Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 299-301).

CHAPITRE XII.


Comment le roi Jean ordonna les chevaliers de l’Étoile à la Noble Maison de-lez Saint-Denis et comment meschef advint à cette noble compagnie.


En ce temps et en celle saison devisa et ordonna le roi Jean de France une belle compagnie grande et noble, sur la manière de la Table Ronde qui fut jadis au temps du roi Artus ; de laquelle compagnie devoient être trois cents chevaliers les plus vaillans ès armes et les plus suffisans du royaume de France ; et devoient être appelés ces chevaliers, les Chevaliers de l’Étoile[1], et devoit chacun chevalier de la dite compagnie porter une étoile d’or ou argent doré, ou de perles sur son dernier vêtement, pour reconnaissance de la compagnie. Et eut adonc en convent le roi Jean aux compagnons de faire une belle maison et grande à son coût et à son frais de-lez Saint-Denis[2], là où tous les compagnons et confrères devoient repairer à toutes les fêtes solennelles de l’an, cils qui seroient ens le pays, si ils n’avoient trop grand ensoigne qui les excusât, ou à tout le moins chacun une fois l’an. Et devoit être appelée la Noble Maison de l’Étoile ; et y devoit le roi, au moins une fois l’an, tenir cour plénière de tous les compagnons[3] ; et à cette cour devoit chacun des compagnons raconter toutes les aventures, sur son serment, qui avenues lui étoient en l’an, aussi bien les honteuses comme les honorables. Et le roi devoit établir deux clercs ou trois sur ses coûts, qui toutes ces aventures devoient mettre en escrit, et faire de ces aventures un livre, afin que ces aventures ne fussent mie oubliées, mais rapportées tous les ans en place par devant les compagnons, par quoi on pût savoir les plus preux, et honorer chacun selon ce qu’il seroit. Et ne pouvoit nul entrer en cette compagnie, si il n’avoit le consent du roi et de la greigneur partie des compagnons et si il n’étoit sans diffame ni reproche : et leur convenoit jurer que jamais ils ne fuiroient en bataille plus loin de quatre arpens à leur avis, ainçois mourroient ou se rendroient pris, et que chacun aideroit et secourroit l’autre à toutes ses besognes comme loyaux amis, et plusieurs autres estatuts et ordonnances que tous les compagnons avoient jurées. Si fut la maison près que faite, et encore est-elle assez près de Saint-Denis. Et si il avenoit que aucun des compagnons de l’Étoile, en vieillesse, eussent mestier de être aidés, et que ils fussent affoiblis de corps ou amenris de chevance, on lui devoit faire ses frais en la maison bien et honorablement, pour lui et pour deux varlets, si en la maison vouloit demeurer, afin que la compagnie fût mieux détenue : ainsi fut cette chose, ordonnée et devisée[4].

Or avint que, assez tôt après cette ordonnance emprise, grand’foison de gens d’armes issirent hors d’Angleterre et vinrent en Bretagne pour conforter la comtesse de Montfort. Tantôt que le roi de France le sçut, il envoya celle part son maréchal et grand’foison de bons chevaliers pour contrester aux Anglois. En celle chevauchée alloient foison de ces chevaliers de l’Étoile. Quand ils furent venus en Bretagne, les Anglois firent leur besogne si subtilement que, par un embûchement qu’ils firent, les François qui s’embattirent trop avant follement, furent tous morts et déconfits ; et y demeura mort sus la place messire Guy de Nelle, sire d’Aufremont en Vermandois, dont ce fut dommage, car il étoit vaillant chevalier et preux durement ; et avec lui demeurèrent plus de quatorze chevaliers de l’Étoile, pourtant qu’ils avoient juré que jamais ne fuiroient : car si le serment n’eût été, ils se fussent retraits et sauvés. Ainsi se dérompit cette noble compagnie de l’Étoile avec les grands meschefs qui avînrent depuis en France, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

  1. M. Dacier a publié un mémoire curieux sur cette institution, qui est le plus ancien ordre de chevalerie dont nos annales fassent mention et paraît avoir servi dans la suite de modèle aux établissemens du même genre. On trouve dans le tome 2 du Recueil des Ordonnances des rois de France la lettre circulaire adressée le 6 novembre 1351 à ceux que le roi Jean admettait dans son ordre. Il est probable que le roi Jean aura voulu rivaliser dans cette institution avec l’ordre de la Jarretière qu’Édouard III venait d’établir. Voici cette circulaire :
    Institution de l’ordre de l’Étoile ou des chevaliers de la Noble Maison.
    DE PAR LE ROI.

