Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 229-230).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXVII.


Comment les maréchaux du roi d’Angleterre lui dirent qu’ils ne trouvoient point de passage ; et comment le roi de France envoya messire Godemar du Fay pour garder le passage de Blanche-Tache.


Quand les deux maréchaux du roi d’Angleterre eurent ainsi un jour entier tâté, chevauché et costié la rivière de Somme, et ils virent que de nul côté ils ne trouveroient point de passage, si retournèrent arrière à Airaines, devers le roi leur seigneur, et lui recordèrent leur chevauchée et tout ce qu’ils avoient trouvé. Ce même jour vint le roi de France gésir à Amiens à plus de cent mille hommes, et étoit le pays d’environ tout couvert de gens d’armes. Quand le roi d’Angleterre eut ouï la relation de ses deux maréchaux, si n’en fut mie plus lie ni moins pensif ; et commença fort à muser et soi merencolier ; et commanda que lendemain au plus matin ils fussent tous parmi son ost appareillés, et que on suivît les bannières des maréchaux. Le commandement du roi fut fait. Quand ce vint au matin, et le roi eut ouï sa messe devant soleil levant, si sonnèrent les trompettes de délogement, et se partirent toutes manières de gens, en suivant les deux bannières des maréchaux, qui chevauchoient tout devant, si comme ordonné étoit ; et chevauchèrent tant en cet état parmi le pays de Vimeu, en approchant la bonne ville d’Abbeville, qu’ils vinrent à Oise-mont, où grand’plenté de gens du pays s’étoient retraits sur la fiance d’un peu de défense qu’il y avoit ; et la cuidoient bien tenir et défendre contre les Anglois : mais ils faillirent à leur cuider ; car en venant ils furent envahis et assaillis si durement qu’ils perdirent la place ; et conquirent les Anglois la ville et tout ce que dedans avoit. Et y eut morts et pris grand’foison d’hommes de la ville et du pays d’environ. Si se logea le dit roi d’Angleterre au grand hôpital.

Adonc étoit le roi de France à Amiens, et avoit ses espies et ses coureurs qui couroient sur le pays et lui rapportoient le convenant des Anglois : si entendit le dit roi, par ses coureurs, que le roi d’Angleterre se délogeroit bien matin, si comme il fit, d’Araines, et chevaucheroit vers Abbeville ; car ses maréchaux avoient tâté tout contre mont la rivière de Somme et n’avoient nulle part point trouvé de passage. De ces nouvelles fut le roi de France moult lie, et pensa qu’il enclorroit le roi d’Angleterre entre Abbeville et la rivière de Somme, et le prendroit ou combattroit à sa volonté. Si ordonna tantôt le dit roi de France un grand baron de Normandie qui s’appeloit messire Godemar du Fay, à aller garder le passage de Blanche-Tache, qui est dessous Abbeville, par où il convenoit que les Anglois passassent, et non par ailleurs. Si se partit le dit messire Godemar du Fay du roi atout mille hommes d’armes et cinq mille de pied, parmi les Gennevois : si exploita tant qu’il vint à Saint-Riquier-en-Ponthieu, et de là au Crotoy où le dit passage siéd ; et encore emmena-t-il, ainsi qu’il chevauchoit celle part, grand’foison des gens du pays ; et manda les bourgeois d’Abbeville qu’ils vinssent là avec lui, pour aider à garder le passage. Si y vinrent moult étoffément en arroy ; et furent au dit passage au devant des Anglois douze mille hommes, que uns, que autres, dont il y avoit bien deux mille Tourniquiens.