Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XIII

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Librairie française (p. 159-190).

CHAPITRE XIII (↑)

La Révolte des Esclaves



porcus

C’est toi que j’implore, vénérable Épictète ; toi justice vivante et vivante lumière. Tu as sauvé Théophile, ce chrétien vil. Sauve-moi, moi, sénateur romain, moi, un des hommes les plus riches et les plus nobles de la Ville et du monde, et je te prouverai que tu n’as pas servi un ingrat.

Porcus se jette aux pieds d’Épictète et veut continuer à parler.

épictète

Quitte cette posture qui m’injurie. Je reste debout devant tous et je désire que tous restent debout devant moi.


porcus, se relevant

Je t’obéis, vénérable Épictète. Mais ne repousse pas ma prière.


épictète

Je n’ai jamais repoussé une demande juste.


porcus

Toi qui sais parler à la foule et lui faire faire le contraire de ce qu’elle veut, viens parler à mes esclaves. Viens leur expliquer la justice. Précisément, en voici un qui arrive derrière moi. C’est leur chef, c’est le chef de la révolte. Change d’abord Félicion en esclave fidèle et, avec son aide, tu changeras facilement les autres.

Félicion est un grand jeune homme blond, aux yeux résolus et qui porte la barbe philosophique.

félicion

Tu me reconnais peut-être, Épictète. À Rome, quand j’avais une heure de loisir, j’accourais t’écouter. Tu es mon maître, non celui-ci. Car tu m’as enseigné cette parole de Socrate : « De quelque part que vienne un ordre, dès qu’il s’appuie sur la force non sur la persuasion, il est un acte de violence, non une loi. » Or celui-ci n’a jamais donné que des ordres soutenus par la force. Mais toi, tu dis la vérité et celui qui est capable de comprendre s’en va persuadé. Celui-ci est un César au gros ventre, un Vitellius méchant et risible. Mais toi, tu es le héraut des dieux, les seuls législateurs.


épictète

Philosophe Félicion, quel débat peut-il y avoir entre toi que ton âme, malgré les apparences, fait homme libre, et l’esclave Porcus ?


porcus

Les étranges façons de parler !


félicion

Cet être de nature servile se prétend mon maître et le maître de mes compagnons.


porcus

Oui, la loi me proclame votre maître. Et il est juste d’obéir à la loi. Explique-lui, Épictète, que la justice est fille de la loi.


épictète

Tu te trompes. La loi est fille de la justice. Et, si tu appelles lois des filles de la force, tu mens.


porcus

Les juges me donneraient raison. Donc la loi est pour moi. Si tu es juste, Épictète, parle comme un juge.


épictète

Malheureux, toutes tes pensées ne sont que terre et que boue. Tu ne regardes que ces misérables lois humaines qui sont les lois des morts. Mais tu ne portes jamais ta vue sur les lois qui viennent des dieux et qui commandent aux intelligences.


porcus

Il n’y a pas de dieux.


serenus

Tu dis la vérité, Porcus, et c’est le hasard qui règle toutes choses. Le hasard t’avait donné ces hommes. Le hasard te les reprend. Qu’as-tu à dire à cela ?


porcus

J’ai à dire que ces hommes sont à moi par les lois, que leurs pères appartenaient à mon père, qu’ils sont nés sur mes domaines, que je les ai nourris.


serenus

Tu les as nourris avec les fruits de ton travail, sans doute ?..


porcus

Tu dis des sottises.


félicion

C’est nous qui t’avons nourri. C’est nous qui sommes tes créanciers. Et tu es insolvable comme un porc vivant. Si nous n’écoutions que la justice, nous aurions le droit de te tuer.


épictète

La folie crée des criminels qui méritent la mort, mais la sagesse ne crée point de bourreaux. Quiconque fait violence à d’autres hommes mérite la mort. Mais nul ne doit tuer. On ne guérit pas le mal par le mal et la violence par la violence.


porcus

Il y en a que j’ai achetés de mon argent.


serenus

D’un argent qu’avaient gagné tes mains laborieuses, je suppose ?..


porcus

Qu’il est bête, celui-là ! Serenus, la grossièreté de ton esprit déshonore le nom d’épicurien… Toi, Félicion, tu avais douze ans. Les soldats, en réprimant une sédition, t’avaient pris dans les montagnes des Helvètes. Tu appartenais aux soldats par droit de conquête. Je t’ai acheté à tes premiers maîtres. Tu m’appartiens par droit d’achat.


félicion

Zénon de Cittium a dit : « Il y a tel esclavage qui vient de la conquête, et tel autre qui vient d’un achat ; à l’un et à l’autre correspond le droit du maître, mais ce droit est mauvais. »


serena

Je veux dire de belles paroles d’Annœus Seneca. Car j’aime ce stoïcien qui vécut dans la douceur épicurienne et qui souvent loua Épicure. Voici des mots qu’il semble adresser à Porcus lui même : « Des esclaves ! dis plutôt des hommes. Des esclaves ; dis des compagnons d’esclavage… Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi. »


épictète

Il n’y a d’esclave naturel que celui qui ne participe pas à la raison. Or cela est vrai des bêtes, non des hommes. L’âne est un esclave destiné par la nature à porter nos fardeaux, parce qu’il n’a point en partage la raison et l’usage de la volonté. Mais, s’il avait reçu ces dons, l’âne se refuserait légitimement à notre empire : il serait notre égal.


porcus

Tu es injuste envers moi, parce que tu me hais. Et, pour me dépouiller, tu embrouilles toutes choses, tel un avocat plein de malice. Il n’est pas question d’ânes ; il est question d’esclaves.


