Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 238-239).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXXIX.


Comment messire Jean de Hainaut conseille au roi Philippe qu’il se retraie ; et comment le comte d’Alençon et le comte de Flandre se combattirent longuement et vaillamment.


Vous devez savoir que le roi de France avoit grand’angoisse au cœur, quand il véoit ses gens ainsi déconfire et fondre l’un sur l’autre, par une poignée de gens que les Anglois étoient : si en demanda conseil à messire Jean de Hainaut qui de-lez lui étoit. Le dit messire Jean de Hainaut lui répondit et dit : « Certes, sire, je ne vous saurois conseiller le meilleur pour vous, si ce n’étoit que vous vous retraissiez et missiez à sauveté, car je n’y vois point de recouvrer ; il sera tantôt tard ; si pourriez aussi bien chevaucher sur vos ennemis et être perdu, que entre vos amis. »

Le roi qui tout frémissoit d’ire et de mautalent, ne répondit point adonc, mais chevaucha encore un petit plus avant ; et lui sembla qu’il se vouloit adresser devers son frère le comte d’Alençon, dont il véoit les bannières sur une petite montagne ; lequel comte d’Alençon descendit moult ordonnément sur les Anglois et les vint combattre, et le comte de Flandre d’autre part. Si vous dis que ces deux seigneurs et leurs routes, en costiant les archers, s’en vinrent jusques à la bataille du prince, et là se combattirent moult longuement et moult vaillamment ; et volontiers y fût le roi venu, s’il eût pu, mais il y avoit une si grand’haie d’archers et de gens d’armes au devant, que jamais ne put passer, car tant plus venoit et plus éclaircissoit son conroy.

Ce jour au matin avoit donné le roi Philippe au dit messire Jean de Hainaut un noir coursier, durement grand et bel, lequel messire Jean l’avoit baillé à un sien chevalier, messire Thierry de Senseilles, qui portoit sa bannière : dont il avint que le chevalier monté sur le coursier, la bannière messire Jean de Hainaut devant lui, transperça tous les conrois des Anglois ; et quand il fut hors et outre, au prendre son retour il trébucha parmi un fossé, car il étoit durement blessé ; et y eût été mort sans remède, mais son page, sur son coursier, autour des batailles l’avoit poursui ; et le trouva si à point qu’il gissoit là et ne se pouvoit ravoir. Il n’avoit autre empêchement que du cheval ; car les Anglois n’issoient point de leurs batailles pour nullui prendre ni gréver. Lors descendit le page, et fit tant que son maître fut relevé et remonté : ce beau service lui fit-il. Et sachez que le sire de Senseilles ne revint mie arrière par le chemin qu’il avoit fait ; et aussi, au voir dire, il n’eût pu.