Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 232-233).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXXI.


Comment le roi d’Angleterre guerdonna le varlet qui lui avoit enseigné le passage ; et puis s’en vint gâtant et ardant le pays jusques vers Crécy.


Quand le roi d’Angleterre et ses gens furent outre, et qu’ils eurent mis en chasse leurs ennemis et délivré la place, ils se trairent bellement et ordonnément ensemble, et arroutèrent leur charroy, et chevauchèrent, ainsi qu’ils avoient fait au pays de Vexin et de Vimeu, et devant jusques là ; et ne s’effrayèrent de rien, puisqu’ils se sentirent outre la rivière de Somme ; et regracia et loua Dieu le roi d’Angleterre ce jour plusieurs fois, quand si grand’grâce lui avoit faite que trouver passage bon et sûr, et conquis sur ses ennemis, et les avoit déconfits par bataille. Adonc fit là venir le roi d’Angleterre le varlet avant, qui le passage lui avoit enseigné, et le quitta de sa prison, et tous ses compagnons pour l’amour de lui, et lui fit bailler cent nobles d’or et un bon roncin. De celui ne sais-je plus avant.

Depuis chevauchèrent le roi et ses gens tout souef et tous joyeux ; et eurent ce jour en pensée de loger en une bonne grosse ville que on appelle Noielle, qui près de là étoit. Mais quand ils surent quelle étoit à la comtesse d’Aumale, sœur[1] à messire Robert d’Artois, qui trépassé étoit, ils assurèrent la ville et le pays qui à la dame étoit appartenant, pour l’amour de lui ; de quoi elle remercia moult le roi et ses maréchaux. Si allèrent loger plus avant au pays en approchant la Broye[2] ; mais ses maréchaux chevauchèrent jusques au Crotoy qui siéd sur mer ; et prirent la ville et l’ardirent toute[3] ; et trouvèrent sur le port grand’foison de nefs, de barges et de vaisseaux chargés de vins de Poitou, qui étoient à marchands de Xaintonge et de la Rochelle ; mais ils eurent tantôt tout vendu, et en firent les dits maréchaux amener et acharier des meilleurs en l’ost du roi d’Angleterre qui étoit logé à deux petites lieues de là. Lendemain, bien matin, se délogea le dit roi d’Angleterre, et chevaucha devers Crécy en Ponthieu ; et ses deux maréchaux chevauchèrent en deux routes, l’un à destre et l’autre à senestre ; et vint l’un courir jusques aux portes d’Abbeville et puis se retourna vers Saint-Riquier, ardant et exillant le pays ; et l’autre au dessous sur la marine, et vint courir jusques à la ville de Saint-Esprit de Rue[4]. Si chevauchèrent ainsi ce vendredi jusques à heure de midi, que leurs trois batailles se remirent toutes ensemble. Si se logea le dit roi Édouard à tout son ost assez près de Crécy en Ponthieu.

  1. Catherine d’Artois, femme de Jean de Ponthieu, comte d’Aumale, était la fille et non la sœur de Robert d’Artois.
  2. Château sur la rivière d’Authie, peu éloigné de Créci.
  3. Suivant la lettre de Northburgh, ce fut Hugues Spencer qui prit le Crotoi.
  4. Froissart donne ce nom à la ville de Rue, parce que l’église principale est dédiée au Saint-Esprit.