épictète

C’est précisément ce que je te dis : s’il était question d’ânes, tu pourrais avoir raison ; mais il est question d’hommes.


porcus

Il n’est pas question d’hommes ; il est question d’esclaves.


félicion

Il est, en effet, question d’un esclave inepte et qui s’appelle Porcus.


épictète

Nous ne devons pas vouloir pour les autres hommes le fardeau que nous ne voulons point pour nous-même. Or Porcus ne voudrait pas être esclave. Pourquoi donc se servirait-il des autres comme d’esclaves ?


porcus

Ainsi tu détruirais toute industrie et tu ramènerais les hommes à la brutalité et à la pauvreté primitives.


serena

Que dis-tu, Porcus ?


porcus

La vérité. Nous avons des besoins et, pour satisfaire ces besoins, il nous faut des instruments. Mais les instruments faits avec du bois et des métaux ne se fabriquent pas seuls et ne travaillent pas seuls ; il faut leur adjoindre des instruments vivants. Avant d’exister, et pendant sa durée laborieuse, et après qu’il est usé et a besoin d’être remplacé, toujours l’outil nécessite l’esclave.


épictète

L’outil suppose quelqu’un qui l’a fabriqué et quelqu’un qui s’en serve. Que celui qui désire les fruits du travail travaille.


porcus

Tu ris, Épictète, et tu n’imagines pas le sénateur Caïus Trufer se fatiguant à un labeur servile.


serena

Non, on n’imagine pas un Porcus utile, même à lui seul.


porcus

Les statues de Dédale et les trépieds de Vulcain, au dire des poètes, se rendaient d’eux-mêmes à l’assemblée des dieux. Donnez-moi des outils semblables qui entendent mes ordres et les exécutent d’eux-mêmes ; alors je pourrai peut-être affranchir mes serviteurs. Mais tant que la charrue ne laboure pas et ne sème pas sans aide, tant que l’archet ne chante pas seul sur la cithare, il me faut des esclaves.


félicion

Mange du gland si tu veux, Porcus, et entends, si tu peux, la voix du rossignol.


serena

Ou bien apprends la musique et conduis ta charrue.


porcus

Tu es deux fois folle. D’ailleurs, même si les outils travaillaient seuls, il faudrait encore pour que la cité existe, qu’il y ait une hiérarchie, qu’il y ait des maîtres et des esclaves.


épictète

La cité de Porcus peut mourir sans que je la regrette.


théophile

Songe, Porcus, à la cité de Dieu où tous les élus seront égaux.


porcus

Mais, tant que nous vivons sur la terre, mes esclaves doivent m’obéir. S’il y a un dieu, c’est, lui qui me les a donnés et je suis pour eux le représentant de sa volonté.


théophile

Sans doute, mais…


épictète

Ô lâcheté des chrétiens…


historicus

Ils sentent déjà qu’ils seront un jour les maîtres. Déjà leur doctrine devient une doctrine de domination et de servitude.


porcus

Les hommes ne sont pas égaux Les meilleurs sont faits pour commander aux autres. Mes esclaves ont juste assez de raison pour comprendre ma raison. Ils doivent, dans leur intérêt comme dans le mien, m’obéir.


épictète

Tu crois ton intelligence supérieure à celle de Félicion ?


porcus

Certes ! Puisque je suis le maître.


épictète

Tu te contredis à chaque instant, ô raison supérieure. Tout à l’heure tu prétendais à un avantage naturel ; maintenant tu parles d’un avantage de hasard.


porcus

Je suis épicurien et la nature n’est pour moi que le hasard.


épictète

Que dit Serenus de cette pensée épicurienne ?


serenus

Un hasard guérissable avait fait de Félicion un esclave. Un hasard incurable a fait de Porcus un imbécile.


historicus

Porcus me paraît pourtant dire quelque chose quand il affirme la supériorité du maître sur l’esclave.


porcus

Historicus seul comprend la vérité. Et un peu Théophile.


historicus

Mais Porcus confond la cause avec l’effet. C’est l’esclavage qui abrutit ; l’infériorité de l’esclave est le crime du maître, non la faute de la nature.


épictète

L’esclavage abrutit le maître autant que l’esclave.


historicus

Non. Le maître souvent devient plus délicat, plus cultivé.


serena

la noble culture de Porcus…


épictète

Il y a pour l’homme plus d’une façon de devenir une bête. L’esclave qui ne défend pas sa raison devient un âne inepte et passif. Le maître devient un singe capricieux et dont les grimaces font l’admiration d’Historicus.


porcus

On devrait mettre à mort quiconque ose soutenir qu’il peut y avoir raison et vertu chez les esclaves. Cette opinion est un crime contre la cité. Si elle était vraie, en quoi les esclaves différeraient-ils des hommes libres ?


