Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXXXV

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Livre I. — Partie I. [1345]

CHAPITRE CCXXXV.


Comment le châtelain d’Aiguillon rendit Aiguillon au comte Derby ; et comment il fut puis pendu à Toulouse.


Tant exploita l’ost au comte Derby qu’il vint assez près d’Aiguillon. Adonc y avoit un châtelain, qui n’étoit mie trop vaillant homme d’armes, si comme il le montra ; car sitôt qu’il sçut le comte Derby approchant, il fut si effrayé et eut si grand’doute de perdre corps et biens, qu’il ne se fit point assaillir, mais vint au devant du comte et se rendit, sauf ses biens et ceux de la ville et du châtel, qui étoit adonc un des forts du monde et le moins prenable. De quoi ceux du pays d’environ furent moult émerveillés quand ils en ouïrent les nouvelles, espécialement ceux de Toulouse, car c’est à dix-sept lieues près. Et depuis, quand l’écuyer qui Aiguillon avoit rendu vint à Toulouse, les hommes de la ville le prirent et l’accusèrent de trahison, et le pendirent sans mercy. Quand le comte Derby eut la saisine de la ville et du châtel d’Aiguillon, il en fut si réjoui, qu’il n’eût mie été si lie si le roi d’Angleterre eut d’autre part conquis cent mille florins ; pour cause qu’il le véoit bien séant et en bonne marche, en la pointe de deux grosses rivières portans navire[1] ; et le rafraîchit et répara de tout ce qu’il convenoit, si comme pour y avoir son retour, et en faire son garde corps. Et quand il s’en partit, il le laissa en la garde d’un bon chevalier sage et vaillant, qui s’appeloit messire Jean de Gombry. Puis chevaucha outre le dit comte atout son ost, et vint à un châtel que on appelle Ségrat[2] : si le conquit par assaut, et furent tous morts les soudoyers étranges qui dedans étoient. Et de la endroit ils s’en vinrent devant la ville de la Réole.

  1. Aiguillon est situé au confluent du Lot et de la Garonne.
  2. Peut être Castel-Sacrat.