleurs pâlies tout aussi diverses et leurs formes varient davantage. Les unes roulent, séparées, racornies, tout en bosses et en creux. D’autres, embrochées près de la queue à des branchettes d’olivier, semblent des fragments de colliers lourds. D’autres, tassées, forment une masse compacte ; un gâteau où l’on coupe des tranches.

serena, présentant une corbeille

Puise le premier, Epictète. Car je t’honore comme un père et, si Épicure n’avait enseigné toute la vérité, je serais heureuse d’apprendre de toi la portion de vérité que tu connais.


épictète

Mon pain me suffira.

La jeune femme s’incline et, se tournant vers Arrien assis auprès de son maître, lui présente la corbeille. Arrien prend une figue.

serena

Prends-en encore.


arrien

Non. Je te remercie. J’ai pris une figue parce que je me trouve trop jeune et trop ignorant pour me permettre un refus absolu. Mais je n’en mangerai pas davantage.

Serena vide la corbeille sur les genoux d’Arrien et s’éloigne en riant. Le jeune homme rougit. Il n’ose pas dire à un esclave de remporter les fruits. À l’exception de celui qu’il a pris lui-même, il les pose tous sur la pierre entre lui et Epictète.
L’épicurienne sert son ami, prend elle-même quelques figues et un petit pain. Puis elle appelle les esclaves.

serena

Reprenez ces pains superflus et ces figues inutiles. Mangez-les, si vous voulez, ou rapportez-les à votre maître.


un esclave

Si nous les mangeons, Caïus Trufer nous fera fouetter.


serena

Non. Il nous a donné tout ceci, et nous vous le donnons. Car il ne sait pas mesurer nos besoins et nous savons mesurer les vôtres.

Les esclaves emportent le tout à peu de distance. Ils mangent en riant et en jouant grossièrement. Ils se bousculent, se roulent sur l’herbe, s’embrassent. Mais bientôt,

un esclave

Mes amis, il y a Épictète. N’avez-vous pas honte ?.. Devant lui…

Les esclaves s’éloignent.


un autre esclave

C’est vrai. Nous n’y pensions pas. Allons de l’autre côté du bosquet. Et ne faisons pas trop de bruit.


un autre

On dit : « Tel maître, tel esclave. » Mais nous valons mieux que Porcus et nous savons respecter les hommes respectables.


un autre

As-tu vu Fluctus et Le Petit Carnéade ? Ils semblaient ivres avant boire. Et on les appelle des philosophes, tout comme Épictète ou Serenus. Et Porcus aussi se prétend philosophe.


un autre

Il y a de bons philosophes et de mauvais philosophes, comme il y a de bons maîtres et de mauvais maîtres.


un autre, sombre

Il n’y a que de mauvais maîtres.


un autre, avec un rire acre

Il suffit à mon indignation de dire : « Il y a des maîtres ! »