épictète

C’est ce que je te demande.


félicion

En quoi Porcus diffère-t-il d’un esclave ?


historicus

Epaphrodite n’avait de libre que le corps ; Épictète avait l’âme d’un homme libre. Tels Porcus et Félicion.


porcus

On n’a jamais vu de cité sans maîtres et sans esclaves Et on n’en verra jamais. Or ce qui est utile à la république, c’est cela que j’appelle le droit.


théophile

Il y aura des cités sans esclaves. Le passé ne prouve pas l’avenir. Chreistos n’est pas venu au commencement des temps.


historicus

Quand Théophile sera César, Théophile aura des esclaves.


théophile

Tu mens.


historicus

Peut-être, en effet, pour me faire mentir, tu leur donneras un autre nom.


épictète

L’intérêt civil ne peut corrompre le droit naturel. On est homme avant d’être citoyen. Et, s’il faut cesser d’être l’un ou l’autre, le sage n’hésite pas, mais, pour continuer d’affirmer l’humanité, il nie la cité.


historicus

Conte-nous donc, Félicion, ce qui s’est passé entre toi et Porcus. Seuls, les faits m’intéressent réellement.


félicion

Porcus était un césar capricieux et méchant. Quelquefois il nous donnait trop de choses à manger et il s’irritait parce que nous ne mangions pas tout. Ensuite il ne nous donnait rien, et il exigeait que nous mangions le poisson gâté et les viandes pourries. Ou bien il nous laissait jeûner un jour entier. Si quelqu’un de nous murmurait il lui faisait donner le fouet, ou le faisait mettre aux fers, ou le faisait jeter vivant aux murènes.


porcus

Tu mens. Ma maison est une maison bien réglée. Sauf deux ou trois fois, et pour des insolences graves, je n’ai jamais jeté aux murènes que de vieux esclaves qui n’étaient plus bons à rien.


félicion

Vous entendez.


porcus

J’ai le droit de punir, puisque je suis le maître. Et c’est mon devoir d’utiliser tout. Sans quoi, les plus belles fortunes s’effondrent vite.


épictète

Tais-toi, bête féroce. Laisse parler les hommes.


théophile

Ô mon frère, Dieu veut que l’esclave obéisse au maître. Mais il désire que le maître soit doux à l’esclave. Repens-toi, ou il te punira.


porcus

Rends-moi mes esclaves, et je me repentirai.


théophile

Si tes esclaves étaient chrétiens, ils te seraient fidèles.


porcus

Si je ne craignais l’opinion de César et la haine du peuple, je te dirais : « Théophile, baptise-moi et viens avec moi dans mes divers domaines baptiser les esclaves qui me restent. »


théophile

Tu me diras un jour ces paroles, et il y aura une grande joie dans le ciel.


félicion

Depuis longtemps plusieurs désiraient se révolter et tuer Porcus. Je les retenais. Je leur disais : « Voulez-vous être attachés à l’arbre ignominieux de la croix ? Si vous ne voyez d’autre libération que la mort, mourez plutôt de votre main. Mais croyez-moi et attendons ensemble. La fortune aveugle fait le bien après avoir fait le mal, et le jour éclatant est fils de la nuit obscure. Une occasion se présentera. Comptez sur Félicion pour la saisir aux cheveux, si chauve qu’elle soit. » Quelques-uns murmuraient contre moi, mais les autres les apaisaient. Et, chaque jour, ceux qui me haïssent parce que les autres m’écoutent me disaient en riant : « Est-ce aujourd’hui, Félicion, que tu saisis le cheveu de l’occasion chauve ? » Moi, je riais avec eux et j’attendais.

Ce matin, au moment du départ, j’ai dit : « Voici l’occasion. Et elle n’est pas chauve. Tout à l’heure nous saisirons son épaisse chevelure. » Quelques-uns ont interrogé : « Pourquoi aujourd’hui plutôt que hier ? » Je leur ai expliqué les choses : « Aujourd’hui, Porcus n’osera pas se plaindre aux magistrats. Porcus ne joue pas quand il risque de perdre. Porcus tremble à l’idée que César pourrait penser à lui de nouveau. César, s’il pensait de nouveau à Porcus, lui confisquerait probablement tous ses biens ; peut-être même il lui enverrait l’ordre de mourir. »


porcus

Voleur ! meurtrier !


historicus

Ce Félicion est un chef habile. Continue ton récit, grand général.


félicion

Deux ou trois de mes camarades hésitaient encore. Mais j’étais sur le forum du bourg quand la foule voulait tuer Théophile. J’ai crié plusieurs fois en faveur de Serenus et en faveur d’Épictète. Quand ce vil esclave, Porcus, est venu près de moi sur les épaules d’un homme monstrueusement grand et fort, j’ai attendu un moment favorable pour pousser l’homme. J’ai fait tomber Porcus et j’ai eu le plaisir de marcher un peu sur lui.


porcus

Meurtrier ! carnifex !


épictète

Tu fis mal, mon Félicion.


félicion

La lâcheté est une puissante magicienne ; elle avait métamorphosé le porc en tigre dangereux. Porcus avait frappé Serena. Il avait jeté la première pierre, qui pouvait faire tomber sur vous toutes les autres pierres. Autant qu’il dépendait de lui, il avait commis sept ou huit assassinats. Je l’ai puni médiocrement.


épictète

Rappelle-toi, mon fils, ce que je te disais tout à l’heure : La folie fait des criminels qui méritent la mort, mais la sagesse ne fait point de bourreaux. Tu as vu d’ailleurs que, même dans des choses indifférentes et qui ne dépendaient pas de nous, la raison et la douceur ont triomphé là où la violence aurait échoué.


historicus

Ce qui a triomphé, c’est un mensonge involontaire et une ruse qui s’ignorait.


théophile

Ce qui a triomphé, c’est la volonté de Dieu.


