Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 273-275).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXXIII.


Comment le roi et la roine d’Angleterre s’en retournèrent en Angleterre ; et comment la ville de Calais fut repeuplée de purs Anglois que le roi y envoya.


Or m’est avis que c’est grand ennui de piteusement penser et aussi considérer que ces grands bourgeois et ces nobles bourgeoises et leurs beaux enfans, qui d’estoch et d’extraction avoient demeuré, et leurs devanciers, en la ville de Calais, devinrent ; desquels il y avoit grand’foison au jour qu’elle fut conquise. Ce fut grand’pitié quand il leur convint guerpir leurs beaux hôtels, leurs héritages, leurs meubles et leurs avoirs ; car rien n’emportèrent, et si n’en eurent oncques restitution ni recueuvre du roi de France, pour qui ils avoient tout perdu[1].

Je me passerai briévement d’eux : ils firent le mieux qu’ils purent, mais la greigneur partie se traist en la ville de Saint-Omer.

Encore se tenoit le roi d’Angleterre à Calais pour entendre plus parfaitement aux besognes de la ville, et le roi Philippe en la cité d’Amiens. Si étoit de-lez lui le cardinal de Boulogne, qui venu étoit en France en légation, par quelle promotion il procura une trêve entre ces deux rois, leurs pays et leurs adhérens, à durer deux ans. Et furent ces trêves accordées de toutes parties, mais on excepta hors la terre de la duché de Bretagne, car là tenoient et tinrent toudis les deux dames guerre l’une à l’autre[2].

Si s’en retournèrent le roi et la roine d’Angleterre[3], et laissa le roi, à son département de Calais, pour capitaine, un Lombard que moult aimoit et lequel il avoit avancé, qui s’appeloit Aimery de Pavie[4] ; et lui chargea en garde toute la ville et le châtel, dont il en dut presque être meschu, ainsi que vous orrez recorder briévement.

Quand le roi d’Angleterre fut retourné à Londres, il mit grand’entente à repeupler la ville de Calais, et y envoya trente-six riches bourgeois et sages hommes, leurs femmes et leurs enfans, et plus de trois cents autres hommes de moindre état ; et toujours croissoit le nombre, car le roi y donna et scella libertés et franchises si grands que chacun s’y vint amasser volontiers[5].

En ce temps fut amené en Angleterre messire Charles de Blois, qui s’appeloit duc de Bretagne, qui avoit été pris devant la Roche-Derrien, ainsi que ci-dessus est contenu. Si fut mis en courtoise prison au châtel de Londres, avec le roi David d’Escosse et le comte de Moreth. Mais il n’y fut mie longuement que à la prière madame la roine d’Angleterre, qui étoit sa cousine germaine[6], il fut reçu sur sa foi ; et chevauchoit à sa volonté autour de Londres, mais il ne pouvoit gésir que une nuit dehors, si il n’étoit en la compagnie du roi d’Angleterre ou de la roine[7].

En ce temps étoit prisonnier en Angleterre le comte d’Eu et de Ghines ; mais il étoit si frique et si joli chevalier, et si bien lui avenoit quant qu’il faisoit, qu’il étoit partout le bien venu du roi et de la roine, des barons, des dames et des damoiselles d’Angleterre.

