Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 246-247).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCVIII.


Comment messire Philippe de Bourgogne fut mort devant Aiguillon ; et comment le duc de Normandie se partit du siége d’Aiguillon par le commandement du roi son père.


Le duc de Normandie se tenoit devant Aiguillon, et dedans avoit assiégé les bons chevaliers d’Angleterre, messire Gautier de Mauny et les autres, qui si vaillamment s’y étoient tenus et tinrent toudis, le siége pendant et durant, et qui tant de belles appertises d’armes y firent, si comme ci-dessus est recordé, pour lesquelles grands appertises le dit duc avoit parlé si avant que point ne s’en partiroit, si auroit pris la forteresse et ceux qui dedans étoient. Or avint, ce siége étant, environ la mi-août, que une escarmouche se fit devant le château d’Aiguillon, et se monteplia tellement que, par convoitise d’armes, la plus grand’partie de ceux de l’ost y allèrent. Adonc étoit là venu nouvellement en l’ost messire Philippe de Bourgogne, fils au duc Eudes de Bourgogne, pour le temps comte d’Artois et de Boulogne, et cousin germain du dit duc de Normandie, lequel étoit un moult jeune chevalier et plein de grand’volonté, ainsi que là le montra ; car si très tôt que l’escarmouche fut commencée, il ne voulut pas être des derniers, mais s’arma et monta sur un coursier fort et roide malement ; et de grand’hâte, pour plutôt être et venir à l’escarmouche, le dit Philippe prit une adresse parmi les champs, et brocha coursier des éperons, lequel coursier qui étoit grand et fort, s’écueillit à courir et emporta le chevalier malgré lui, si que, en traversant et saillant un fossé, le coursier trébucha et chéy, et jeta le dit messire Philippe dessous lui. Mais oncques il ne put être aidé ni secouru si à temps qu’il ne fût si confroissé que oncques puis il n’eut santé ; et mourut de celle blessure, dont le duc de Normandie fut moult courroucé ; ce fut bien raison. Assez tôt après cette aventure et le trépas messire Philippe, les nouvelles vinrent en l’ost de la déconfiture de Crécy ; et remandoit le roi Philippe son fils le duc de Normandie[1], et lui enjoignoit très espécialement que toutes paroles et essoines mises arrière, il se partît et défit son siége, et retournât en France pour aider à défendre et garder son héritage que les Anglois lui détruisoient ; et encore lui signifioit-il clairement le grand dommage des nobles et prochains de son sang, qui demeurés étoient à Crécy.

Quand le duc de Normandie eut lu ces lettres, il pensa sus moult longuement, et en demanda conseil aux comtes et aux barons qui de-lez lui étoient ; car moult envis se partoit, pour cause de ce qu’il avoit parlé si avant du siége tenir : mais aussi il n’osoit aller contre le mandement du roi son père. Et me semble que adonc il fut si conseillé des plus espéciaux de son conseil que, au cas que le roi son père le mandoit si espécialement, il se pouvoit bien partir sans forfait. Si fut adonc ordonné et arrêté que lendemain on se délogeroit et retourneroit-on en France. Quand vint au point du jour, on se commença à déloger et à trousser tentes et trefs et toutes autres ordonnances, et recueillir moult hâtivement, et mettre à voie et à chemin. Les compagnons, qui dedans Aiguillon se tenoient, furent durement émerveillés pourquoi si soudainement les François se délogeoient. Si se coururent armer, au plus tôt qu’ils purent, et montèrent sur leurs chevaux, le pennon messire Gautier de Mauny devant eux, et se partirent vigoureusement, et s’en vinrent bouter en l’ost du duc, qui tous n’étoient mie encore délogés ni mis à voie ; si en ruèrent par terre plusieurs, et occirent et découpèrent, et firent un grand esparsin, et en prirent d’uns et d’autres plus de soixante qu’ils ramenèrent arrière en leur forteresse. Et entre les autres prisonniers, il y eut un grand chevalier de Normandie cousin du duc[2], et moult prochain de son conseil, auquel messire Gautier de Mauny demanda pour quelle cause le duc de Normandie si soudainement se partoit et quelle chose étoit là avenue entre eux. Le chevalier moult à ennuis leur dit. Toutefois il fut tant apparlé et demené du dit messire Gautier, que il lui recorda la besogne ainsi comme elle alloit, et comment le roi d’Angleterre étoit arrivé en Normandie, et tout le voyage qu’il avoit fait, et les passages qu’il avoit passés, et en la fin à Crécy en Ponthieu déconfit le roi de France et toute sa puissance[3] ; et lui conta par nom les princes et les seigneurs qui morts y étoient, et en fin de voyage le roi d’Angleterre avoit assiégé la forte ville de Calais. Quand messire Gautier de Mauny entendit ce, si en fut grandement réjoui ; et aussi furent tous les compagnons ; et en firent pour ces nouvelles meilleur compagnie à leurs prisonniers. Et le duc de Normandie s’en revint en France devers le roi Philippe son père et la roine sa mère, qui volontiers Le virent.

  1. Le roi dut rappeler le duc de Normandie long-temps avant la bataille de Crécy, et probablement dès qu’il fut informé qu’Édouard était débarqué en Normandie, car la bataille se donna le 26 août et le siége d’Aiguillon fut levé le 20 de ce même mois, ainsi que nous l’apprenons de la lettre du comte de Derby, rapportée ci-dessus.
  2. Toutes nos recherches pour découvrir quel était ce chevalier ont été inutiles.
  3. Ce chevalier ne put raconter à Gautier de Mauny ce qui s’était passé à Crécy, comme nous venons de le remarquer.