épictète

Tu as raison, Théophile, et…


historicus

Moi, Félicion, je t’approuve complètement. En faisant tomber Porcus et en le piétinant un peu, tu as entretenu l’excitation nécessaire de ton âme ; tu t’es grisé du vin d’une première révolte. Il est bon d’être ivre de falerne, de colère ou de mépris de l’ennemi, quand on va monter à l’assaut.


félicion

Revenu auprès de mes compagnons, je leur ai raconté les derniers événements. J’ai dit aux quelques-uns qui hésitaient : « Consentirez-vous à rester toujours les esclaves de ce lâche ? douleur ! être esclave. Mais être esclave de Porcus, ô honte ! » Par ces paroles et d’autres semblables, je les ai décidés. Et nous nous sommes arrêtés quand Porcus voulait que nous marchions. Il est venu vers nous la bouche pleine de je ne sais quel vomissement d’injures et de menaces. Mais je lui ai dit : « Tu parles, ô tardif Porcus, à des êtres qui ne sont plus ici. Tu parles à des esclaves ; nous nous sommes affranchis. »


porcus

Tu viens de raconter un crime et un crime lâche, puisque je ne pourrais essayer de le punir qu’en courant des risques.


historicus

Connaître l’ennemi est le grand mérite d’un chef. Félicion a vu dans ta lâcheté un des outils de son succès. Il s’est servi de ta lâcheté comme d’un diogmite on d’un licteur qui t’empêcherait de mettre la main sur lui et sur ses compagnons.


porcus

Je mettrai pourtant ma main sur lui.

Porcus fait un pas vers Félicion. Félicion marche sur Porcus et, d’un coup de poing, le jette à terre.

porcus, se relevant péniblement

Ô vous tous, hommes libres, ne défendrez-vous pas un sénateur contre un vil esclave ?


serenus

Homme, tu attaques un homme ; il se défend ; c’est son droit. Lâche, tu attaques un homme brave : tant pis pour toi.


félicion

Maintenant mes compagnons reviennent libres à la Ville. Moi, si Épictète le permet, je suivrai Epictète partout où il ira. Car l’exil, c’est le pays où l’on n’entend point de paroles sages.


épictète

Viens, mon fils.


arrien

Viens, mon frère.

Arrien embrasse Félicion.

porcus

Du moins, Épictète, fais-moi rendre mes provisions, mes voitures, mes chevaux, mon or, que ces voleurs ont la prétention de garder.


félicion

Tes provisions, tes voitures, tes chevaux sont vendus aux gens du bourg.


porcus

Misérable !


épictète

Que dis-tu, Félicion ?


félicion

La vérité.


porcus

Eh ! bien, qu’on me rende l’argent produit par ces ventes criminelles et, en même temps, l’or considérable qui était dans la deuxième voiture.


félicion

On ne te rendra rien.


porcus

Épictète, tu entends les paroles de ce voleur. Il ne peut pas dire touchant les pièces d’or ce que tu m’as répondu au sujet des esclaves. Il ne prétendra pas, je suppose, que mon argent a de la raison et l’usage de la volonté. Il m’appartenait légitimement, mon argent. Ici, le philosophe le plus fou n’a rien à m’opposer.


épictète

Je ne comprends pas ce que tu as fait, mon Félicion.


porcus

Je retrouve enfin Épictète. Je trouve enfin un homme juste. Et je me réjouis. Car la justice est un baume sur les blessures.


félicion

Écoute ce que j’ai fait, ô mon maître. J’espère qu’ensuite tu ne me blâmeras point.


historicus

Les lois de la guerre ne sont pas les lois de la paix et d’avance je t’approuve, brave et habile Félicion.


épictète

Le mal reste toujours le mal. Mais l’action est un vin traître. Et le plus sage, s’il se laisse surprendre à son ivresse, tombe comme un fort lutteur que l’adversaire, à l’improviste, saisit aux jambes.


félicion

Quelques-uns de mes compagnons, les plus vils, ceux qui désiraient le moins la liberté, jetaient sur la deuxième voiture où l’or était enfermé des regards avides. Et ils répondaient parfois à mes discours : « L’esclave d’un homme riche est plus heureux qu’un affranchi pauvre. » Pour qu’ils ne trahissent point mes projets, je leur ai indiqué un moment propice où prendre un peu d’or. Ainsi j’avais leur secret comme ils avaient mon secret.


porcus

Fripon, canaille, furcifer.


historicus

J’admire ta prudence, Félicion.


