Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 223-225).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXII.


Comment ceux de Caen s’enfuirent sans coup férir ; et comment le connétable et le comte de Tancarville y furent pris, et bien vingt cinq chevaliers ; et fut la ville de Caen conquise.


Ce jour se levèrent les Anglois moult matin et se appareillèrent pour aller celle part. Si ouït le roi messe devant soleil levant, et puis monta à cheval, et le prince son fils, et messire Godefroy de Harecourt qui étoit maréchal et gouverneur de l’ost et par quel conseil le roi avoit ouvré et ouvroit en partie. Si se trairent tout bellement celle part, leurs batailles rangées, et chevauchoient les bannières des maréchaux tout devant : si approchèrent la grosse ville de Caen et ces gens d’armes, qui tous s’étoient traits sur les champs, et par semblant en assez bon convenant. Si très tôt que ces bourgeois de la ville de Caen virent approcher ces Anglois, qui venoient en trois batailles, drus et serrés, et aperçurent ces bannières et ces pennons à grand’foison ventiler et baloier, et ouïrent ces archers ruire, qu’ils n’a voient point accoutumé de voir ni de sentir, si furent si effrayés et déconfits d’eux-mêmes, que tous ceux du monde ne les eussent mie retenus qu’ils ne se fussent mis à la fuite : si se retraist chacun vers leur ville sans arroy, voulsist le connétable ou non. Adonc put-on voir gens frémir et ébahir, et celle bataille ainsi rangée déconfire à peu de fait, car chacun se péna de rentrer en la ville à sauveté. Là eut grand enchas et maint homme renversé et jeté par terre ; et chéoient à mont l’un sur l’autre, tant étoient-ils fort enhidés[1].

Le connétable de France et le comte de Tancarville et aucuns chevaliers se mirent à une porte sur l’entrée du pont à sauveté ; car bien véoient que, puisque leurs gens fuyoient, de recouvrer n’y avoit point ; car ces Anglois jà étoient entrés et avalés entre eux, et les occioient sans merci, à volonté. Aucuns chevaliers et écuyers et autres gens, qui savoient le chemin vers le châtel, se traioient celle part ; et tous les recueilloit messire Robert de Warigny, car le châtel est durement grand et plentureux. Ceux furent à sauveté qui là purent venir. Les Anglois, gens d’armes et archers, qui enchassoient les fuyans, faisoient grand’occision ; car ils ne prenoient nulli à merci. Dont il avint que le connétable de France et le comte de Tancarville, qui étoient montés en celle porte au pied du pont à sauveté, regardoient au long et à mont la rue, et véoient si grand’pestillence et tribulation que grand’hideur étoit à considérer et imaginer : si se doutèrent d’eux-mêmes qu’ils ne chéissent en ce parti, et entre mains d’archers qui point ne les connussent. Ainsi qu’ils regardoient à val en grand’doute ces gens tuer, ils aperçurent un gentil chevalier anglois, qui n’avoit qu’un œil, que on appeloit messire Thomas de Holland, et cinq ou six bons chevaliers avec lui ; lequel messire Thomas ils avisèrent, car ils s’étoient autrefois vus et compagnés l’un l’autre en Grenade et en Prusse et en autres voyages, ainsi que les chevaliers se trouvent. Si furent tous réconfortés quand ils le virent : si l’appelèrent en passant et lui dirent : « Messire Thomas, parlez à nous. » Quand le chevalier se ouït nommer, il s’arrêta tout coi, et demanda : « Qui êtes vous, seigneurs, qui me connoissez ? » Les dessus dits seigneurs se nommèrent et dirent : « Nous sommes tels ; venez parler à nous en cette porte, et nous prenez à prisonniers. » Quand le dit messire Thomas ouït cette parole, il fut tout joyeux, tant pour ce qu’il les pouvoit sauver, comme pour ce qu’il avoit, en eux prenant, une belle journée et une belle aventure de bons prisonniers, pour avoir cent mille moutons[2] : si se traist au plus tôt qu’il put à toute sa route celle part, et descendirent lui et seize des siens, et montèrent à mont en la porte, et trouvèrent les dessus dits seigneurs et bien vingt cinq chevaliers avec eux, qui n’étoient mie bien assurs de l’occision qu’ils véoient que on faisoit sur les rues, et se rendirent tous tantôt et sans délai au dit messire Thomas qui les prit[3] et fiança ses prisonniers ; et puis mit et laissa de ses gens assez pour les garder, et monta à cheval et s’en vint sur les rues ; et détourna ce jour à faire cruauté et plusieurs horribles faits qui eussent été faits, si il ne fût allé au devant, dont il fit aumône et gentillesse.

Avec le dit messire Thomas de Hollande avoit plusieurs gentils chevaliers d’Angleterre qui rescouirent maint meschef à faire, mainte belle bourgeoise et mainte dame de cloître à violer. Et chéy si bien adonc au roi d’Angleterre et à ses gens que la rivière qui queurt parmi la ville de Caen, qui porte grosse navire, étoit si basse et si morte qu’ils la passoient et repassoient à leur aise, sans danger du pont.

