Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre III
CHAPITRE III (↑)
Les Rencontres
Par tous les dieux qui n’existent pas, je commençais à m’ennuyer. Je suis heureux de rencontrer le vénérable Épictète… Vous, esclaves, restez en arrière. Un peu de marche fait du bien à la santé et excite l’appétit. Puisque je trouve des frères de philosophie et d’exil — encore qu’ils n’apprécient pas à sa valeur Épicure, divin pour avoir supprimé les dieux et pour nous avoir enseigné l’indéfectible sagesse des animaux — je veux causer avec eux.
Conte-moi ce que tu as répondu au préteur qui t’annonçait l’ordre d’exil.
Je lui ai dit, avec tout le mépris que mérite un homme moins riche que moi : « Le véritable exilé, c’est toi, qui es pauvre. Moi, avec mes richesses incalculables, je serai heureux partout ; je serai partout dans ma patrie. Car la patrie de l’imbécile porte un nom de ville ; mais la patrie du sage s’appelle Volupté. Partout mon argent me donnera du poisson, des viandes farcies, des femmes grasses et la vénusté sobre des éphèbes.
Qu’a répondu le magistrat ?
Que pouvait-il répondre ?.. Il a baissé la tête. Puis il a soupiré : « Ô Caïus Trufer, tu es heureux. Mais César peut t’envoyer l’ordre de mourir et de le faire ton héritier. Si je lui donne ce conseil utile, il me le paiera sans doute d’une portion de tes dépouilles. » J’ai compris. J’ai jeté sur les dalles de l’or retentissant. Et j’ai dit : « Ramasse ce qui tombe de l’auge trop pleine de Porcus. » Le préteur, ayant recueilli les monnaies nombreuses, m’a embrassé. Puis il m’a parlé noblement, en brave homme. Il affirmera à César que je l’aime et que je prie pour lui ces dieux auxquels je ne crois point. Il me fera promptement revenir dans la Ville. En échange, je lui donnerai de l’or, je l’inviterai à mes festins et je lui livrerai parfois, jeune femme ou éphèbe, un esclave dont la vue et le contact n’exciteront plus ma virilité.
— Ô Epictète, ô Arrien, ô Porcus, avouez qu’aucune époque ne fut semblable à celle-ci.
Eh ! quoi, tu es exilé comme philosophe, toi que les philosophes repoussent et qui méprises la philosophie ?
Notre siècle est étrange.
Qu’as-tu dit au préteur ?
Je lui ai dit d’abord : « Notre siècle est étrange. »
Sans doute. Mais tu lui as adressé d’autres paroles ?
Je lui ai dit encore : « Insensé, tu crois m’exiler, moi qui suis citoyen non pas seulement du monde Aujourd’hui, mais de tous les Hiers. Le véritable exilé, n’est-ce pas toi, enfermé dans une Ville, enfermé dans une époque ? Tu vis dans un siècle aride et étroit, rocher qui brûle, qui grouille de serpents et de scorpions et que la mer entoure de toutes parts. Moi je possède un vaisseau enchanté, que tu ignores et que César ignore. Mon navire invisible me transporte sur l’océan des temps et, quand je veux, il aborde, pour le repos et le sourire, aux siècles les plus beaux, aux îles les plus fleuries. »
Arrêtons-nous une minute. Car je vois approcher le beau Serenus et la belle Serena.
Ô Serenus, qu’as-tu dit au préteur ?
J’ai dit : « Partout tu es exilé dans l’erreur et dans la douleur, toi qui n’as pas compris Épicure. Partout ma présence suffit à dresser autour de moi le temple serein de la vérité et de la joie. »
Est-ce tout ce que tu as dit ?
J’ai dit encore : « Partout j’aimerai Serena et partout Serena m’aimera. » Mais le magistrat a ricané, dans l’espoir d’être cruel : « Si César vous séparait ?.. » J’ai répondu : « Ni César, ni aucune force des hommes ou de la nature ne peut séparer nos pensées. L’amour rend présents les absents et permet de baiser les lèvres lointaines. — Et si César la faisait mourir ? a miaulé le tigre revêtu de la prétexte. — Je penserais toujours à elle et sa dernière pensée serait un sourire vers moi. » Quand les pensées d’un magistrat ne sont point faites de sang, elles sont faites de boue ; il a repris : « Mais si, l’enfermant en quelque maison publique, il la livrait aux soldats ?.. — Semblable aux plus nobles vies d’aujourd’hui, elle serait une prostituée apparente. Mais son corps seul supporterait des indignités. Son esprit planerait, libre, assez haut pour rester avec moi. Ou peut-être elle se tuerait en appelant mon nom. Cependant je me tuerais en appelant son nom. Et ce serait deux morts plus heureuses que les vies réunies de tous les Césars. »
Ô jeune homme, tu as parlé noblement. Tu as montré une fois de plus qu’Épicure est la sœur de Zenon.
