Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 104-105).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXIX.


Comment le comte de Hainaut envoya de rechef messire Jean de Hainaut au dit duc pour lui requérir bataille, et quelle réponse il eut.


Quand le comte de Hainaut vit son conseil varier, et qu’ils n’étoient mie bien d’accord de passer la rivière d’Escaut et de combattre les François, si en fut durement courroucé. Si appela un jour son oncle messire Jean de Hainaut, et lui dit : « Bel oncle, vous monterez à cheval et chevaucherez selon cette rivière, et appellerez qui que ce soit homme d’honneur en l’ost françois ; et direz, de par moi, que je leur livrerai pont pour passer, mais que nous ayons trois jours de répit ensemble tant seulement pour le faire, et que je les vueil combattre, comment que ce soit. » Le sire de Beaumont, qui véoit son neveu en grand désir de combattre ses ennemis, lui accorda volontiers, et dit qu’il iroit et feroit le message. Si vint à son logis et s’appareilla bien et faiticement, lui troisième de chevaliers tant seulement, le sire de Fagnoelles et messire Flourent de Beaurieu, et un autre chevalier qui portoit son pennon devant lui, montés sur bons coursiers, et chevauchèrent ainsi sur le rivage d’Escaut.

Et avint que de l’autre part le sire de Beaumont aperçut un chevalier de Normandie qu’il connut par ses paremens ; si l’appela et dit : « Sire de Maubuisson, sire de Maubuisson, parlez à moi. » Le chevalier, qui se ouït nommer et qui aussi connut messire Jean de Hainaut, par le pennon dé ses armes qui étoit devant lui, s’arrêta et dit : « Sire, que plaît vous ? » — « Je vous prie, dit le sire de Beaumont, que vous veuilliez aller devers le roi de France, le duc de Normandie et leur conseil, et leur dites que le comte de Hainaut m’envoie ici pour prendre une trêve, tant seulement que un pont soit fait sur cette rivière, par quoi vos gens ou les nôtres la puissent passer pour nous combattre : et ce que le roi ou le duc de Normandie répondra, si le me venez dire ; car, je vous attendrai tant que vous serez revenu. » — « Par ma foi, dit le chevalier, volontiers. »

Atant se départit le sire de Maubuisson et férit cheval des éperons, et vint à la tente du roi de France, où le duc de Normandie étoit adonc personnellement, et grand’foison d’autres seigneurs. Le sire de Maubuisson salua le roi, le duc et tous les seigneurs, et relata son message bien et duement, ainsi qu’il appartenoit, et que chargé lui étoit. Quand il fut ouï et entendu, on lui répondit moult brièvement et lui dit-on : « Sire de Maubuisson, vous direz, de par nous, à celui qui ci vous envoie que, en tel état comme nous avons tenu le comte de Hainaut jusques à maintenant nous le tiendrons en avant, et lui ferons engager sa terre : ainsi sera-t-il guerroyé de deux côtés ; et quand bon nous semblera, nous entrerons en Hainaut si à point que nous parardrons tout son pays. »

Ces paroles, ni plus ni moins, rapporta le sire de Maubuisson à messire Jean de Hainaut qui là l’attendoit sur le rivage. Et quand la relation lui en fut faite, il dit au chevalier : « Grands mercis ! » Lors se partit et s’en revint arrière à leur logis, et trouva le comte de Hainaut son neveu qui jouoit aux échecs au comte de Namur. Le comte se leva sitôt qu’il vit son oncle, et lui demanda nouvelles. « Sire, dit messire Jean de Hainaut, à ce que je puis voir et considérer, le roi de France et son conseil prennent grand’plaisance en ce que vous séjournez ci à grands frais, et disent ainsi, qu’ils vous feront dépendre et engager toute votre terre ; et quand bon leur semblera, ils vous combattront, non à votre aise ni volonté, mais à la leur. » De ces réponses fut le comte de Hainaut tout grigneux, et dit qu’il n’iroit pas ainsi.