Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXLII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 200-201).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXLII.


Comment messire Aghos des Baux rendit au comte Derby le châtel de la Réole et s’en partit lui et ses compagnons, atout leurs armures seulement.


Tant ouvrèrent les mineurs que le comte Derby avoit mis en œuvre, qu’ils vinrent dessous le châtel, et si avant qu’ils abattirent une basse tour des chaingles du donjon. Mais à la maître tour du donjon ne pouvoient nul mal faire, car elle étoit maçonnée sur une roche, dont on ne pouvoit trouver le fond. Bien s’aperçut messire Aglot de Baux que on les minoit : si en fut en doute ; car au voir dire, c’est grand effroi pour gens qui sont en une forteresse, quand ils sentent que on les mine. Si en parla à ses compagnons, par manière de conseil, à savoir comment ils s’en pourroient maintenir ; et bien leur dit qu’ils étoient en grand péril, puisque on leur alloit par ce tour. Les compagnons ne furent mie bien assurés de ces paroles ; car nul ne meurt volontiers, puisqu’il peut finer par autres gages[1]. Si lui dirent les chevaliers : « Sire, vous êtes notre capitaine et notre gardien, si devons tous obéir et user par vous. Voir est que nous nous sommes moult honorablement ici tenus et n’aurons nul blâme en avant de nous composer au comte Derby : si parlons à lui, à savoir s’il nous laisseroit jamais partir, sauf nos corps et nos biens, et nous lui rendrons la forteresse, puisque autrement ne pouvons finer. »

À ces paroles s’accorda messire Aghos des Baux, et vint jus de la grosse tour ; si bouta sa tête hors d’une basse fenêtre qui là étoit, et fit signe qu’il vouloit parler au quelque fût de l’ost. Tantôt fut appareillé qui vint avant. On lui demanda qu’il vouloit dire. Il dit qu’il vouloit parler au comte Derby, ou à messire Gautier de Mauny, On lui répondit que on leur feroit savoir volontiers. Si vinrent ceux qui là avoient été, devers le comte Derby, et lui recordèrent ces nouvelles. Le comte, qui eut grand désir de savoir quelle chose messire Aghos vouloit dire, monta tantôt à cheval et emmena avec lui messire Gautier de Mauny et messire Richard de Stanfort, et leur dit : « Allons jusques à la forteresse voir et savoir que le capitaine nous veut. » Si chevauchèrent celle part. Quand ils furent là venus, messire Aghos ôta son chaperon tout jus, et les salua bellement l’un après l’autre, et puis dit : « Seigneurs, il est bien vrai que le roi de France m’a envoyé en cette ville et en ce châtel pour le garder et défendre à mon loyal pouvoir ; vous savez comment je m’en suis acquitté, et voudrois encore faire ; mais toujours ne peut-on pas demeurer en un lieu. Je m’en partirois volontiers, et aussi tous mes compagnons, s’il vous plaisoit ; et voudrions aller demeurer autre part, mais que nous eussions votre congé. Si nous laissiez partir, saufs nos corps et nos biens, et nous vous rendrons la forteresse. » Adonc répondit le comte Derby et dit : « Messire Aghos, messire Aghos, vous n’en irez pas ainsi : nous savons bien que nous vous avons si étreints et si menés que nous vous aurons quand nous voudrons ; car votre forteresse ne gît que sur étais ; si vous rendez simplement, et ainsi serez-vous reçus. » Lors répondit messire Aghos et dit : « Certes, sire, s’il nous convenoit entrer en ce parti, je tiens en vous tant d’honneur et de gentillesse que vous ne nous feriez fors toute courtoisie, ainsi que vous voudriez que le roi de France ou le duc de Normandie fît à vos chevaliers, ou à vous-même, si vous étiez au parti d’armes où nous sommes à présent. Si ne blesserez mie, s’il plaît à Dieu, la gentillesse ni la noblesse de vous, pour un peu de soudoyers qui ci sont, qui ont gagné à grand’peine leurs deniers, et que j’ai amenés avec moi, de Provence, de Savoye, et du Dauphiné de Vienne. Car sachez que, si le moindre des nôtres ne devoit aussi bien venir à merci comme le plus grand, nous nous vendrions ainçois tellement que oncques gens assiégés en forteresse ne se vendirent en telle manière. Si vous prie que vous y veuilliez regarder et entendre ; et nous faites compagnie d’armes[2] ; si vous en saurons gré. »

Adonc se retrairent ces trois chevaliers ensemble, et parlèrent moult longuement d’une chose et d’autre. Finablement ils considérèrent la loyauté de messire Aghos des Baux, et qu’il étoit un chevalier étrange hors du royaume de France, et que moult raisonnablement il leur avoit montré le droit parti d’armes, et que encore les pouvoit-il tenir là moult grand temps à siége ; car on ne pouvoit miner la maître tour du châtel. Si s’inclinèrent à sa prière, et lui répondirent courtoisement : « Messire Aghos, nous voudrions faire à tous chevaliers étrangers bonne compagnie ; si voulons, beau sire, que vous vous partez, et tous les vôtres ; mais vous n’emporterez que vos armures seulement. » Il cloy à ce mot, et dit : « Et ainsi soit. » Adonc se retrait le dessus dit à ses compagnons, et leur conta comment il avoit exploité. De ces nouvelles furent eux tous joyeux : si ordonnèrent leurs besognes le plus tôt qu’ils purent, et s’armèrent, et ensellèrent leurs chevaux dont par tout n’en avoient que six. Les aucuns en achetèrent Anglois, qui leur vendirent bien et cher. Ainsi se partit messire Aghos des Baux du châtel de la Réole, et le rendit aux Anglois, qui s’en mirent en saisine ; et s’en vinrent à Toulouse.

  1. Quand il peut sortir d’embarras autrement.
  2. Traitez-nous avec la loyauté dont les guerriers usent entre eux.