Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CX

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Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CX.


Comment le sénéchal de Hainaut fit une apperte escarmouche en l’ost du duc de Normandie, et comment les coureurs du duc ardirent plusieurs villes en Hainaut.


Le sénéchal de Hainaut dessus nommé sçut bien par des espies que le duc de Normandie étoit logé à Saint-Quentin, et que ses gens menaçoient durement le pays de Hainaut. Avec tout ce il sçut l’heure et la venue du dit duc, qui étoit arrêté à Montay, dehors la forteresse du Chastel en Cambrésis. Si s’avisa en soi-même, comme preux chevalier et entreprenant, qu’il iroit le duc escarmoucher et réveiller. Si pria aucuns chevaliers et écuyers, ce qu’il en put trouver de-lez lui, que ils voulsissent aller où il les mèneroit, et ils lui enconvenancèrent. Si se partit de son châtel de Werchin, environ soixante lances en sa compagnie tant seulement, et chevauchèrent depuis soleil esconsant ; et firent tant qu’ils vinrent à Forès, à l’issue de Hainaut, et à une petite lieue de Montay, et pouvoit être environ jour failli. Si très tôt qu’ils furent venus en la ville de Forès, il fit toutes ses gens arrêter en-my un champ, et leur fit restraindre leurs armures et ressangler leurs chevaux, et puis leur dit sa pensée et ce qu’il vouloit faire ; et ils en furent tous joyeux, et lui dirent qu’ils s’aventureroient volontiers avec lui, et ne lui fauldroîent jusques au mourir, et il leur dit : « Grands mercis. »

Avec lui étoient de chevaliers, messire Jacques du Sart, messire Henry de Husphalise, messire Oulphart de Ghistelle, messire Jean de Chasteler, le sire de Vertain, le sire de Wargny ; et des écuyers, Gille et Thierry de Sommain, Baudouin de Beaufort, Colebret de Bruille, Moreau de Lestines, Sandras d’Escarmaing, Jean de Robersart, Bridoul de Thians, et plusieurs autres. Puis chevauchèrent tout coiement, et vinrent à Montay, et se boutèrent en la ville, et ne faisoient les François point de guet. Et descendirent premièrement le sénéchal de Hainaut et tous les compagnons devant un grand hôtel où ils cuidoient certainement que le duc de Normandie fût ; mais il étoit en un autre hôtel avant ; et léans étoient logés deux grands seigneurs de Normandie, le sire de Bailleul et le sire de Briançon. Si furent assaillis vitement, et la porte de leur hôtel boutée tout outre.

Quand les dits chevaliers se virent ainsi surpris et ouïrent crier : « Hainaut ! au sénéchal ! » si furent moult ébahis : néanmoins ils se mirent à défense ce qu’ils purent ; mais finalement le sire de Bailleul fut là occis, dont ce fut dommage, et le sire de Briançon prisonnier du dit sénéchal ; et enconvenança sur sa loyauté de venir dedans trois jours tenir prison à Valenciennes. Adonc se commencèrent François à émouvoir, et vuidèrent leurs hôtels, et à allumer grands feux et tortis, et réveiller l’un l’autre : mêmement on réveilla le duc de Normandie, et le fit-on armer en grand’hàte, et apporter sa bannière devant son hôtel, et la développer : là se traioient toutes gens d’armes de tous côtés. Quand les Hainuyers aperçurent les François ainsi émouvoir, si ne voulurent plus demeurer ; mais se retrairent bellement et sagement devers leurs chevaux, et montèrent et se partirent, quand ils furent remis ensemble, et emmenèrent dix ou douze bons prisonniers ; et retournèrent sans dommage, car point ne furent poursuis, pour ce qu’il faisoit brun et tard ; et vinrent environ l’aube du jour au Quesnoy : là se reposèrent eux et rafraîchirent, et puis vinrent à Valenciennes.

Or parlerons du duc de Normandie, qui moult courroucé étoit du dépit que les Hainuyers lui avoient fait. Si commanda au matin à déloger et à entrer en Hainaut pour tout ardoir sans déport. Donc s’arroutèrent les charrois et chevauchèrent les coureurs premiers, qui étoient bien deux cents lances ; et en étoient capitaines messire Thibaut de Moreuil, le Gallois de la Baume, le sire de Hambuye, le sire de Mirepoix, le sire de Raineval, le sire de Sempy, messire Jean de Landas, le sire de Hangès et le sire de Cramel. Après chevauchoient les deux maréchaux en grand’route ; messire Robert Bertran et messire Mathieu de Trye ; et étoient bien cinq cents lances ; et depuis, le duc de Normandie avec grand’foison de comtes, barons et de tous autres chevaliers. Si entrèrent lesdits coureurs en Hainaut, et ardirent Forêts, Vertain, Vertigneul, Esquarmain, Vendegies au bois, Vendegies sur Escailion, Bermerain, Galaume, Senlèches et les faubourgs du Quesnoy ; et se logèrent sur la rivière du Vitel[1]. Lendemain ils passèrent ; outre et ardirent Orsainval, Villiers en la cauchie[2], Gomégnies, Maresche, Pois, Preschiel, Amfroipré, Preus, Franoit, Obies et la bonne ville de Bavay, et tout le pays jusqu’à la rivière de Hounnel[3]. Et eut ce jour grand assaut et escarmouche au châtel de Werchin, de la bataille des maréchaux ; mais néant n’y firent, car ils furent bien recueillis et le châtel bien défendu et gardé : et s’envint le duc de Normandie loger sur la rivière de Selles entre Haussi et Saussoir.

Or vous parlerons du seigneur de Fauquemont, qui fut un roide chevalier, d’une grande appertise d’armes qu’il fit.

  1. Quelques manuscrits disent Vicel ; d’autres Nitel, Cinel, Wincel et Vitel. Tous ces noms paraissent altérés : la position que Froissart assigne à cette rivière convient assez bien à la Ronelle qui prend sa source dans la forêt de Mormal, traverse Valenciennes et se perd dans l’Escaut.
  2. Chaussée.
  3. Honneau qui a sa source près Bavay.