Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 236-238).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXXVII.


Comment le roi de France commanda à ses maréchaux faire commencer la bataille par les Gennevois ; et comment les dits Gennevois furent tous déconfits.


Il n’est nul homme, tant fut présent à celle journée, ni eut bon loisir d’aviser et imaginer toute la besogne ainsi qu’elle alla, qui en sçut ni put imaginer, ni recorder la vérité, espécialement de la partie des François, tant y eut povre arroy et ordonnance en leurs conrois ; et ce que j’en sais, je l’ai sçu le plus par les Anglois, qui imaginèrent bien leur convenant, et aussi par les gens messire Jean de Hainaut, qui fut toujours de-lez le roi de France.

Les Anglois qui ordonnés étoient en trois batailles, et qui séoient jus à terre tout bellement, sitôt qu’ils virent les François approcher, ils se levèrent moult ordonnément, sans nul effroi, et se rangèrent en leurs batailles, celle du prince tout devant, leurs archers mis en manière d’une herse, et les gens d’armes au fond de la bataille. Le comte de Norhantonne et le comte d’Arondel et leur bataille, qui faisoient la seconde, se tenoient sur aile bien ordonnément, et avisés et pourvus pour conforter le prince, si besoin étoit. Vous devez savoir que ces seigneurs, rois, ducs, comtes, barons françois ne vinrent mie jusques là tous ensemble, mais l’un devant, l’autre derrière, sans arroy et sans ordonnance. Quand le roi Philippe vint jusques sur la place où les Anglois étoient près de là arrêtés et ordonnés, et il les vit, le sang lui mua, car il les héoit ; et ne se fut adonc nullement refréné ni abstenu d’eux combattre ; et dit à ses maréchaux : « Faites passer nos Gennevois devant et commencer la bataille, au nom de Dieu et de monseigneur Saint Denis. » Là avoit de ces dits Gennevois arbalétriers, environ quinze mille qui eussent eu aussi cher néant que commencer adonc la bataille ; car ils étoient durement las et travaillés d’aller à pied ce jour plus de six lieues, tous armés, et de leurs arbalètres porter ; et dirent adonc à leurs connétables qu’ils n’étoient mie adonc ordonnés de faire grand exploit de bataille. Ces paroles volèrent jusques au comte d’Alençon, qui en fut durement courroucé et dit : « On se doit bien charger de telle ribaudaille qui faillent au besoin. »

Entrementes que ces paroles couroient et que ces Gennevois se reculoient et se détrioient, descendit une pluie du ciel, si grosse et si épaisse, que merveilles, et un tonnerre et un esclistre[1] moult grand et moult horrible. Paravant cette pluie, pardessus les batailles, autant d’un côté que d’autre, avoit volé si grand’foison de corbeaux que sans nombre, et demené le plus grand tempêtis du monde. Là disoient aucuns sages chevaliers que c’étoit un signe de grand’bataille et de grand’effusion de sang.

Après toutes ces choses se commença l’air à éclaircir et le soleil à luire bel et clair. Si l’avoient les François droit en l’œil et les Anglois par derrière. Quand les Gennevois furent tous recueillis et mis ensemble, et ils durent approcher leurs ennemis, ils commencèrent à crier si très haut que ce fut merveilles, et le firent pour ébahir les Anglois : mais les Anglois se tinrent tous cois, ni oncques n’en firent semblant. Secondement encore crièrent eux ainsi, et puis allèrent un petit pas avant : et les Anglois restoient tous cois, sans eux mouvoir de leur pas. Tiercement encore crièrent moult haut et moult clair, et passèrent avant, et tendirent leurs arbalètres et commencèrent à traire. Et ces archers d’Angleterre, quand ils virent cette ordonnance, passèrent un pas en avant, et puis firent voler ces sagettes de grand’façon, qui entrèrent et descendirent si ouniement sur ces Gennevois que ce sembloit neige. Les Gennevois qui n’avoient pas appris à trouver tels archers que sont ceux d’Angleterre, quand ils sentirent ces sagettes qui leur perçoient bras, têtes et ban-lèvre[2], furent tantôt déconfits ; et coupèrent les plusieurs les cordes de leurs arcs et les aucuns les jetoient jus : si se mirent ainsi au retour.

Entre eux et les François avoit une grand’haie de gens d’armes, montés et parés moult richement, qui regardoient le convenant des Gennevois ; si que, quand ils cuidèrent retourner, ils ne purent ; car le roi de France, par grand mautalent, quand il vit leur povre arroy, et qu’ils déconfisoient ainsi, commanda et dit : « Or tôt, tuez toute cette ribaudaille, car ils nous empêchent la voie sans raison. » Là vissiez gens d’armes en tous lez entre eux férir et frapper sur eux, et les plusieurs trébucher et cheoir parmi eux, qui oncques ne se relevèrent. Et toujours traioient les Anglois en la plus grand’presse, qui rien ne perdoient de leur trait ; car ils empalloient et féroient parmi le corps ou parmi les membres gens et chevaux qui là chéoient et trébuchoient à grand meschef ; et ne pouvoient être relevés, si ce n’étoit par force et par grand’aide de gens. Ainsi se commença la bataille entre la Broye et Crécy en Ponthieu, ce samedi à heure de vespres.

  1. Plusieurs manuscrits portent esclipse : mais il est certain qu’il n’y eut point d’éclipse le 26 août, jour de la bataille de Crécy ; ainsi cette leçon ne saurait être admise, a moins qu’on n’entende par le mot éclipse, l’obscurité qui précède ordinairement un grand orage.
  2. Le tour de la bouche, le visage.