Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCIII

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Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCIII.


Cy dit comment messire Jean de Hainaut fit partir le roi de France de la bataille, ainsi comme par force.


Vous devez savoir que la déconfiture et la perte pour les François fut moult grand et moult horrible, et que trop y demeurèrent sur les champs de nobles et vaillans hommes, ducs, comtes, barons et chevaliers, par lesquels le royaume de France fut depuis moult affoibli d’honneur, de puissance et de conseil. Et sachez que si les Anglois eussent chassé, ainsi qu’ils firent à Poitiers, encore en fût trop plus demeuré, et le roi de France même : mais nennin ; car le samedi oncques ne se partirent de leurs conrois pour chasser après hommes, et se tenoient sur leurs pas, gardans leur place, et se défendoient à ceux qui les assailloient. Et tout ce sauva le roi de France d’être pris, car le dit roi demeura tant sur la place, assez près de ses ennemis, si comme dessus est dit, qu’il fut moult tard ; et n’avoit à son département pas plus de soixante hommes, uns et autres. Et adonc le prit messire Jean de Hainaut par le frein, qui l’a voit à garder et à conseiller, et qui jà l’avoit remonté une fois, car du trait on avoit occis le coursier du roi, et lui dit : « Sire, venez-vous-en, il est temps, ne vous perdez mie si simplement ; si vous avez perdu cette fois, vous recouvrerez une autre. » Et l’emmena le dit messire Jean de Hainaut comme par force. Si vous dis que ce jour les archers d’Angleterre portèrent grand confort à leur partie, car par leur trait les plusieurs disent que la besogne se parfit, combien qu’il y eut bien aucuns vaillans chevaliers de leur côté qui vaillamment se combattirent de la main, et qui moult y firent de belles appertises d’armes et de grands recouvrances. Mais on doit bien sentir et connoître que les archers y firent un grand fait ; car par leur trait, de commencement, furent les Gennevois déconfits, qui étoient bien quinze mille, ce qui leur fut un grand avantage ; car trop grand’foison de gens d’armes richement armés et parés et bien montés, ainsi que on se montoit adonc, furent déconfits et perdus par les Gennevois, qui trébuchoient parmi eux et s’entoulloient tellement qu’ils ne se pouvoient lever ni ravoir. Et là entre les Anglois avoit pillards et ribaux, Gallois et Cornouaillois qui poursuivoient gens d’armes et archers, qui portoient grands coutilles[1], et venoient entre leurs gens d’armes et leurs archers qui leur faisoient voie, et trouvoient ces gens en ce danger, comtes, barons, chevaliers et écuyers ; si les occioient sans merci, comme grand sire qu’il fût. Par cet état en y eut ce soir plusieurs perdus et murdris, dont ce fut pitié et dommage, et dont le roi d’Angleterre fut depuis courroucé que on ne les avoit pris à rançon ; car il y eut grand quantité de seigneurs morts.

  1. Sorte de sabre à deux tranchans.