Les Chrétiens et les Philosophes/Chapitre XV
CHAPITRE XV (↑)
La Révolte des Philosophes
Les oiseaux chantent depuis longtemps. Et nous, ne chanterons-nous pas la gloire de Dieu ?
On m’avait dit que tu ne chantais jamais, Epictète.
On t’a trompé ; je chante toujours.
Je ne t’ai jamais entendu.
Sans doute, tu auras mal écouté. Toi qui crois que les choses vont au hasard, tu es loin d’entendre toute la musique qui est dans le monde. Et d’abord tu ne jouis pas de la musique des astres.
Je n’ai pas d’oreilles pour cette musique, en effet.
Je crains de t’étonner, Serenus, mais mes yeux entendent plus de musique que mes oreilles, et mon esprit en entend plus que mes yeux. Toi, tu me parais un pauvre spectateur : les évolutions du chœur autour de la thymélé ne sont pas musicales à tes jeux sourds et ils n’entendent point la plus divine des musiques, la danse grave et bien rythmée des astres. Voici que le soleil, brillant coryphée, après un prélude aimable, chante très haut et les étoiles, choristes obscurcis, se taisent.
Tu es un bien subtil musicien, Epictète.
Regarde les gestes de ta Serena qui s’éveille. Certes, son visage, son corps, son allure forment toujours une musique, et je soupçonne que tes yeux entendent quelquefois. Mais, au matin, elle est une voix plus naïve et plus pure et chacun de ses mouvements chante comme une enfance.
Que dit-il, mon bien-aimé ?
Il compare ton réveil au réveil du soleil.
Tu viens d’entendre, ô Serenus, une musique que je n’ai point chantée. Ce que tu as entendu est peut-être aimable et banal comme un sourire de complaisant ; peut-être aussi c’est beau et rare comme le sourire de celui qui vient de comprendre une grande chose… Mais je vais te dire ce qu’est ma chanson en l’honneur des dieux. Elle a commencé le jour où j’ai compris les paroles de Zénon et de Cléanthe et elle finira le jour où les dieux m’enverront la mort. Chacune de mes actions — excepté celles que je réprouve — fut une note de ce chant. Je veux que toutes mes actions futures enrichissent cette musique… Mais mon corps a peut-être un avantage sur le tien.
Quel avantage veux-tu dire ?
Bientôt nous marcherons heureux sur la route que les dieux nous ont désignée. Si tu le veux, tu pourras courir, me laissant loin derrière toi. Moi, j’aimerai l’inégalité harmonieuse de mes jambes et je vanterai le poète Epaphrodite d’avoir su que le rythme exige l’union des longues et des brèves.
Tu es plaisant de bonne heure, vénérable Épictète. Et ton sourire s’ouvre comme la main d’un semeur. Mais tu as les intelligences pour champ et c’est du courage que tu sèmes.
Une gaité décente est une louange que les dieux ne refusent point. L’allégresse matinale de l’alouette leur est aussi agréable que les solennités profondes dont le rossignol remplit l’urne de la nuit.
Il donne un ordre et le greffier qui est à sa droite lit un décret du divin Domitien… César, bienfaisant jusque dans ses plus légitimes colères, a songé que la plupart des philosophes sont trop pauvres pour faire les frais d’un voyage par mer. Il n’a pas voulu leur imposer les fatigues et les périls d’une longue marche jusqu’en Gaule. Il a fait préparer pour eux deux navires. Le premier débarquera chez les Ligures ceux qui désirent rester voisins de la clémence impériale. Les autres iront, sur le second vaisseau, en Épire et en Grèce.
Quand le greffier se tait, un grand bruit s’élève, fait de mille conversations joyeuses, furieuses, discuteuses. Mais un geste du questeur commande le silence.
Je vais appeler vos noms. Chacun dira sa préférence. Si quelqu’un est suivi de disciples qui ne soient point nominativement exilés, qu’il fasse la déclaration pour eux en même temps que pour lui-même.
Caïus Trufer, cognominé Porcus, épicurien.
Je vais en Grèce. La cuisine y est bonne, les parasites y ont de l’esprit, les éphèbes y sont beaux et les courtisanes ingénieuses.