Pourquoi l’appelles-tu sa sœur plutôt que son frère ? Un héroïsme revêtu d’élégance te semble-t-il moins courageux ?
Je n’aime pas qu’un homme revête la stola. Je n’aime pas qu’un héros soit en même temps une coquette.
Les dieux des Grecs ont aussi la beauté extérieure, ô Epictète.
Le laborieux Héphaistos est plus boiteux que moi et Héraclès refuserait la ceinture d’Aphrodite, ô Serena.
Moi, je dis…
Quand on parle d’Epicure, Porcus n’a qu’à se taire.
Insolente !. Épicure est le berger du plaisir. Moi, je suis le meilleur porc de son troupeau. Je jouis et j’engraisse, au lieu de me fatiguer à lire et à rêver. Épicure vous blâmerait, mais il me louerait. Il me louerait avec envie, disant : « Le bétail qui broute, qui digère et qui dort vaut mieux que le berger lui-même, car il n’a pas la peine de se conduire. »
Tu es, ô Porcus, le produit d’une époque étrange.
Étrange, toi-même. Étranges, tous ici. Oh ! l’assemblée de pauvres et de tous… Je suis le seul sage. Et, si Serena était moins belle, je remonterais dans ma litière pour ne plus entendre vos sottises.
Voici la première fois que j’ai honte et regret d’être belle.
Porcus est le châtiment d’Épicure. La doctrine d’Épicure est un temple, mais qui porte une enseigne de cabaret. Les ivrognes y viennent, comme à la taverne, boire et chanter des rythmes grossiers. Quelques-uns même laissent des ordures sur le pavé ou éclaboussent les murs de leurs vomissements.
Épicure n’est pas responsable de Porcus. Si certaines austérités sont hargneuses ou agressives, je n’ai pas l’injustice d’en accuser Épictète et Zénon. La corruption du meilleur est ce qu’il y a de pire. Rien n’est au-dessous d’un Porcus, précisément parce que rien n’est au-dessus d’Épicure.
Il convient de placer beaucoup plus haut qu’Épicure, Socrate, Diogène, Zénon et tous ceux dont les nobles paroles sont en harmonie avec les actions nobles.
Je trouve beau de donner plus qu’on n’a promis.
Ô coquette.. Il est plus beau de donner exactement ce qu’on a promis,
M’expliqueras-tu pourquoi plusieurs stoïciens sont devenus des nôtres, mais jamais un épicurien ne s’est fait stoïcien ?
Je t’expliquerais ce facile mystère, si Serena n’était point avec nous.
Serena discute avec Historicus. Restons un peu en arrière et réponds à ma question.
Des stoïciens, dis-tu, sont devenus épicuriens ; mais nul épicurien n’est devenu stoïcien. De même on fait des eunuques avec des hommes, mais il est difficile avec un eunuque de refaire un homme.
Tu as trop d’esprit pour un philosophe ou pour un consul et je suis tenté de dire, moi aussi : « Nous avons un plaisant stoïcien. »
Ô mon bien-aimé, tout ce qui exprime l’amour peut être public et je t’approuve d’avoir dit au préteur notre indénouable lien. Mais ce qui signifie la volupté doit rester discret et secret.
Pourquoi ? La volupté est naturelle. La volupté est belle.
Tout ce qui est naturel ne doit pas être montré à tous les yeux, ni tout ce qui est beau. Songe aux yeux de Porcus, mon Serenus. Les regards de Porcus salissent comme des doigts sordides… Tu sais que tu m’attristes, mon ami, quand tu parles ou quand tu agis en cynique grossier. Ô noble épicurien, ignores-tu que je n’aurais pu aimer un cynique ?
Et si je me dévoilais cynique ?.. Si tu t’étais trompée sur moi, cesserais-tu de m’aimer ?
