Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 133-134).
Livre I. — Partie I. [1341]

CHAPITRE CLII.


Comment le comte de Montfort s’en alla en Angleterre et fit hommage au roi d’Angleterre de la duché de Bretagne.


Pourquoi vous ferois-je long conte ? En telle manière conquit le dit comte de Montfort tout ce pays que vous avez ouï, et se fit partout appeler duc de Bretagne ; puis s’en alla à un port de mer que on appelle Gredo[1], et départit toutes ses gens, et les envoya en ses cités et forteresses pour elles aider à garder ; puis se mit en mer atout vingt chevaliers, et nagea tant qu’il vint en Cornuaille et arriva à un port que on dit Cepsée[2]. Si enquit là du roi anglois où il le trouveroit ; et lui fut dit que le plus de temps il se tenoit à Windesore. Adonc chevaucha-t-il cette part et toute sa route ; et fit tant par ses journées qu’il vint à Windesore, où il fut reçu à grand’joie du roi, de madame la roine, et de tous les barons qui là étoient ; et fut grandement fêté et honoré, quand on sçut pourquoi il étoit là venu.

Premièrement il montra au roi anglois, à messire Robert d’Artois et à tout le conseil du roi ses besognes, et dit comment il s’étoit mis en saisine et possession de la duché de Bretagne, qui échue lui étoit par la possession du duc son frère, dernièrement trépassé. Or faisoit-il doute que messire Charles de Blois ne l’empêchât, et le roi de France ne lui voulsist r’ôter par puissance ; par quoi il s’étoit là trait pour relever la dite duché et tenir en foi et hommage du roi d’Angleterre à toujours, mais qu’il l’en fît sûr contre le roi de France et contre tous autres qui empêcher le voudroient.

Quand le roi anglois eut ouï ces paroles, il y entendit volontiers, car il regarda et imagina que sa guerre du roi de France en seroit embellie, et qu’il ne pouvoit avoir plus belle entrée au royaume ni plus profitable que par Bretagne ; et que tant qu’il avoit guerroyé par les Allemands et les Flamands et les Brabançons, il n’avoit rien fait, fors que frayé et dépendu grandement et grossement ; et l’avoient mené et demené les seigneurs de l’Empire, qui avoient pris son or et son argent, ainsi qu’ils avoient voulu, et rien n’avoit fait[3]. Si descendit à la requête du comte de Montfort liement et légèrement, et prit hommage de la dite duché[4], par la main du comte de Montfort, qui se tenoit et appeloit duc ; et là lui convenança le roi anglois, présens les barons et les chevaliers d’Angleterre et ceux qu’il avoit amenés avec lui de Bretagne, qu’il l’aideroit et défendroit et garderoit comme son homme, contre tout homme, fût le roi de France ou autres, selon son loyal pouvoir.

De ces paroles et de cet hommage furent écrites et lues lettres et scellées, dont chacune des parties eut les copies. Avec tout ce le roi et la roine donnèrent au comte de Monfort et à ses gens grands dons et beaux joyaux, car bien le savoient faire, et tant qu’ils en furent tous contens, et qu’ils dirent que c’étoit un noble roi et vaillant, et une noble roine, et qu’ils étoient bien taillés de régner encore en grand’prospérité. Après toutes ces choses faites et accomplies, le comte de Montfort prit congé et se partit d’eux et passa Angleterre, et entra en mer en ce même port où il étoit arrivé ; et nagea tant qu’il vint à Gredo, en la Basse-Bretagne ; et puis s’en vint en la cité de Nantes, où il trouva la comtesse sa femme, à qui il recorda comment il avoit exploité. De ce fut-elle toute joyeuse, et lui dit qu’il avoit très bien ouvré et par bon conseil. Si me tairai un petit d’eux et parlerai de messire Charles, qui devoit avoir la duché de Bretagne de par sa femme, ainsi que vous avez ouï déterminer ci-devant.

  1. Coredon, village sur le bord d’une petite anse, à l’ouest de Saint-Pol-de-Léon.
  2. Chertsey.
  3. Édouard devait être d’autant plus empressé à secourir le comte de Montfort, pour se ménager une entrée en France par la Bretagne, que les Flamands paraissaient se repentir de s’étre déclarés pour lui contre Philippe de Valois, et que l’empereur et la plupart des princes de l’Empire avaient abandonné son alliance, ou du moins étaient sur le point d’y renoncer. Les lettres par lesquelles Louis de Bavière révoque le titre de vicaire de l’Empire, qu’il lui avait conféré, et lui offre d’étre le médiateur de la paix entre Philippe et lui, sont datées du 25 juin de cette année 1341.
  4. Il serait possible que Froissart eût confondu cet hommage avec celui que le comte de Montfort fit au roi d’Angleterre pour le comté de Richmond, qui était échu au roi par la mort du comte Jean. La procuration pour traiter avec le duc de Bretagne et les pouvoirs pour recevoir son hommage pour les terres du comté de Richmond furent donnés à l’archevéque de Canterbury et à sir Walter Scroop, tous deux en date du 13 mars 1331. On ne trouve à cette époque aucune trace de l’hommage du duché de Bretagne ni dans Rymer, ni dans les preuves de l’histoire de Bretagne. Peut-être le comte de Montfort se borna-t-il alors à la promesse de faire cet hommage, dans le cas où Philippe de Valois, refusant de l’investir du duché, Édouard l’aiderait à s’en mettre en possession et à s’y maintenir. Quoi qu’il en soit, il porta certainement à ce prince l’hommage de la Bretagne, en 1346, après s’être enfui de la tour du Louvre, où il avait été détenu prisonnier pendant plusieurs années : l’acte est daté du 20 mai de cette année.