épictète

La prudence qu’admire l’historien, ami du résultat extérieur, n’est pas toujours sagesse aux yeux du philosophe.


félicion

La révolte approuvée de tous, j’envoyai les hommes douteux vendre au bourg voitures, chevaux et provisions. Comme je l’espérais, ils ne rapportèrent qu’une partie du prix et leur crainte de rendre des comptes à Porcus se traduisit par un enthousiasme sincère pour la liberté.


historicus

Très bien, Félicion.


porcus

Voici un malfaiteur pire que Géryon ou Procuste. Et notre époque lâche ne produit nul Hercule pour détruire monstres et brigands.


arrien

Ô spectacle que j’aime : Porcus réclame des dieux.


porcus

Un César studieux du bien public suffirait.


arrien

Le bien public, c’est le bien de Porcus


porcus

Le bien public, c’est le bien des hommes honorables, riches et sénateurs.


théophile

Les esclaves sont nos frères.


porcus

Ils ne sont pas citoyens. Et même les citoyens pauvres, toujours à vendre, ne sont pas de vrais citoyens. Mais les riches…


félicion

Je pris l’argent que me remirent ces hommes douteux. J’écoutai à peine leur rapport, proclamant que je les avais choisis pour leur probité au-dessus de tout soupçon. J’ajoutai cet argent à l’or de la deuxième voiture. Et je partageai le tout également entre mes compagnons sans garder pour moi-même un as ou un stips.


épictète

Tu as bien fait de ne rien garder.


historicus

Réel ou apparent, le désintéressement augmente la force d’un chef.


félicion

Bientôt cet homme plein d’injures vint vers nous comme, lorsqu’il est plein de viandes et de falerne, il va au vomitorium. Je lui ai expliqué doucement les choses. Et je l’ai accompagné jusqu’ici en lui prouvant par des paroles amicales et précises que j’avais bien fait. Hélas ! cet homme préfère l’or à la raison. Mes démonstrations, plus précieuses que son trésor, il les laissait perdre volontairement. Il était le convive glouton qui s’est rempli de viandes vulgaires et qui ne regarde même pas les murènes et la truie farcie. Pauvre Porcus, ton esprit est un mangeur de glands qui ignorera toujours les nourritures humaines.


porcus

La raillerie convient aux brigands qui réussissent.


félicion

Je lui disais…


porcus

N’écoutons plus ce misérable. Mais faites-moi rendre mon argent. Épictète n’approuvera pas le vol.


félicion

Épictète, en effet, n’approuve pas le vol, ni celui qui marche sur les routes armé d’un glaive, ni celui qui marche dans les rues et dans les maisons armé des prétendues lois qui sont des moyens de violence.


arrien

Que dis-tu, mon frère ?


félicion

La loi non écrite, la loi divine, celle que respectent Socrate, Diogène et Épictète, la voici : Que chacun jouisse librement et sans crainte du fruit de son travail. Si, par la force, par la ruse ou par la loi humaine, infâme mélange de force et de mensonge, on dépouille quelqu’un du produit de son labeur, que le volé reprenne ce qu’on lui a pris. Arracher mon bien au voleur, ce n’est pas commettre un vol.


porcus

Cet or était, pour une partie, le fruit de mes économies.


félicion

Tu vendais le blé que nous avions semé et moissonné.


porcus

Et, pour l’autre partie, il me venait de mon père.


félicion

Qui l’avait eu par le travail des plus vieux parmi mes compagnons et par le travail de leurs pères. Je ne sais pas si l’héritage est chose juste. Peut-être la vraie Loi déclare le fruit du travail des anciens un bien commun à tous les hommes d’aujourd’hui. Mais cette justice supérieure, je ne pouvais la réaliser. J’ai fait le moins mal possible : j’ai rendu l’or à ceux qui en avaient gagné une partie et dont les pères avaient gagné le reste. Les circonstances ne permettaient pas d’agir comme un sage ; j’ai décidé comme un juge qui, par hasard, serait juste.


serena

Un juge qui, même par hasard, serait juste… Tu fais une supposition bien plaisante, Félicion.


serenus

C’est une façon de parler, ma Serena.


serena

Mais n’importe quel juge aurait gardé la plus grande partie de l’or.


historicus

Sans doute. Félicion est un général plutôt qu’un juge.


serena

Tu as vu beaucoup de généraux désintéressés, ô perspicace Historicus ?


historicus

Ne me prends pas pour un imbécile, Serena. Je ne parle pas des généraux de maintenant.


porcus

Ô Épictète bienfaisant comme un Dieu, fais-moi rendre mon or.


épictète

Je dois m’abstenir. L’or est indifférent à Félicion comme à moi. Toi, Porcus, tu disputais cette ordure brillante à des esclaves semblables à toi qui ont les mêmes goûts que toi. Seulement eux avaient fait pousser l’or dans ta maison, ou plutôt dans leur maison, comme le laboureur dans son champ fait pousser le blé. Mais toi, tu étais le receleur à qui les lois actuelles, ces voleuses de nuit, apportaient la moisson d’autrui. Je méprise tous les esclaves qui convoitent ; mais celui qui convoite le bien d’autrui est deux fois méprisable. Et, si je regrette que Félicion n’ait pas eu la sagesse de s’abstenir de juger, je reconnais qu’il a du moins jugé avec justice.


porcus

Ô blasphémateur, tu injuries tous les riches, tu injuries tous ceux qui possèdent quelque chose.