Caïus Trufer, passe à ma gauche… Géta, cognominé Fluctus, pyrrhonien.
En Grèce. Je ne veux pas me séparer de mon bien-aimé Porcus.
As-tu le cœur assez grand pour me pardonner, ô Porcus généreux comme un dieu ? Ce fut une minute de folie éblouie. Je n’avais jamais vu tant d’or à la fois.
Où est-il, cet or ?
J’ai rencontré des voleurs qui m’ont battu et qui m’ont dépouillé.
Ah ! ah ! ah ! y aurait-il une Providence ?.. Ah ! que je suis content.
Silence… Passe à gauche, Fluctus… Charmion, dit Grœculus, dit le Petit Carnéade, académicien…
Viens avec nous.
Vive la Grèce !
À gauche, Grœculus… Théraphron d’Alexandrie, cognominé Historicus,
La Grèce. (À Épictète.) Si je peux j’irai jusqu’à Alexandrie, à cause de la bibliothèque. C’est le seul endroit où l’on trouve ces voyages de Psychodore dont je t’ai parlé quelquefois et que je désire tourner en langue grecque.
Passe à gauche, Théraphron… Appius Domitillus, cognominé Serenus, épicurien.
La Grèce… J’adopte le pays de ma Serena.
À gauche, Domitillus… Épictète, stoïcien.
Épictète, es-tu présent ?
Je suis présent.
Veux-tu t’embarquer pour la Grèce ou pour la Gaule ?
Que m’importe ?
César, dans sa bonté, veut connaître ton désir.
Je n’ai pas de désir.
César, dans sa bonté, t’ordonne de choisir.
César peut faire transporter mon corps où il voudra. Il ne peut pas me forcer à avoir une préférence et un désir.
Pour la dernière fois, si tu veux éviter le lorarius et son fouet, dis ton choix.
Épictète choisit la Grèce.
Passe à gauche, Épictète.
Épicurienne, tu accomplis sans doute un ordre des dieux. Cette nuit, pendant mon sommeil, je croyais enseigner la philosophie dans une ville d’Épire que mon rêve appelait Nicopolis.
Épictète croit aux songes !..
Peut-être quelques-uns des fantômes de nos rêves sont faits avec de l’avenir.
Ô superstitieux !..
Marchez donc, les Gaulois. Plus vite. Vous n’êtes pas ici derrière un char de triomphe.
Toi, ça t’est égal ; tu mangeras et tu boiras partout.
Si tu sais rire, fais-toi mon disciple ; tu boiras et tu mangeras avec moi.
Vive Porcus ! Et, puisque César me vaut cette aubaine, vive César !
Nous aurons à manger sans rien faire sur le navire. Et nous allons voir du pays comme si nous étions riches. Un dieu qui s’appelle César nous donne ces joies. Vive César !
Vive César ! vive César !
Silence, esclaves.
Ces cyniques sont insupportables comme des insolences de pauvres. Ils ignorent que le pauvre doit marcher la tête courbée et que les miettes se ramassent à terre.
Cet Épictète est intolérable. Je lui ai dit que j’entendais Chrysippe mieux que lui. Sais-tu ce qu’il a répondu ?
Parle, nous le saurons.
Cet imbécile m’a dit : « Si Chrysippe avait écrit clairement, tu n’aurais donc rien dont tu puisses te glorifier. »
Mais il t’a très bien répondu.
On voit que tu ne sais pas ce qu’il dit de vous.
Que peut-il dire ?
Il dit : « Ça, des cyniques ? À peu près comme un enfant qui traînerait la peau du lion de Némée et qui toucherait à la massue d’Hercule serait Hercule. »
Ce misérable jaloux s’est toujours montré l’ennemi des vrais philosophes.
S’il n’était si vieux, un coup de bâton lui apprendrait que je ne suis plus un enfant.
Il se croit philosophe, et il ne parle correctement ni le grec ni même le latin !
