Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CLXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 151-152).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CLXXVI.


Comment messire Charles de Blois se logea devant Auroy ; et comment messire Amaury de Cliçon amena à la comtesse grand secours d’Angleterre.


Messire Charles de Blois se mit devant le châtel d’Auroy à toute sa compagnie, et se logea, et tout son ost environ ; et y fit assaillir et escarmoucher ; car ceux du châtel étoient bien pourvus et bien garnis de bonnes gens d’armes pour tel siége soutenir. Si ne se voulurent rendre, ni laisser le service de la comtesse, qui grands biens leur avoit faits, pour obéir au dit messire Charles, pour promesses. Dedans la forteresse avoit deux cents compagnons aidables, uns et autres, desquels étoient maîtres et capitaines deux chevaliers du pays, vaillans hommes et hardis durement, messire Henry de Pennefort et Olivier son frère. À quatre lieues près de ce château sied la bonne cité de Vennes, qui fermement se tenoit à la comtesse ; et en étoit messire Geoffroi de Malestroit, capitaine, gentil homme et vaillant durement. D’autre part siéd la bonne ville de Dignant[1] en Bretagne, qui adonc n’étoit fermée, fors de fossés et de palis : si en étoit capitaine, de par la comtesse, un durement vaillant homme que on appeloit le châtelain de Guinganp : mais il étoit adonc dedans Hainebon avec la comtesse ; mais il avoit laissé à Dignant en son hôtel sa femme et ses filles ; et avoit laissé capitaine, en lieu de lui, messire Regnault son fils, vaillant chevalier et hardi durement.

Entre ces deux bonnes villes siéd un fort châtel qui se tenoit adonc à messire Charles de Blois, et l’avoit garni de gens d’armes et de soudoyers qui tous étoient Bourguignons. Si en étoit souverain et maître un bon écuyer assez jeune que on appeloit Girard de Maulain ; et avoit avec lui un hardi chevalier qu’on appeloit messire Pierre Portebeuf. Ces deux avec leurs compagnons, honnissoient et gâtoient tout le pays de là entour, et contraignoient si ouniment la cité de Vennes et la bonne ville de Dignant que nulles pourvéances ni marchandises ne pouvoient entrer ni venir, fors en grand péril et en grand’aventure ; car ils chevauchoient l’un jour pardevers Vennes, l’autre jour pardevers Dignant.

Tant chevauchèrent ainsi les dessus dits Bourguignons et leurs routes, que le jeune bachelier, messire Regnault de Guinganp, prit, à un embuchement qu’il avoit établi, le dit Girart de Maulain à toute sa compagnie, qui étoient eux vingt cinq compagnons, et rescouit jusques à quinze marchands à tout leur avoir qu’ils avoient pris, et les emmenoient pardevers leurs garnisons qu’on appelle Roche-Périou. Mais le jeune bachelier, messire Regnault de Guinganp, les conquit tous par son sens et par sa prouesse, et les emmena à Dignant tous en prison, dont tout le pays d’entour eut grand’joie ; et en fut grandement ledit messire Regnault loué et prisé.

Si me tairai un petit à parler des gens de Vennes, de Dignant et de Roche-Périou, et reviendrai à la comtesse de Montfort, qui étoit dedans Hainebon, et à messire Louis d’Espaigne, qui tenoit le siége devant, et avoit si débrisée et si froissée la ville par les engins, que ceux de dedans se commencèrent à ébahir et avoir volonté de faire accord ; car ils ne véoient nul secours venir, ni n’en oioient nouvelles. Dont il avint que l’évêque, messire Guy de Léon, qui étoit oncle de messire Hervey de Léon, par qui pourchas et conseil le comte de Montfort avoit été pris, si comme on disoit dedans la cité de Nantes, parla un jour audit messire Hervey son neveu, sur assurément, par long-temps ensemble d’une chose et d’autres ; et tant que le dit évêque devoit pourchasser accord à ses compagnons, pourquoi la ville de Hainebon seroit rendue à messire Charles de Blois ; et ledit messire Hervey devoit pourchasser d’autre part que ceux de dedans seroient apaisés envers messire Charles, quittes et délivrés, et ne perdroient rien de leur avoir. Ainsi se départit ce parlement. Le dit évêque entra en la ville pour parler aux autres seigneurs. La comtesse se douta tantôt de mauvais pourchas : si pria à ces seigneurs de Bretagne, pour l’amour de Dieu, qu’ils ne fissent nul défaute et que elle auroit grand secours dedans trois jours. Mais le dit évêque parla tant et montra tant de raisons à ces seigneurs qu’il les mit en grand effroi cette nuit. Lendemain il recommença, et leur dit tant de raisons d’unes et d’autres qu’ils étoient tous de son accord ou assez près. Et jà étoit le dit messire Hervey venu assez près de la ville pour la prendre de leur accord, quand la comtesse qui regardoit aval la mer, par une fenêtre du châtel, commença à crier et à faire grand’joie ; et disoit tant comme elle pouvoit : « Je vois venir le secours que j’ai tant désiré. » Deux fois le dit : chacun de la ville courut tantôt, qui mieux mieux, aux fenêtres et aux créneaux des murs pour voir que c’étoit ; et virent grand’foison de naves, petites et grands, bien bastillées, venir pardevers Hainebon : dont chacun fut durement reconforté, car bien tenoient que c’étoit messire Almaury de Cliçon qui amenoit ce secours d’Angleterre dont vous avez par deçà devant ouï parler, qui par soixante jours avoient eu vent contraire sur mer.

  1. La manière dont Froissart parle de ce lieu et la situation qu’il lui assigne ne peuvent convenir ni à la ville de Dinant dans le diocèse de Saint-Malo ni à celle de Guingamp dans le diocèse de Treguier, que quelques manuscrits et les imprimés nomment au lieu de Dinant : l’une et l’autre sont trop éloignées de Vannes et d’Auray. Peut-être faudrait-il charger le d en b, et lire Bignant au lieu de Dignant. Bignant est un gros village ou bourg assez près de Vannes et d’Auray, et très bien placé pour être le théâtre des faits que Froissart va raconter. Peut-être aussi l’historien connaissait-il mal la géographie de la Bretagne et s’est-il trompé sur la position de Dinant.