Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXCII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 164-165).
Livre I. — Partie I. [1342]

CHAPITRE CXCII.


Comment, après la grand’fête qui fut à Londres, le roi d’Angleterre envoya, à grand’compagnie de gens d’armes, en Bretagne, messire Robert d’Artois avec la comtesse de Montfort.


Cette fête fut grande et noble, aussi noble que on n’avoit mie paravant vue en Angleterre plus noble ; et y furent le comte Guillaume de Hainaut, messire Jean de Hainaut son oncle, et grand’foison de baronnie et chevalerie de Hainaut. Et eut à la dite fête douze comtes, huit cents chevaliers et cinq cents dames et damoiselles, toutes de grand et haut lignage ; et fut bien dansée et bien joutée par l’espace de quinze jours, sauf tant que un moult gentil noble et jeune bachelier y fut tué au jouter, qui eut grand’plainte : ce fut messire Jean, ains-né fils de messire Henry vicomte de Beaumont en Angleterre[1], bel chevalier, jeune et hardi ; et portoit un écu d’azur semé de fleurs de lis d’or à un lion d’or rampant et un bâton de gueules parmi l’écu. Toutes les dames et damoiselles furent de si riche atour que être pouvoient, chacun selon son état, exceptée madame Alips, la comtesse de Salebrin. Celle y vint et fut la plus simplement atournée qu’elle put, pourtant qu’elle ne vouloit mie que le roi s’abandonnât trop de la regarder ; car elle n’avoit pensée ni volonté d’obéir au roi en nul vilain cas qui pût tourner à la deshonneur de li et de son mari.

Or vous nommerai les comtes d’Angleterre qui furent à cette fête. Premièrement messire Henry au Tort-Col[2], comte de Lancastre, messire Henry son fils comte Derby, messire Robert d’Artois comte de Richemont[3], le comte de Norhenton et de Glocestre, le comte de Warvich, le comte de Salebrin, le comte de Pennebroch, le comte de Herford, le comte d’Arondel, le comte de Cornouaille, le comte de Kenfort[4], le comte de Suffolch, le baron de Stanford, et moult d’autres barons et chevaliers que je ne puis mie tous nommer.

Ainçois que cette grand et noble fête fût départie, eut et reçut plusieurs lettres le roi Édouard, qui venoient de plusieurs seigneurs et de divers pays, de Gascogne, de Bayonne, de Bretagne, de Flandre de par Artevelle son grand ami ; et des marches d’Escosse, du seigneur de Ros et du seigneur de Percy et de messire Édouard de Bailleul, capitaine de Bervich, qui lui signifioient que les Escots tenoient assez foiblement les trêves qui accordées avoient été l’année passée entre eux et les Anglois, et faisoient une grand’assemblée et semonce ; mais ils ne savoient pour où c’étoit aller de certain. Aussi les soudoyers qu’il tenoit en Poitou, en Xaintonge, en la Rochelle et en Bourdelois lui escripsoient que les François s’appareilloient durement pour guerroyer ; car les trêves devoient faillir entre France et Angleterre, qui avoient été données à Arras après le département du siége de Tournay. Ainsi eut le roi grand mestier d’avoir bon avis et conseil, car moult de guerres lui apparoient de tous lez. Si en répondit aux dits messages bien et à point ; et vouloot brièvement, toutes autres choses mises jus, secourir et renforcer la comtesse de Montfort. Si pria son cher cousin messire Robert d’Artois qu’il prît à sa volonté de gens d’armes et d’archers, et se partît d’Angleterre, et se mît sur mer pour retourner en Bretagne avec la dite comtesse de Montfort. Ledit messire Robert lui accorda volontiers, et s’appareilla le plutôt qu’il put, et fit sa charge de gens d’armes et d’archers, et s’en vinrent assembler en la ville de Hantonne-sur-Mer ; et furent là un grand temps, ainçois qu’ils eussent vent à leur volonté. Si se partirent environ Pâques[5], et entrèrent en leurs vaisseaux et montèrent en mer. Avec messire Robert d’Artois étoient des barons d’Angleterre le comte de Salebrin, le comte de Suffolch, le comte de Pennebruich, le comte de Kenfort, le baron de Stanford, le seigneur Despensier, le seigneur de Bourchier et plusieurs autres. Or lairons un petit à parler d’eux, et parlerons du roi anglois qui fit un grand mandement parmi son royaume pour être aux Pâques en la cité de Bervich au pays de Norlhonbrelande, en intention d’aller en Escosse et tout détruire le pays. Je vous dirai par quelle raison.

  1. Dugdale n’en parle pas. Il n’y avait d’ailleurs à cette époque en Angleterre que des comtes et des barons. Les ducs furent créés par Édouard III ; mais les marquis ne furent créés que sous Richard II et les vicomtes sous Henri VI. Les baronnets sont les plus récens de tous ; ils ne remontent qu’au règne de Jacques Ier en 1611.
  2. En anglais, Wry-Neck.
  3. On a déjà remarqué plus d’une fois que jamais Robert d’Artois ne fut comte de Richmond. On peut d’ailleurs douter qu’il ait assisté à la fête dont il s’agit, comme on le verra ci-après quand il sera question de son départ pour la Bretagne.
  4. Les imprimés anglais disent d’Oxford.
  5. On ne saurait douter que Froissart n’ait prétendu fixer le départ de Robert d’Artois pour la Bretagne vers Pâques 1343 ; ce qui fait une double erreur et pour l’année et pour la saison. 1o Pour l’année ; car ce prince était mort avant la fin de 1342, ainsi qu’on le verra dans la suite. 2o Pour la saison, puisqu’il n’était pas encore parti le 3 juillet de cette année, date des lettres par lesquelles Édouard lui assigne des fonds pour l’entretien de 120 hommes d’armes et autant d’archers. Mais il est dit dans ces lettres que Robert était prêt à s’embarquer, et il paraît, par d’autres lettres du même Édouard aux archevêques d’Yorck et de Cantorbéry, datées du 15 d’août, qu’alors la flotte destinée pour la Bretagne était partie ; d’où l’on peut conclure, avec assez de certitude que Robert d’Artois n’assista point à la fête dont il a été parlé ci-dessus et qui dut commencer à la mi-août de cette même année.