Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 222-223).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXX.


Comment le roi d’Angleterre prit la bonne ville de Saint-Lo en Cotentin, et fut toute robée et pillée.


Vous avez ci-dessus bien ouï conter l’ordonnance des Anglois, et comment ils chevauchoient en trois batailles, les maréchaux à destre et à senestre, et le roi et le prince son fils en la moyenne. Et vous dis que le roi chevauchoit à petites journées, car ils étoient toujours logés entre tierce et midi ; et trouvoient le pays si plentureux et si garni de tous vivres qu’il ne leur convenoit faire nulles pourvéances fors que de vins ; et si en trouvoient-ils assez par raison. Si n’étoit pas de merveille si ceux du pays étoient effrayés et ébahis ; car avant ce ils n’avoient oncques vu homme d’armes, et ne savoient que c’étoit de guerre ni de bataille. Si fuyoient devant les Anglois de si loin qu’ils en oyoient parler ; et laissoient leurs maisons et leurs granges toutes pleines, ni ils n’avoient mie art ni manière du sauver ni du garder. Le roi d’Angleterre et le prince de Galles son fils avoient en leur route environ trois mille hommes d’armes, six mille archers et dix mille sergens de pied, sans ceux qui chevauchoient avec les maréchaux. Si chevaucha le roi en telle manière que je vous dis, ardant et exillant le pays, et sans point briser son ordonnance ; et ne tourna point vers la cité de Coutances, ains s’en alla devers la grosse ville de Saint-Lo en Cotentin, qui pour le temps étoit bonne ville riche et marchande, et valoit trois fois tant que la cité de Coutances. En celle ville de Saint-Lo en Cotentin avoit très grand’draperie et grosse, et grand’foison de riches bourgeois ; et trouva-t-on bien en la dite ville de Saint-Lo manans huit mille ou neuf mille, que bourgeois, que gens de métier. Quand le roi d’Angleterre fut venu assez près, il se logea dehors, car il ne voult mie loger en la ville, par doute du feu. Si envoya ses gens devant, et fut la dite ville conquise à peu de fait, courue et robée partout : ni il n’est homme vivant qui pût croire ni penser le grand avoir qui là fut gagné et robé et la grand’foison de draps qu’ils y trouvèrent. Ils en eussent donné grand marché s’il les eussent à qui vendre ; et moult y eut d’avoir conquis qui point ne vint à connoissance.