  1. Philippe fit ce qui était en son pouvoir pour récompenser le courage et la fidélité des habitans cle Calais. Nous avons une ordonnance de lui, par laquelle il accorde tous les offices vacans à ceux d’entre eux qui voudraient s’en faire pourvoir. Elle est du 8 septembre, environ un mois après la reddition de la place ; et il y est fait mention d’une autre ordonnance antérieure, par laquelle il avait concédé aux Calaisiens chassés de leur ville tous les biens et héritages qui lui échoiraient, pour quelque cause que et fût. Le 10 septembre il leur accorda, par une nouvelle ordonnance, un grand nombre de privilèges, franchises, etc., qui leur furent confirmés sous les règnes suivans.
  2. Il y a plusieurs erreurs dans le peu de mots que dit Froissart concernant la trêve qui fut conclue entre les deux rois, le 28 septembre de cette année 1347. Je remarque : 1o que le cardinal Gui de Boulogne n’y eut aucune part ; au moins il n’est point nommé dans le traité. Les médiateurs furent les cardinaux Annibal Ceccano, évêque de Tusculum, et Étienne Aubert, évêque de Clermont. 2o La trêve ne devait durer que quinze jours après la fête de saint Jean-Baptiste de l’année 1348, c’est-à-dire environ dix mois, et non pas deux ans, comme l’avance l’historien, trompé sans doute par les prolongations accordées à différentes reprises. 3o La Bretagne n’en fut point exceptée : on lit dans l’article du traité qui comprend les alliés du roi d’Angleterre : les hoirs de feu messire Jean de Bretagne, naguères comte de Montfort, qui se disoit duc de Bretagne, la dame de Cliçon, etc.
  3. Ils arrivèrent à Sandwich le vendredi 12 octobre.
  4. Aimery de Pavie n’obtint pas sitôt le gouvernement de Calais ; Jean de Montgommery en fut pourvu le 8 octobre, avant le départ du roi d’Angleterre. Il fut remplacé le premier décembre de cette même année par Jean de Chivereston. On trouve dans Rymer, sous ces dates, les lettres de commandement qui leur furent expédiées : mais il ne rapporte point celles d’Aimery de Pavie, de sorte qu’on ignore s’il succéda immédiatement à Chivereston, et à quelle époque il lui succéda.
  5. Un ancien manuscrit donne le tableau suivant de l’établissement d’Édouard III en Normandie et devant Calais avec le traitement de chacun.
    Mylord le prince par jour 4 liv. st. » schell. » pen.
    Évêque de Durham id. » 6 8
    13 comtes, chacun id. » 6 8
    44 barons et bannerets id. » 4 »
    1046 chevaliers id. » 2 »
    4022 écuyers, connétables (capitaines) et conducteurs id. » 1 »
    5104 taverniers et archers à cheval id. » » 6
    335 revendeurs id. » » »
    500 hoblers (on appelait ainsi des soldats légèrement armés, ou certaines gens de la côte, obligés à tenir toujours un cheval prêt en cas d’invasion) id. » » »
    15480 archers à pied par jour id. » » 3

    314 maçons, charpentiers, serruriers, machinistes, faiseurs de tentes, mineurs, armuriers, canonniers et artilleurs, quelques-uns à 12 sous, d’autres à 10,6 et 3 sous par jour.

    4474 gallois à pied, dont 200 taverniers à 4 sous et les autres à 2.

    700 maîtres, capitaines marins, pages.

    300 vaisseaux, barques et bâtimens de transport.

    La somme totale pour toutes ces forces, sans y comprendre les nobles, mais en y ajoutant quelques Allemands et quelques Français, qui recevaient chacun 15 florins par mois, était de 31,294 liv. st. »

    Le total du traitement de l’armée de terre et de mer, du 4 juin au 12 octobre de l’année suivante, c’est-à-dire pour un an et cent trente-un jours pendant une partie de la vingtième et vingt-unième année du règne d’Édouard, était de 127,201 liv. st. 2 sch. 9 sous ½, d’après le livre particulier des comptes de Walter Wentwaght, alors trésorier de sa maison, intitulé, Solde de guerre en Normandie, en France et devant Calais.

  6. Charles de Blois était fils de Marguerite ; la reine d’Angleterre était fille de Jeanne, toutes deux sœurs de Philippe de Valois.
  7. Georges de Lesnen, médecin de Charles de Blois et Olivier de Bignon, son valet de chambre, déclarent, dans l’enquête qui fut faite pour la canonisation de ce prince, qu’il fut detenu en prison pendant deux ans, qu’on le renfermait toutes les nuits dans une tour, d’où il ne sortait que pour se promener dans la cour du château, où les soldats anglais l’insultaient, et que jamais il ne monta une seule fois à cheval pendant ces deux années, etc.