Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 208-209).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCLI.


Comment le roi de France envoya son fils le duc de Normandie en Gascogne contre le comte Derby.


Si étoit informé le roi Philippe des chevauchées et des conquêts que le comte Derby avoit faits au dessus nommé pays de Gascogne, et comment il avoit pris villes, cités et châteaux, et le pays durement foulé et appovri. Si en étoit moult courroucé et avoit fait un très grand et espécial mandement que tous, nobles et non nobles, dont on se pouvoit aider en fait de bataille, fussent en la cité d’Orléans et de Bourges, ou là environ, dedans certains jours qui y furent mis ; car il vouloit le duc de Normandie son ains-né fils envoyer ès marches de Gascogne, pour résister contre la puissance des Anglois. Si s’émurent au mandement du roi grand’foison de gens, de ducs, de comtes, de barons et de chevaliers du royaume, et par espécial de Bourgogne et de Normandie ; et vint à Paris le duc Eudes de Bourgogne, et son fils le comte d’Artois et de Boulogne : si se représentèrent au roi et en son service à mille lances. Le roi les reçut et leur sçut grand gré de ce service. Si firent ces deux seigneurs passer leurs gens outre. Après vinrent le duc de Bourbon et messire Jacques de Bourbon son frère, comte de Ponthieu, aussi à grand’foison de gens d’armes.

Si revint le comte d’Eu et de Ghines, connétable de France, en très grand arroy ; aussi le comte de Tancarville, le dauphin d’Auvergne, le comte de Forez, le comte de Dampmartin, le comte de Vendôme, le sire de Coucy, le sire de Craon, le sire de Sully, l’évêque de Beauvais[1], le sire de Fiennes, le sire de Beaujeu, messire Jean de Châlons, le sire de Roye, et tant de barons et de chevaliers que je ne les aurois jamais tous nommés. Si s’assemblèrent ces seigneurs et leurs gens en la cité d’Orléans et là environ, voire ceux de par deçà la Loire ; et ceux de par de là, de Poitou, de Xaintonge, de La Rochelle, de Caourcin, de Limousin et d’Auvergne, ès marches de Toulouse. Si passèrent toutes ces gens d’armes outre à grand exploit, par devers Rouergues, et en trouvèrent grand’foison de venus et assemblés en la cité de Rodais, des marches d’Auvergne et de Provence. Tant firent ces seigneurs et ces gens d’armes qu’ils vinrent en la cité de Toulouse ou environ. Si se logea chacun le mieux qu’il put à Toulouse et ès villes d’environ, car tous n’eussent pu être logés en la cité, tant étoient grand nombre, cent mille têtes armées et plus. Ce fut environ Noël l’an mil trois cent quarante cinq[2].

  1. Jean de Marigni.
  2. Cette date n’est pas tout-à-fait exacte : l’armée française eut ordre de s’assembler à Toulouse le 3 février 1346. L’histoire de Languedoc, qui sert ici à rectifier la chronologie de Froissart, supplée en partie à son silence et à celui des chroniqueurs contemporains sur les précautions que prirent les Français, l’année précédente, pour arrêter les progrès du comte de Derby en Guyenne. On y voit que Jean, duc de Normandie, se rendit à cet effet à Carcassonne le 2 août 1345 ; qu’il parcourut ensuite la Touraine, le Poitou et le Limousin pour mettre ces provinces à l’abri des entreprises de l’ennemi ; que Philippe de Valois s’avança lui même jusqu’à Angoulême, où il était encore le 25 octobre de cette année ; que d’un autre côté, Pierre, duc de Bourbon, qui avoit été nommé, le 8 août, lieutenant général dans toutes les parties de la Languedoc et de la Gascogne, passa le reste de l’année dans ces provinces avec une armée d’observation. Malheureusement les chartes et les autres pièces originales desquelles de Vaissette a tiré ces faits ne contiennent aucuns détails relatifs aux opérations des troupes françaises ; mais elles prouvent du moins que Philippe ne demeura point spectateur tranquille des conquêtes du comte de Derby, comme le silence des historiens donne lien de le croire, et qu’il s’y opposa autant qu’il lui fut possible.