Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXIX

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 120-122).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXIX.


Comment les Allemands se partirent du siége de Tournay et vinrent escarmoucber en l’ost du roi de France ; et comment le sire de Montmorency les suivit jusques au pont de Tressin.


Le siége qui fut devant Tournay fut grand et long et bien tenu, et moult y eut le roi anglois grand’foison de bonnes gens d’armes ; et s’y tenoit le dit roi volontiers, car bien la pensoit conquérir, pourtant qu’il pensoit qu’il y avoit grand’foison de gens d’armes et assez escharsement de vivres : pourquoi il les pensoit plutôt avoir par affamer que par assaut. Mais les aucuns disent qu’ils trouvèrent moult de courtoisies en ceux de Brabant, et qu’ils souffrirent par plusieurs fois laisser passer parmi leur ost vivres assez largement pour mener dedans Tournay, dont ils furent bien confortés. Avec tout ce, ceux de Bruxelles et ceux de Louvaing, qui étoient tous tanés de là tant seoir et demeurer, firent une requête au maréchal de l’ost qu’ils se pussent partir et retraire en Brabant, car trop avoient là demeuré à peu de fait. Le maréchal, qui vit bien que la requête n’étoit mie honorable ni raisonnable, leur répondit que c’étoit bien son gré que ils s’en partissent quand il leur plairoit ; mais leur convenoit de mettre jus leurs armures. Les dessus dits furent tous honteux ; si se souffrirent atant et n’en parlèrent oncques depuis.

Or vous recorderons d’une chevauchée des Allemands, qui fut faite devant Tournay, à ce même pont de Tressin où messire Robert de Bailleul et les Liégeois avoient déconfit les Hainuyers. Le sire de Randeroden et messire Jean de Randeroden son fils adonc écuyer, et messire Jean de Rodenbourch aussi adonc écuyer et maître du fils au seigneur de Randeroden, messire Arnoul de Blakehen, messire Regnault de Sconevort, messire Conrard de Lensemach, messire Conrard d’Arsco, messire Bastien de Warvasies et Candolier son frère, et messire Stramen de Beurne, et plusieurs autres de la duché de Juliers et de Guerles avoient pris en grand’vergogne ce que les Hainuyers avoient été ainsi rencontrés. Si parlementèrent ensemble à un soir, et s’accordèrent de chevaucher le matin au point du jour, et passer ce pont que on dit de Tressin. Si se armèrent et ordonnèrent dès la nuit bien et faiticement, et partirent sur le jour : et aussi se mirent avec eux aucuns bacheliers de Hainaut qui point n’avoient été à la chevauchée dessus dite ; si comme messire Florent de Beaurieu, messire Bertrand de la Haye, maréchal de l’ost, messire Jean de Hainaut, messire Oulphart de Ghistelles, messire Robert de Glennes de la comté de Los, adonc écuyer et du corps messire Jean de Hainaut, et plusieurs autres. Si chevauchèrent ces chevaliers et ces compagnons dessus nommés bellement et sagement ; et étoient bien trois cent ou plus, toutes bonnes armures de fer ; et vinrent au pont de Tressin droit au point du jour ; et le passèrent outre sans dommage. Et quand ils furent par delà, ils s’avisèrent et conseillèrent ensemble comment ils s’ordonneroient, pour le mieux et à leur honneur réveiller et escarmoucher l’ost de France. Là furent ordonnés le sire de Randeroden et Arnoul son fils, messire Henry de Kakeren un chevalier mercenaire, messire Thielemans de Saussy, messire Oulphart de Ghistelles, messire l’Alemant, bâtard de Hainaut, messire Robert de Glennes et Jaquelot de Thians à être coureurs et chevaucher jusques aux tentes et logis des François ; et tous les autres chevaliers et écuyers, qui bien étoient trois cent, devoient demeurer au pont et garder le passage, pour le défendre aux aventures des survenans.

Ainsi et sur cet état se partirent les coureurs, qui pouvoient être environ quarante lances, et très bien montés sur fleur de roncins et de gros coursiers ; et chevauchèrent de premier tout bellement tant qu’ils vinrent en l’ost du roi de France. Donc se boutèrent eux dedans de plein eslai, et commencèrent à découper cordes et paissons, et à abattre et renverser tentes et trefs, et à faire un très grand desroi, et François à eux estourmir. Cette nuit avoient fait le guet deux grands barons de France, le sire de Montmorency et le sire de Saint Sauf-lieu ; et étoient encore, à cette heure que les Allemands vinrent, à leur garde. Quand ils ouïrent la noise et entendirent l’effroi, si tournèrent cette part leurs bannières et leurs gens, et chevauchèrent fort et roide sur les coureurs qui leur ost avoient estourmi. Et quand le sire de Randeroden les vit venir, il tourna son frein tout sagement et fit chevaucher son pennon et ses compagnons, pour revenir au pont à leur grosse route, et les François après. En cette chasse là eut bon couris, car les Allemands se hàtoient pour revenir au pont, et les François aussi pour eux retenir. En cette chasse fut pris et retenu des François messire Oulphart de Ghistelles, qui ne se sçut ni put garder à point, car le chevalier avoit courte vue. Si fut enclos de ses ennemis par trop demeurer derrière, et fiança prison, et aussi deux écuyers, dont on nommoit l’un Jean de Mondorp et l’autre Jaquelot de Thians. Les François et leur route chevauchoient d’un côté, et les coureurs Allemands d’autre, et étoient environ demi bonnier[1] près l’un de l’autre, et tant qu’ils se pouvoient bien reconnoître et entendre de leurs langages ; et disoient les François aux Allemands : « Ha ! ha ! seigneurs, vous n’en irez pas ainsi ; » et se hâtoient pour prendre le pont ; et pas ne savoient la grosse embûche qui étoit au pont, de messire Regnault de Sconnevort et des autres. Si que il fut dit au seigneur de Randeroden : « Sire, sire, avisez-vous ; car il nous semble que ces François nous toldront le pont. » Adonc répondit le sire de Randeroden et dit : « Si ils sèvent un chemin, j’en sçais bien un autre. » Adonc, se retourna sur destre et sa route, et prirent un chemin assez frayé, qui les mena droit à cette petite rivière dessus dite, qui est si noire et si parfonde et si environnée de grands marais. Et quand ils furent là venus, si ne purent passer, mais les convint retourner devers le pont. Et toudis chevauchoient les François les grands galops devers le pont, qui cuidoient ces Allemands coureurs enclore et prendre, ainsi qu’ils avoient jà pris de leurs compagnons ; et par espécial moult y mettoit le sire de Montmorency grand’entente.

  1. Nom d’une mesure de terre. On s’en sert encore en Flandres. Un bonnier équivaut à trois arpens.