Celle qui aime ne cessera pas d’aimer. Mais, si elle s’est trompée, l’amour, qui fit sa joie, deviendra sa douleur. Je sais des mères outragées qui aiment leur fils dans la peine et l’humiliation. Si tu te révélais vil, je deviendrais semblable à une de ces mères.
Cesse de craindre, amie. Je n’abandonnerai pas le noble Épicure et ses jardins pour chercher Diogène sur les places publiques parmi la populace et pour distinguer mon maître à ce signe qu’il parle et agit plus grossièrement que les autres. Mais tu as tort de considérer comme grossière et banale la volupté. Elle est un poème aussi beau et presque aussi rare que l’amour.
Non. Elle est la musique qui ne signifie rien sans les paroles. Si elle ne chante l’amour, elle devient laide comme un air sifflé par des cochers. Comment accordes-tu quelque prix à une chose aussi commune, où l’esprit n’a point de part et que tous peuvent donner ?
Ô naïve, tu te trompes. La volupté est un art et il y a peu d’artistes. Je te félicite, heureux instrument tombé d’abord aux mains d’un bon musicien.
Ce que tu dis doit être laid, puisque je me sens rougir.
Demande à Porcus. Je suis sûr qu’il ignore même…
Je ne comprends rien à tes paroles. Tu prononces des mots inutiles qui n’émeuvent rien en mon corps. Et je ne désire pas découvrir s’ils ont un sens ou si tu te moques de moi. Quand je mange, je ne demande pas à mes dents si elles font plaisir aux viandes.
Rares ou non, les artistes sont plusieurs. Le bien-aimé est un. Tu as dit au préteur que je t’aimerai toujours, malgré tout. Crois-tu que ce soit pour les joies physiques que tu m’as données, vagues éclairs vite passés, vite oubliés ? Si tu peux le supposer seulement, tu es un bien mauvais épicurien.
Serenus est certainement un mauvais épicurien. Puisqu’il est romain. L’épicurisme est une fleur de l’Attique, trop délicate pour le dur climat de Rome. Transplantée ici, elle est semblable à cette rose des montagnes qui n’a point d’épines sur le sommet natal mais qui, dans nos jardins, se hérisse et pique comme les autres.
Que veux-tu dire
Le génie romain est grossier et matériel. Ce qui n’est pas conquête pratique lui échappe bientôt et l’attriste. Voyez ce que le poète Lucretius a fait des doctrines d’Épicure. Il les a dites, ces douceurs, en vers âpres et désespérés. Ah ! l’abeille étrange à qui on donne du miel et qui en tire du fiel… Et Lucretius Carus finit par se tuer, non dans la joie, mais parmi des imprécations.
Rome a vu d’autres épicuriens.
Oui, Gallonius, Pison, Horatius Flaccus, Porcus et tout le reste du troupeau. Le romain avilit Épicure, héros de la joie, ou l’attriste. Les êtres grossiers cherchent la joie dans le plaisir ; s’ils sont très bêtes, ils croient l’y avoir trouvée ; sinon, leur erreur leur paraît nier la joie et ils pleurent. Ô Epicure, fleur fragile, tu as besoin, pour t’épanouir, de baigner dans la douce clarté d’Athéna.
Je t’assure que, d’ordinaire, mon Serenus…
C’est que les lumières flottantes de tes yeux brillent comme le ciel de ton pays, et de ta présence émane une atmosphère grecque. Mais, loin de toi, le sourire d’Épicure devient, sur toute bouche romaine, le gros rire de Porcus, le rire gras d’Horatius Flaccus ou la grimace douloureuse de Lucretius.
Sais-tu, ma Serena, pourquoi Éros a des ailes ?
Étrange question, en ce moment, et qui m’étonne.
Réponds quand même.
Parce qu’il est homme, sans doute, et infidèle ?
Ce n’est point cela, chère malicieuse… As-tu remarqué les amours des fleurs immobiles ? Elles ne peuvent se rapprocher l’une de l’autre et elles confient leurs baisers aux ailes des abeilles ou des papillons. Ainsi entre deux amants, l’amour, abeille, papillon ou dieu enfant, est une pensée qui a des ailes et qui porte des parfums. Toujours elle vole de l’un à l’autre. Je sens en une volupté ta pensée m’élargir et me pénétrer comme l’abeille élargit et pénètre la fleur. Mais je suis un calice pauvre en qui l’abeille ne trouve pas un butin nouveau et elle te rapporte un miel qui vient de toi.