Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 195-196).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXXIII.


Comment le comte Derby prit la Roche-Millon, et puis mit le siége devant Mont-Segur.


Quand le comte Derby vit que ses gens se travailloient et tuoient sans rien faire, si les fit retraire et revenir au logis. Lendemain il fit, par les vilains du pays, acharier et apporter grand’foison de bûches et de velourdes et d’estrain, et tout jeter et tourner ens ès fossés et mettre aussi grand’plenté de terre. Quand une partie des fossés furent tous emplis, que on pouvoit bien aller sûrement jusques au pied du mur, il fit arrouter bien trois cents archers, et, devant eux, passer bien deux cents brigans, tous pavaisés, qui tenoient grands pics et hoyaux de fer ; et s’en vinrent heurter et piqueter aux murs. Entrementes qu’ils piquoient et hoyoient, les archers qui étoient derrière eux, traioient si ouniement à ceux qui étoient aux murs, que à peine osoit nul apparoir à la défense. En cet état furent eux la plus grand’partie du jour, et si fort assaillis que les piqueurs qui étoient aux murs, y firent un grand trou, et si plantureux que bien pouvoient entrer dedans dix hommes de front. Adonc se commencèrent ceux du châtel et de la ville fort à ébahir et à retraire devers l’église ; et les aucuns vuidèrent par derrière. Ainsi fut prise la forteresse de la Roche-Millon, et toute robée, et occis la plus grand’partie de ceux qui y furent trouvés, exceptés ceux et celles qui s’étoient retraits en l’église. Mais tous ceux fit sauver le comte Derby, car ils se rendirent simplement à sa volonté. Si rafraîchit le comte Derby la garnison de Roche-Millon, de nouvelles gens ; et y établit deux écuyers à capitaines, qui étoient d’Angleterre, Richard Wille et Robert l’Escot. Tant firent les Anglois qu’ils vinrent devant Mont-Segur. Quand ils furent là venus, le comte commanda à loger toutes manières de gens : donc se logèrent eux, et établirent mansions et logis pour eux et pour leurs chevaux. Dedans la ville de Mont-Segur avoit un chevalier de Gascogne à capitaine, que le comte de Lille y avoit piéçà institué ; et l’appeloit-on messire Hugue de Battefol[1]. Cil entendit grandement et bellement à la ville défendre et garder ; et moult avoient les hommes de la ville en lui grand’fiance.

  1. La seigneurie de Batefol, ou plutôt Badefol, appartenait à une branche de la maison de Gontaut.