    Biau cousin, nous, à l’onneur de Dieu, de Nostre Dame, et en essaucement de chevalerie et accroissement d’onneur, avons ordené de faire, une Compaignie de chevaliers qui seront appellez les Chevaliers de Nostre Dame de la Noble Maison, qui porteront la robe ci-après devisée. C’est assavoir une cote blanche, un sercot et un chaperon vermeil, quant ils seront sans mantel ; et quant ils vestiront mantel qui sera fait à guise de chevalier nouvel, à entrer et demourer en l’église de la noble maison il sera vermeil et fourrez de vair, non pas d’ermines de cendail ou samnit blanc, et faudra qu’il aient dessouz le dit mantel sercot blanc ou cote hardie blanche, chauces noires et soulers dorez ; et porteront continuelment un annel entour la verge auquel sera escrit leur nom et surnom, ou quel annel aura un esmail plat vermeil, en l’esmail une estoille blanche, au milieu de l’estoille une rondete d’azur, ou milieu d’icelle rondete d’azur, un petit soleil d’or, et ou mantel sus l’espaule ou devant en leur chaperon un fremail, ou quel aura un estoille, toute telle comme en l’annel est devisé.

    Et tous les samedis quelque part qu’il seront, il porteront vermeil et blanc en cote et en sercot, et chaperon comme dessus, se faire le puent bonnement. Et se il veulent porter mantel il sera vermeil et fenduz à l’un des costez et touz les jours blanc dessouz. Et se touz les jours de la sepmaine, il veulent porter le fremail, faire le pourront et sur quelque robe que il leur plaira ; et en l’armeure pour guerre, il porteront le dit fremail en leur camail, ou en leur cote à armer, ou là où il leur plaira apparemment.

    Et seront tenuz de jeuner touz les samedis, se ils peuvent bonnement, et se bonnement ne peuvent jeuner, ou ne veulent, il donront ce jour quinze deniers pour Dieu, en l’onneur des quinze joyes de Nostre Dame. Jureront que à leur povoir, il donneront loyal conseil au prince, de ce que il leur demandera, soit d’armes ou d’autres choses. Et se il y a aucuns, qui avant ceste compaignie ayent emprise aucun ordre, il la devront lessier, se il pevent bonnement ; et se bonnement ne la pevent lessier, si sera ceste compaignie devant, et de cy en avant n’en pourront aucune autre emprendre, sanz le congié du prince. Et seront tenuz de venir touz les ans à la Noble Maison, assise entre Paris et Saint-Denis en France, à la veille de la feste Nostre Dame demi-aoust dedens prime, et y demourer tout le jour, et lendemain jour de la feste jusques après vespres, et se bonnement n’y peuvent venir, il en seront creu par leur simple parole. Et en touz les liex où il se trouveront cinq ensemble ou plus à la veille et au jour de la dite mi-aoust, et que bonnement il n’auront peu venir à ce jour, au lieu de la Noble Maison, il porteront les dites robes et orront vespres et messe ensemble, se il pevent bonnement.

    Et pourront les diz cinq chevaliers, se il leur plaist, lever une bannière vermeille, semée des estoilles ordenées, et une image de Nostre Dame blanche, especialement sur les ennemis de la foy, ou pour la guerre de leur droiturier seigneur.

    Et au jour de leur trespassement, il envoiront à la noble maison, se il pevent bonnement, leur annel et leur fremail, les meilleurs que il auront faitz pour la dite compaignie, pour en ordener au proufit de leurs ames, et à l’onneur de l’église de la noble maison, en laquelle sera fait leur service solemnelment. Et sera tenuz chascun de faire dire une messe pour le trespassé, au plus tost que il pourront bonnement, depuis que il l’auront sceu.

    Et est ordenné que les armes et timbres de touz les seigneurs et chevaliers de la noble maison, seront paints en la salle d’icelle, au dessus d’un chacun là où il sera.

