Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 198-199).
Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXXIX.


Comment le comte Derby commanda à miner le châtel de la Réole ; et comment messire Gautier de Mauny s’avisa que son père avait été jadis occis environ la Réole.


Ainsi eut le comte Derby la ville de la Réole : mais le châtel se tenoit encore, qui bien étoit pourvu et garni de bonnes gens, de bon capitaine et sûr, et de grand’artillerie. Si se traist ledit comte dedans la ville de la Réole, et y fit traire toutes ses gens, et environner le châtel, et dresser devant tous ses engins, qui nuit et jour jetoient contre les murs dudit châtel. Mais trop petit l’empiroient, car ils étoient hauts malement et de pierre dure, et ouvrés jadis de mains de Sarrasins, qui faisoient les soudures si fortes et les ouvrages si étranges que ce n’est point de comparaison à ceux de maintenant.

Quand le comte Derby et messire Gautier de Mauny virent qu’ils perdoient leur temps par ces engins, si les firent cesser, et s’avisèrent qu’ils ouvreroient d’un autre métier. Ils avoient des mineurs ; car oncques ne furent sans eux tant qu’ils guerriassent ; et leur demandèrent si on pourroit miner le châtel de la Réole. Ils répondirent qu’ils y essaieroient volontiers. Lors avisèrent leur mine et commencèrent à ouvrer et à miner fort et roide, et aller par dessous les fossés : si ne fut mie sitôt fait.

Entrementes que on séoit là et que ces mineurs minoient, messire Gautier de Mauny s’avisa de son père, qui jadis avoit été occis au voyage de Saint-Jacques ; et avoit ouï recorder de son enfance qu’il devoit être enseveli en la Réole ou là environ. Si fit à savoir parmi la ville de la Réole, que s’il étoit nul qui sçût de vérité à dire où il fut mis, et on l’y menât, il donneroit à celui cent écus. Ces nouvelles s’épandirent partout. Adonc se traist avant un ancien homme durement, qui en cuidoit savoir aucune chose ; et vint à messire Gautier de Mauny, et lui dit : « Certes, sire, je vous cuide bien mener au lieu, ou assez près, où votre seigneur de père fut jadis enseveli. » De ces nouvelles fut messire Gautier joyeux ; et dit, si ces paroles étoient trouvées vraies, qu’il lui tiendroit son convent et encore outre. Or vous recorderai la matière du père au sire de Mauny, et puis retournerai au fait.