Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 279-280).
Livre I. — Partie I. [1350]

CHAPITRE CCCXXVIII.


Comment les Anglois et les François se combattirent moult vaillamment, et comment finalement les François furent tous morts ou pris.


Nous parlerons du roi d’Angleterre qui là étoit, sans la connoissance de ses ennemis, dessous la bannière messire Gautier de Mauny, et conterons comment il persévéra ce jour. Tout à pied et de bonne ordonnance, il s’en vint avec ses gens requerre ses ennemis qui se tenoient moult serrés, leur lances retaillées de cinq pieds par devant eux. De première venue, il y eut dur encontre et fort boutis[1] ; et s’adressa le roi dessus messire Eustache de Ribeumont, lequel étoit moult fort chevalier et hardi et de grand’emprise, et qui recueillit le roi moult chevalereusement, non qu’il le connût, ni il ne savoit à qui il avoit à faire. Là se combattit le roi au dit messire Eustache moult longuement et messire Eustache à lui, et tant qu’il les faisoit moult plaisant voir.

Depuis, tout en combattant, fut leur bataille rompue, car deux grosses routes des uns et des autres vinrent celle part qui les départirent. Là eut grand estour et dur et bien combattu ; et y furent François et Anglois, chacun en son convenant, très bons chevaliers. Là eut fait plusieurs grands appertises d’armes ; et ne s’y épargna le roi d’Angleterre néant, mais étoit toudis entre les plus drus ; et eut de la main ce jour le plus à faire à messire Eustache de Ribeumont. Là fut son fils, le jeune prince de Galles, très bon chevalier ; et fut le roi abattu à genoux, si comme je fus informé, par deux fois, du dessus dit messire Eustache de Ribeumont ; mais messire Gautier de Mauny et messire Regnault de Cobehen, qui de-lez lui étoient, le aidèrent à relever.

Là furent bons chevaliers messire Geffroy de Chargny, messire Jean de Landas, messire Hector et messire Gauvain de Bailleul, le sire de Créqui et les autres : mais tous les passoit, de bien combattre et vaillamment, messire Eustache de Ribeumont.

Que vous ferois-je long record ? La journée fut pour les Anglois, et y furent tous pris ou morts ceux qui avec messire Geffroy étoient au dehors de Calais. Et là furent morts, dont ce fut dommage, messire Henry du Bois et messire Pepin de Were, deux moult vaillans chevaliers, et pris messire Geffroy de Chargny et tous les autres. Et tout le dernier qui y fut pris, et qui ce jour y fit moult d’armes, ce fut messire Eustache de Ribeumont ; et le conquit le roi d’Angleterre par armes ; et lui rendit le dit messire Eustache son épée, non qu’il sçût que ce fût le roi, ains cuidoit que ce fût un des compagnons messire Gautier de Mauny ; et se rendit à lui pour celle cause que ce jour il s’étoit continuellement combattu à lui ; et bien véoit messire Eustache aussi que rendre le convenoit. Si baissa son épée au roi et lui dit : « Chevalier, je me rends votre prisonnier. » Et le roi le prit qui en eut grand’joie.

Ainsi fut cette besogne achevée, qui fut dessous Calais, en l’an de grâce mil trois cent quarante neuf, droitement le premier jour de janvier[2].

  1. Combat en poussant.
  2. Quelques manuscrits et les imprimés portent : « En l’an de grâce notre Seigneur mil trois cent quarante huit, droitement le dernier jour de décembre. » Le témoignage du plus grand nombre des manuscrits les plus authentiques, joint à celui des grandes chroniques de France, de Robert d’Avesbury et de Walsingham, qui placent l’événement dont il s’agit à la fin de l’année 1349, suffit pour faire rejeter la date qui lui est assignée par ces manuscrits et par les imprimés. Il est inutile d’observer que, suivant l’ancienne méthode de commencer l’année à Pâques, on attribuait à l’année précédente tout le temps qui s’écoulait depuis le mois de janvier jusqu’à cette époque, et qu’ainsi le premier janvier 1349 doit être réputé, suivant notre manière actuelle de compter, le premier janvier de l’année 1350.