épictète

Ce sont les gestes des riches qui injurient les riches. Votre avidité est une Circé qui vous transforme tous en loups ravisseurs, en chacals guetteurs ou en pourceaux vautrés dans des auges étrangères.


le petit carnéade

Hélas ! Porcus ruiné, combien l’exil devient ennuyeux. Cet imbécile de Junius Rusticus aurait bien pu se taire.


arrien

Que dis-tu de Junius Rusticus ? Tu sais que je l’aime.


le petit carnéade

Le disciple de Théophile vient de m’apprendre que Junius seul est coupable de tous nos malheurs.


pierre

Oui. Ce mauvais philosophe que tu aimes, Arrien, a poussé l’impudence jusqu’à faire l’éloge de Pœtus Thraséas et d’Helvidius Priscus et il les a appelés des hommes très vertueux. Son discours a été répété à Domitien. L’impérator — et c’est justice — n’aime pas les gens qui résistèrent aux volontés des Césars d’avant lui. Il s’est irrité et, pour le crime d’un seul, il a banni tous les philosophes de Rome et de l’Italie.


le petit carnéade

Vraisemblablement il valait mieux envoyer à Junius Rusticus l’ordre de s’ouvrir les veines.


arrien

J’admire ta générosité philosophique, ô noble académicien.


le petit carnéade

Tu trouves amusant d’aller en exil mourir de faim et de soif, quand la Ville fourmille de patrons généreux.

Depuis quelques instants, Porcus, des tablettes à la main, se livre à des calculs.

épictète

Quel lâche ose blâmer Rusticus parce qu’il a dit la vérité ? Thraséas fut un citoyen très vertueux, en effet. Il montrait toujours aux yeux furieux de Néron le front sévère d’un censeur, et son courage lui coûta la vie.


serena

Sa femme fut plus brave que lui. Il semblait hésiter devant la mort. Mais elle saisit un poignard, se frappa le sein. Et, cependant qu’elle tombait, elle tendit au bien-aimé l’arme parfumée d’amour et d’exemple : « Mon cher Pœtus, dit-elle, cela ne fait point de mal. »


historicus

Tu te trompes, Serena. Thraséas n’hésita point devant la mort, et tu donnes à Alexandre ce qui appartient à Philippe. La femme de Thraséas fut d’un courage admirable. Malgré les prières de son époux, elle voulut mourir avec lui et se fit ouvrir les veines. Mais le mot immortel que tu as rapporté est plus ancien.


serena

De qui est-il donc.


historicus

Il fut prononcé par la première Arria, la mère de celle à qui tu l’attribues.


épictète

Non, Thraséas n’hésita point devant la mort et sa fin ne me paraît comparable qu’à celle de Socrate. Ah ! mon Arrien, toi qui a l’ambition d’écrire, voici une matière autrement émouvante et ennoblissante que les guerres d’Alexandre. L’histoire généreuse offre l’occasion d’un nouveau Phédon. Les jardins où Thraséas et Démétrius, le dernier peut-être qui fut digne du grand nom de cynique, s’entretinrent touchant la nature de l’âme et sa séparation d’avec le corps ne me paraissent pas moins beaux que la prison d’Athènes. Mais, une heure plus tard, quand il a renvoyé ses nombreux amis pour leur éviter un péril, quand il a conseillé à sa chère Arria de ne point le suivre dans la mort et de rester auprès de leur fille, quand il se trouve seul dans sa chambre avec Démétrius, Helvidius Priscus et le questeur chargé de surveiller sa mort, alors Thraséas m’apparait beau comme un dieu mourant. J’aime les paroles qu’il adresse au questeur ; elles mêlent, en une mesure admirable, les sentiments paternels du vieillard pour un jeune homme et l’ironie du sage pour un magistrat : « Regarde, jeune homme, — dit Thraséas à l’envoyé de Néron, — et puissent les dieux détourner ce présage ! mais tu es né dans un siècle où il convient de fortifier son âme par des exemples de fermeté. » Quant à son exclamation dernière, je la vois, dans une lumière plus solennelle et moins souriante, aussi belle que le mot suprême de Socrate guéri de la vie : « Nous devons un coq à Esculape. » Thraséas, lui, les veines des deux bras ouvertes, regarda couler son sang, il en fit tomber sur la terre et il s’écria : « Offrons cette libation à Jupiter Libérateur. »


serena

Ah ! la noble famille… J’ai entendu dire que Fannia, fille de Thraséas et de la seconde Arria, donna, troisième, quand son époux Helvidius Priscus fut condamné, le grand spectacle de courage et d’amour.


historicus

On t’a dit la vérité, Serena.


épictète

Helvidius Priscus fut aussi une âme très ferme. Vespasien lui défendit un jour de venir au Sénat, « Il dépend de toi de m’ôter ma dignité, répondit Helvidius. Mais, tant que je serai sénateur, j’irai au sénat. — Si tu y viens, dit l’imperator, n’y viens que pour te taire. — Ne me demande pas mon avis, et je me tairai. — Mais, objecta César, si tu es présent, je ne puis me dispenser de te demander ton avis. — Et moi, répartit Helvidius, je ne puis me dispenser de répondre ce qui me paraît juste. — Si tu parles, je te ferai mourir. » Mais Helvidius, souriant : « Quand t’ai-je dit que je fusse immortel ? Nous ferons tous deux ce qui dépendra de nous : tu me feras mourir et moi je souffrirai la mort sans me plaindre. »


le petit carnéade

Que gagna par là Helvidius, puisqu’il était seul de son avis ?


