Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 206-207).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXLIX.


Comment le roi d’Angleterre se partit de l’Escluse moult dolent de la mort d’Artevelle ; et comment ceux de Flandre s’en excusèrent par devers lui.


Quand le roi d’Angleterre, qui se tenoit à l’Escluse et s’étoit tenu tout le temps, attendant la relation des Flamands, entendit que ceux de Gand avoient occis Jacques d’Artevelle, son grand ami et son cher compère, si en fut si courroucé et ému, que merveille seroit à dire. Et se partit tantôt de l’Escluse, et rentra en mer[1], en menaçant grandement les Flamands et le pays de Flandre ; et dit que cette mort seroit trop chèrement comparée. Les consaulx des bonnes villes de Flandre, qui sentirent et entendirent bien et imaginèrent tantôt que le roi d’Angleterre étoit trop durement courroucé sur eux, s’avisèrent que de la mort d’Artevelle ils se iroient excuser, espécialement ceux de Bruges, d’Ypre, de Courtray, d’Audenarde, et du Franc de Bruges. Si envoyèrent devant en Angleterre devers le roi et son conseil, pour impétrer un sauf conduit, afin que sûrement ils se pussent venir excuser. Le roi, qui étoit un peu refroidi de son air, leur accorda. Et vinrent gens d’état de toutes les bonnes villes de Flandre, excepté de Gand, en Angleterre devers le roi, environ la Saint-Michel ; et se tenoit à Wesmoustier dehors Londres. Là s’excusèrent-ils si bel de la mort d’Artevelle, et jurèrent solennellement que nulle chose n’en savoient, et si ils l’eussent sçu, c’étoient ceux qui défendu et gardé l’en eussent à leur pouvoir ; mais étoient de la mort de lui durement courroucés et désolés ; et le plaignoient et regrettoient grandement ; car ils reconnoissoient bien qu’il leur avoit été moult propice et nécessaire à tous leurs besoins, et avoit régné et gouverné le pays de Flandre bellement et sagement ; et si ceux de Gand, par leur outrage, l’avoient tué, on leur feroit amender si grossement qu’il devroit bien suffire. Et remontrèrent encore au roi et à son conseil que, si Artevelle étoit mort, pour ce n’étoit-il mie éloigné de la grâce et de l’amour des Flamands ; sauf et excepté qu’il n’avoit que faire de tendre à l’héritage de Flandre, que ils le dussent tollir au comte Louis de Flandre leur naturel seigneur, combien qu’il fût François, ni à son fils son droit hoir, pour lui en hériter, ni son fils le prince de Galles ; car ceux de Flandre ne s’y consentiroient jamais. « Mais, cher sire, vous avez de beaux enfans, fils et filles : le prince votre ains-né fils ne peut faillir qu’il ne soit encore grand sire durement sans l’héritage de Flandre, et vous avez une fille puis-née, et nous avons un jeune damoisel que nous nourrissons et gardons, qui est héritier de Flandre : si se pourroit bien encore faire un mariage d’eux deux. Ainsi demeureroit toujours la comté de Flandre à l’un de vos enfans. » Ces paroles et autres ramollirent et adoucirent grandement le courage et le mautalent du roi d’Angleterre ; et se tint finablement assez bien content des Flamands et les Flamands de lui. Ainsi fut entr’oubliée petit à petit la mort Jacques d’Artevelle.

Si laisserons à parler du roi d’Angleterre et des Flamands, et parlerons du comte Guillaume de Hainaut et de messire Jean de Hainaut son oncle.

  1. Edouard débarqua dans le port de Sandwich le 26 juillet.