L’autre jour, à la ville, Épictète, cet efféminé qui ose se proclamer stoïcien mais que Zenon renverrait au troupeau parfumé d’Épicure, me rencontre et savez-vous le reproche qu’il m’adresse ? Vous ne le devineriez pas en mille fois ; il me reproche de n’être pas propre.
Ce boiteux ridicule a de l’estime pour le corps ?
Oui, il m’a déclaré que je faisais détester la philosophie, parce que le vulgaire (oui, il se préoccupe de l’opinion vulgaire ! ) croyait que c’était la philosophie qui m’ordonnait de rester hideux, couvert de crasse et d’ordure, les cheveux emmêlés et la barbe embrouillée jusqu’à la ceinture.
Il est fou !
Il m’a dit enfin : « Tu es un pourceau qui préfère son bourbier aux plus limpides fontaines et tu te manifestes tout à fait incapable de connaître la beauté. »
Comme si la beauté était l’objet de la philosophie !
Comment trouverais-tu quelque fermeté d’esprit dans un corps faible et l’équilibre philosophique chez un boiteux ?
Cet imbécile prend la propreté pour la sagesse.
Il faudrait se parfumer pour plaire à ce prétendu philosophe.
S’il était un vrai stoïcien, ne resterait-il pas avec nous ? Mais ce sophiste préfère la compagnie d’Historicus, ennemi de toute philosophie, et de Serenus, infâme épicurien.
C’est un débauché et ce qu’il préfère, c’est Serena.
Et dire que cet abominable composé de toutes les sottises et de tous les vices est suivi de deux disciples. Et moi dont la vie est austère comme celle de Zénon lui-même ; et moi qui éclaire un texte de Chrysippe comme le soleil éclaire un arbre touffu, nul disciple n’accompagne et ne console mon exil !
Sois fier de ta solitude. Regarde ce chrétien là-bas. Cinq disciples s’attachent à lui.
Les enfants ont toujours suivi les fous.
Voici le questeur qui revient. Allons vers lui et demandons-lui de nous débarrasser d’Épictète. Qu’il l’embarque pour la Gaule.
Tu as raison. Allons expliquer la chose au questeur.
Tu parleras, toi, Porcus ; toi qui es riche, toi qui portes laticlave et brodequin noir ; toi qui, hier encore, étais la lumière du sénat et la voix la plus éloquente de la curie.
Oui, vos intérêts sont en bonnes mains et vous verrez avec quelle éloquence ferme je sais parler.
Vous venez vers moi comme si vous aviez quelque chose à me demander. Sans doute, vous regrettez de vous éloigner de la clémence impériale et vous voulez changer votre choix.
Ce n’est pas cela, illustre questeur. Car la clémence impériale, comme le soleil, éclaire et réchauffe l’empire entier. Mais nous avons une grâce à te demander. Il y a parmi nous un certain Épictète qui est intolérable. Débarrasse-nous de lui, envoie-le en Gaule. Nous te serons reconnaissants de ce bienfait.
Il ne convient pas que tu choisisses pour lui.
Rappelle-toi. Ce n’est pas lui qui a choisi. Il refusait de te répondre avec une insolence d’esclave qui se révolte. C’est Serena, une épicurienne, qui a parlé à sa place, lui évitant le fouet du lorarius déjà levé sur son dos.
Tu me demandes une double injustice. Tu as la prétention de choisir pour un autre et tu veux embarrasser ceux qui vont en Gaule d’un insolent qui te gêne. Or, apprends-le, ceux qui vont en Gaule valent mieux que toi ; ils aiment César plus que toi.
César est celui des dieux que j’honore et que j’aime par dessus tous les autres. Mais, illustre questeur…
Tes paroles sont inutiles. Ce qui est écrit sur les tablettes est écrit.
J’ai cru entendre je ne sais quels bourdonnements de guêpes et je ne sais quels grognements de porcs. Éloignez-vous en silence, enfants barbus, ou je vous fais passer par les verges.
Taisons-nous. L’irréalité folle de nos paroles attirerait sur des dos irréels mais sensibles la cuisante irréalité des verges.
Taisons-nous. Mais, par Hercule, seule la très proche et très menaçante vraisemblance des verges peut faire d’Épictète un philosophe presque vraisemblable.