épictète

Que gagne la pourpre qui est seule sur une tunique ? Elle l’orne, l’embellit et elle donne envie d’être beau.


serena

Ces hommes et ces femmes ne sont pas vertueux aux yeux du Petit Carnéade. L’homme vertueux, pour lui, c’est Porcus, tant que Porcus a de l’argent et peut vider du falerne dans l’outre qui sert de ventre à l’académicien.


porcus

Mais j’ai toujours de l’argent. Je viens de calculer. Hélas ! je perds le vingtième de mes biens. Ô volupté, ô falerne, ô viandes farcies, ô éphèbes aux formes sobres et musiciennes grassement savoureuses, réjouissez-vous dans mon avenir, il me reste les dix-neuf vingtièmes de mes biens immenses. Il me reste de quoi m’imbiber de joie comme une éponge au fond d’une amphore pleine. Et je puis réjouir, au delà de leurs rêves, tous les vrais philosophes, comme Fluctus, mon irréel ami, et le Petit Carnéade, mon ami vraisemblable.


fluctus

Dans l’irréalité flottante de tout le reste, une lumière fixe me paraît briller comme, derrière les brumes, le soleil. Porcus, si mon esprit reste sceptique, tu es un dieu pour mon âme croyante.


le petit carnéade

Toutes les vraisemblances me paraissent former une pyramide aux pierres croulantes. Mais un rocher, de vérité peut-être, demeure inébranlé dans leur ruine. C’est ta vertu, ô Porcus. Combien tu vaux mieux que Junius Rusticus : il me fait du mal, et toi tu me fais du bien.


porcus

Épictète, il y a une chose que je voudrais te demander de m’expliquer.


épictète

Parle.


porcus

À l’époque où tu étais esclave, tu ne t’es jamais révolté contre ton maître ?..


épictète

Jamais, quand il s’agissait de choses indifférentes, comme l’or, la nourriture, ou ma jambe.


porcus

Oui, je sais l’histoire. Tu avais, depuis ton enfance, une jambe malade. Un jour, Epaphrodite s’amusait à la tordre. Tu l’avertis : « Si tu continues ce jeu, tu casseras ma jambe. » Epaphrodite continua, comme s’il n’avait pas entendu ta parole, et ta jambe malade fut cassée en effet. Alors tu dis, en souriant : « Je t’avais averti que tu casserais ma jambe, la voilà cassée. »


arrien

C’est ainsi que j’ai entendu conter cette histoire,


félicion

Moi, j’aurais tué le maître et je me serais tué ensuite.


épictète

Tu aurais agi comme un soldat qui ne commet point d’injustice ; mais il ignore que son corps ne dépend pas de lui et que ce qui ne dépend pas de nous est indifférent au sage.


porcus

Épictète, je loue ta fidélité à ton maître. Tu remplis ton premier devoir, en l’avertissant qu’il va faire une perte, gâter une chose qui lui appartient. Mais ensuite tu ne lui adresses nul reproche, car il est le maître et il peut faire ce qu’il veut de ses richesses, sans rendre compte à personne. Avant et après, tu as parlé et agi en esclave vertueux. Comment peux-tu maintenant approuver Félicion qui se révolte ?


épictète

Je n’étais pas un esclave fidèle. Je n’aimais pas Epaphrodite, qui était un imbécile et un brutal, mais je le méprisais trop pour accorder quelque importance à ses gestes.


porcus

Tu le subissais, du moins. Pourquoi n’ordonnes-tu pas à Félicion de me subir ?


épictète

Si Félicion t’avait subi, je l’approuverais. Mais il s’est révolté et vous me faites juge. Je n’ai plus à parler de vertu, mais de justice. Je n’ai plus à dire que cette vérité : « Nul homme n’est par nature le maître d’un autre homme. Nul homme n’est par nature esclave. »


porcus

Tu es obligé de condamner sa révolte ou ta soumission.


épictète

Je connais mes forces et Félicion connaît les siennes. Tu serais également étonné si Hercule reculait devant l’hydre ou s’il envoyait son petit Iolas combattre le monstre.


porcus

Ainsi, tu méprises la faiblesse de Félicion.


épictète

Si je méprisais Félicion, quel nom faudrait-il donner au sentiment que m’inspire Porcus ?


porcus

Tu admets donc qu’il y a plusieurs façons de bien agir ? Tu admets que le bien est multiple et variable ?


épictète

Le bien est un sommet difficile, et Félicion n’est pas arrivé en haut. Mais on ne demande pas à la fleur d’être nourrissante comme le fruit et le fruit ne sort pas mûr de la fleur sa mère embaumée. J’aime en Félicion un parfum d’avenir.


porcus

Alors, quand il aura atteint la même sagesse que toi, tu lui ordonneras de revenir pour être mon esclave.


épictète

Je m’abstiendrai de ce crime. Je ne présente pas de mouche vivante au poinçon d’or de Domitien ni d’homme vivant au poinçon de fer de ta sottise. Quand Félicion sera parvenu à la sagesse, il continuera sa vie telle qu’elle sera à ce moment, à moins qu’il se trouve dans une de ces situations qui rendent nécessairement injuste. S’il a des esclaves, il les affranchira. Mais il ne viendra pas se livrer à ta folie. Le sage supporte avec patience la maladie ; il ne se rend pas malade volontairement.


porcus

Tu te contredis.


serenus

Ô mauvaise foi des imbéciles…


historicus

L’esprit de Porcus est un peu simple pour comprendre Épictète.