Ainsi eut et conquit le dit roi la bonne ville de Caen et en fut sire : mais trop lui coûta aussi, au voir dire, de ses gens ; car ceux qui étoient montés ès loges et ès soliers sur ces étroites rues, jetoient pierres, bancs et mortiers, et en occirent que mes-haignèrent le premier jour plus de cinq cents ; dont le roi d’Angleterre fut trop courroucé au soir quand il le sçut, et ordonna et commanda que lendemain on mît tout à l’épée, et la dite ville en feu et en flamme. Mais messire Godefroy de Harecourt alla au devant de cette ordonnance et dit : « Cher sire, veuillez refrener un petit votre courage, et vous suffise ce que vous en avez fait ; vous avez encore à faire un moult grand voyage, ainçois que vous soyez devant Calais, où vous tirez à venir ; et si a encore en cette ville grand’foison de peuple qui se défendront en leurs hôtels et maisons, si on leur court sus ; et vous pourroit trop grandement coûter de vos gens, ainçois que la ville fût exilliée, par quoi votre voyage se pourroit dérompre ; et si vous retournez sur l’emprise que vous avez à faire, il vous tourneroit à grand blâme. Si épargnez vos gens, et sachez qu’ils vous viendront très bien à point dedans un mois ; car il ne peut être que votre adversaire le roi Philippe ne doive chevaucher contre vous à tout son effort, et combattre, à quelque fin que ce soit ; et trouverez encore des détroits, des passages, des assauts et des rencontres plusieurs, par quoi les gens que vous avez, et plus encore, vous feront bien mestier ; et sans occire, nous serons bien seigneurs et maîtres de cette ville ; et nous mettront très volontiers, hommes et femmes, tout le leur en abandon. »

Le roi d’Angleterre, qui ouït et entendit messire Godefroy parler, connut assez qu’il disoit vérité et que tout ce lui pouvoit avenir qu’il lui montroit : si s’en passa atant et dit : « Messire Godefroy, vous êtes notre maréchal ; ordonnez en avant ainsi que bon vous semble, car dessus vous, tant qu’à cette fois, ne vueil je point mettre de regard. » Adonc le dit messire Godefroy de Harecourt fit chevaucher sa bannière de rue en rue, et commanda, de par le roi, que nul ne fût si hardi, sur la hart, qu’il boutât feu, occît homme, ni violât femme.

Quand ceux de Caen ouïrent ce ban, ils en furent plus assurs, et recueillirent aucuns des Anglois en leurs hôtels, sans rien forfaire ; et les aucuns ouvroient leurs coffres et leurs écrins et abandonnoient tout ce qu’ils avoient, mais qu’ils fussent assurs de leur vie. Nonobstant ce et le ban du roi et du maréchal, si y eut dedans la ville de Caen moult de vilains meurtres et pillemens, de roberie, d’arsures et de larcins faits ; car il ne peut être que en un tel ost que le roi d’Angleterre menoit, qu’il n’y ait des vilains garçons et des malfaiteurs assez et gens de petite conscience.

Ainsi furent les Anglois de la ville de Caen seigneurs trois jours ; et y conquirent et gagnèrent si fier avoir que merveilles seroit à penser. En ce séjour ils entendirent à ordonner leurs besognes, et envoyèrent par barges et par bateaux tout leur avoir et leur gain, draps, joyaux, vaisselle d’or et d’argent, et toutes autres richesses dont ils avoient grand’foison, sur la rivière jusques à Austrehem, à deux lieues loin de là, où leur grosse navire étoit ; et eurent avis et conseil, par grand’délibération, que leur navire à tout leur conquêt et leurs prisonniers ils enverroient arrière en Angleterre. Si fut ordonné le comte de Hostidonne à être conduiseur et souverain de cette navire, atout deux cents hommes d’armes et quatre cents archers. Et acheta le roi d’Angleterre le comte de Ghines, connétable de France, et le comte de Tancarville, de messire Thomas de Hollande et de ses compagnons et en paya vingt mille nobles[4] tous appareillés.

  1. L’auteur des Chroniques de France raconte le fait un peu différemment. Suivant lui, les habitans de Caen n’allèrent point à la rencontre du roi d’Angleterre ; mais ils l’attendirent dans leur ville où ils se défendirent avec le plus grand courage. Quand les Anglais y furent entrés, le connétable de France et le comte de Tancarville sortirent du château et du fort de la ville ; et ne sais pourquoi ce étoit, ajoute-t-il ; et tantôt ils furent pris des Anglois. Le récit du continuateur de Nangis est moins défavorable à ces deux chevaliers : suivant lui, du moins ils ne se rendirent point sans combat, et furent pris les armes à la mais, après avoir tenu long-temps à l’entrée du pont, ensuite auprès de l’église de Saint-Pierre.

    Northburgh, dans la lettre que nous avons rapportée, ne dit point si le connétable et le comte de Tancarville se défendirent bien ou mal ; mais il dit que les Français firent une vigoureuse résistance à l’entrée du pont et combattirent avec beaucoup de courage.

  2. Tous les rois de France depuis saint Louis avaient fait frapper des moutons d’or, ou des deniers d’or à l’aignel : on cessa d’en frapper en l’année 1325 ; et cette interruption dura jusqu’au règne du roi Jean. Les moutons anciens continuèrent néanmoins d’avoir cours concurremment avec les nouvelles espèces, sous le règne de Philippe de Valois. Leur titre était d’or fin, et leur taille de 59 1/6 au marc.
  3. Hollingshed rapporte que le comte de Tancarville fut pris par un nommé Legh, ancêtre de sir Peter Legh qui vivait de son temps, et que le roi Édouard lui avait donné en récompense la seigneurie d’Hanley, dans le comté de Chester, possédée ensuite par ses descendans.
  4. Le noble, assez ordinairement appelé noble à la rose, était une monnaie d’or qu’on frappa pour la première fois en Angleterre sous le règne d’Edouard III, vers l’année 1344. L’or en était très fin et leur taille était d’environ 25 au marc.