    Et se il y a aucun qui honteusement, que Diex, ne Nostre-Dame ne veille, se parte de bataille, ou de besoigne ordenée, il sera souspeindus de la compagnie, et ne pourra porter tel habit, et li tournera l’en en la noble maison ses armes et son timbre ce dessus dessous sans deffacier, jusques à tant qu’il sait restituez par le prince et son conseil, et tenuz pour relevez par son bienfait.

    Et est encore ordené que en la noble maison, aura une table appellée la table d’oneur, en laquelle seront assiz la veille et le jour de la première feste, les trois plus souffisanz princes, trois plus suffisanz baunerez et trois plus suffisanz bachelers qui seront à la dite feste, de ceuls qui seront receus en la dite compaignie : et en chascune ville et feste de la mi-aoust, chacun an après en suivant, seront assis à la dite table d’oneur les trois princes, trois bannerez et trois bachelers, qui l’année auront plus fait en armes de guerre, car nul fait d’armes de pais n’y sera mis en compte.

    Et est encore ordené que nuls de ceuls de la dite compaignie ne devra emprendre à aller en aucun voyage lointain, sanz le dire ou faire savoir au prince, lesqueix chevaliers seront en nombre cinq cents, et desquiex, nous, comme inventeur et fondeur d’icelle compaignie, serons prince, et ainsi l’en devront estre noz successeurs roys. Et vous avons eslu à estre du nombre de la dite compaignie, et pensons à faire, se Diex plest, la première feste et entrée de la dite compaignie à Saint-Ouïn, la veille et le jour de l’Apparition prouchene. Si soyez aus dits jours et lieu, se vous povez bonnement, à tout vostre habit, annel et fremail. Et adoncques sera à vous et aus autres plus à plaïn parlé sur ceste matière.

    Et est encores ordené que chascun apporte ses armes et son timbre pains, en un feuillet de papier, ou de parchemin, afin que les paintres les puissent mettre plus tost et plus proprement là où il devront estre mis en la Noble Maison. Donné à Saint-Cristophle en Halate le sixième jour de novembre, l’an de grâce mil trois cent cinquante un. Signé au bas, Seriz.

  2. Le chef-lieu de cet ordre fut établi à Saint-Ouen, que le roi Jean appelait la Noble Maison.
  3. Ducange rapporte au mot Stella dans son Glossaire un compte d’Étienne La Fontaine, argentier du roi, à l’occasion de la première cour plénière qui fut tenue le jour des Rois de l’année 1352, deux mois après la date de la circulaire : cette pièce nous a de plus conservé les noms des princes et de quelques autres de ceux qui furent compris dans la première promotion, ce sont : — Le roi Jean, chef de l’ordre, — Le dauphin, son fils. — Louis, duc d’Anjou, son frère. — Jean, duc de Berry, id. — Philippe-le-Hardi, id. — Philippe, duc d’Orléans, frère du roi. — Louis de Bourbon. — Charles, comte d’Artois. — Philippe de Navarre. — Louis de Navarre. — Le vieux dauphin Humbert II, dauphin de Viennois, qui, après avoir cédé ses états à Philippe de Valois en 1349, était devenu patriarche d’Alexandrie et non de Jérusalem, comme il est dit dans cette pièce. — Le sire de Saint-Venant. — Jean de Châtillon grand maître-d’hôtel du roi. — Messire d’Andresel, chambellan du roi. — Le sire Jean de Clermont, chambellan du roi et maréchal de France. — Et les quatre chambellans du dauphin.

    M. Dacier, dans son Mémoire, y ajoute les noms suivans : Charles d’Espagne connétable de France. — Jean II, vicomte de Melun, comte de Tancarville. — Jacques Bozzuto, de la première maison d’Anjou-Sicile. — Le sire de Bavelinghen, capitaine du château de Guines. — Geoffroy de Chargny, gouverneur de Saint-Omer.

    Les suites de la captivité du roi Jean amenèrent la presque dissolution de cette institution qui s’éteignit peu à peu et finit par disparaître sous les règnes suivans.

  4. C’est là, comme on voit, l’origine éloignée de la fondation de l'hôtel des Invalides. Ce fut, à peu de changemens près, conformément à ces anciens statuts de l’Étoile, que Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, institua dans le siècle suivant l’ordre de la Toison-d’Or.