épictète

Je ne dis que des choses très simples. La sottise même de Porcus pourrait me comprendre ; mais ses passions font, autour de ses oreilles, un bruit tumultueux.


porcus

Tout à l’heure, Félicion a dit du mal des lois. Et tu as parlé comme lui, ou presque. Pourtant Socrate est mort pour obéir aux lois.


épictète

Socrate est un héros. Il n’eût pas exigé que Criton montrât le même courage dans les mêmes circonstances.


porcus

Qu’en sais-tu ?


épictète

L’homme fort ne jette pas sur les épaules du faible le lourd fardeau dont il se charge lui-même.


porcus

Mais ces lois que tu injuries, Socrate les aima jusqu’à mourir pour elles. La mort de Socrate blâme les paroles d’Épictète.


épictète

Platon a prêté à Socrate des pensées plus platoniciennes que socratiques. Vous savez le mot du maître touchant les premiers dialogues du disciple : « Combien de choses ce jeune homme me fait dire auxquelles je n’ai jamais songé ! »


porcus

Platon n’a pas inventé la mort de Socrate.


historicus

Il a pu inventer le refus de s’évader.


épictète

Je crois qu’il a seulement imaginé les raisons du refus. Nous connaissons des paroles de Socrate contre les lois injustes. Nous savons qu’il appelait injuste toute loi qui emploie la force au lieu d’instruire et de persuader. Il distinguait toujours entre les lois écrites et les lois non écrites. C’est à ces dernières qu’il ordonnait d’obéir. Mais il savait, que notre vie ne dépend pas de nous, qu’elle n’est pas un vrai bien, que le sage la compte au nombre des choses indifférentes. Et il laissa les circonstances disposer de sa vie.


serena

Il n’est pas mort indifférent, il est mort joyeux.


épictète

Joyeux comme un matelot dont le navire vogue vers de l’espérance. Peut-être aussi il croyait sa mort utile à sa doctrine..


porcus

Sa doctrine, c’est l’obéissance à la loi.


épictète

À la Loi, oui, mais non pas aux lois. À la loi non écrite, à la justice ennemie de tout ordre appuyé sur la force. Le sage subit la violence légale avec le même dédain que les autres violences. Socrate est un soldat courageux mort pour ne pas reculer. N’en fais pas je ne sais quel soldat imbécile qui mourrait pour faire plaisir à l’ennemi.


historicus

Au temps de Socrate, on avait encore une patrie. Peut-être il mourut par amour, non pour les lois, mais pour Athènes.


épictète

Socrate pensait toujours à l’universel. Il proclamait : « Je suis citoyen, non d’Athènes, mais du monde ». Les lois particulières à un temps et à un pays ne pouvaient lui apparaître que comme des formes méprisables de la violence et de l’iniquité. Il obéit seulement à la loi divine qui dit : « Supporte et abstiens-toi ». Créon, par un mensonge sacrilège, ose donner à ses ordres le nom de lois. Mais Antigone connaît les lois non écrites, les lois de courage, d’amour et de justice et elle méprise les commandements de Créon et de la cité, ces lois de lâcheté, d’injustice, de guerre et de haine.


porcus

Platon ne parle pas comme toi au dialogue intitulé le Criton.


épictète

Platon dans cet ouvrage, ne dit pas la vérité.


porcus

Pourquoi Platon aurait-il menti ?


épictète

Platon avait un esprit de législateur. Il accordait à la loi écrite une importance. Son dialogue des lois sacrifie, avec une folie systématique, l’individu, l’unique réalité, à la patrie, cette apparence. Il voulut tirer un argument de la mort volontaire de son maître. Il a compris Socrate comme un premier Platon.


serena

Il est difficile d’éviter de telles fautes. Quand tu regardes dans les yeux que tu aimes, que vois-tu, sinon ton propre visage ?


épictète

Socrate est un destructeur de préjugés et de remparts. Platon est un architecte.


historicus

Je vais dire une de ces bêtises que je réprouve aux heures où je suis un historien qui ne sourit point. Car un homme ne ressemble jamais à un autre homme. Mais les rapprochements et les comparaisons sont parfois des mensonges heureux qui aident à comprendre la vérité. Platon et le Paulus des chrétiens sont des organisateurs de doctrines et d’écoles, Platon, sans le vouloir, a dit sur Socrate des choses mensongères, comme Paulus, sans le vouloir, a dit des choses mensongères sur Jésus de Nazareth.


théophile

Paulus n’a jamais menti. Et il est plus beau que Platon parce que la vérité est plus belle que l’erreur. Et il est plus grand que Platon parce que l’homme qui agit est plus grand que l’homme qui rêve. Ton Platon fut une cymbale retentissante. Il lui manqua la charité. Mais il est vrai que dans le vide ses rêves étaient organisateurs comme dans le plein les gestes de l’apôtre. L’un traçait de vagues et fuyantes et ridicules architectures de nuages. L’autre, avec les âmes des gentils, pierres vivantes, bâtissait la cité de Dieu. Et, dans des litanies à Paulus on pourrait, parmi cent autres éloges, l’appeler : Platon chrétien.


historicus

La pensée de Platon est large, puissante, personnelle, trop sage, malgré la manie législatrice qui la trouble parfois, pour jamais devenir de l’action. Et, dans des invocations à Platon, parmi cent éloges de flamme, on pourrait mêler la fumée de ce reproche : « Ô toi qui, avec un peu de folie active, serais devenu un convertisseur, un constructeur de cité et un fondateur de religion ».