Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LIV

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Livre I. — Partie I. [1331]

CHAPITRE LIV.


Comment le roi de France prit en haine messire Robert d’Artois, dont il lui convint s’enfuir hors du royaume ; et comment il fit mettre sa femme et ses enfans en prison qui oncques puis n’en issirent.


L’homme du monde qui plus aida le roi Philippe à parvenir à la couronne de France et à l’héritage, ce fut messire Robert d’Artois, qui étoit l’un des plus hauts barons de France et le mieux enlignagé, et trait des royaux[1] ; et avoit à femme la sœur germaine du roi Philippe[2], et avoit été toudis son plus espécial compagnon et ami en tous états ; et fut bien l’espace de trois ans que en France tout étoit fait par lui, et sans lui n’étoit rien fait. Après advint que le roi Philippe emprit et acueillit ce messire Robert en si grand’haine, pour occasion d’un plaid qui ému étoit devant lui, dont le comte d’Artois étoit cause, que le dit messire Robert vouloit avoir gagné, par vertu d’une lettre que messire Robert mit avant, qui n’étoit mie bien vraie[3], si comme on disoit, que si le roi l’eût tenu en son ire[4] il l’eût fait mourir sans nul remède. Et combien que le dit messire Robert fut le plus prochain du lignage à tous les hauts barons de France, et serourge[5] au dit roi, si lui convint-il vider France[6] et venir à Namur devers le jeune comte Jean, son neveu et ses frères qui étoient enfans de sa sœur[7].

Quand il fut parti de France et le roi vit qu’il ne le pourroit tenir, pour mieux montrer que la besogne lui touchoit, il fit prendre sa sœur, qui étoit femme au dit messire Robert, et ses deux fils et neveux, Jean et Charles[8], et les fit mettre en prison bien étroitement, et jura que jamais n’en issiroient tant qu’il vivroit ; et bien tint son serment, car oncques depuis, pour personne qui en parlât, ils n’en vidèrent ; dont il en fut depuis moult blâmé en derrière.

Quand le dit roi de France sçut de certain et fut informé que le dit messire Robert étoit arrêté de-lez sa sœur et ses neveux, il en fut moult courroucé ; et envoya chaudement devers l’évêque Aoul[9] de Liége, en priant qu’il défiât et guerroyât le comte de Namur, s’il ne mettoit messire Robert d’Artois hors de sa compagnie. Cet évêque, qui moult aimoit le roi de France et qui petit aimoit ses voisins, manda au jeune comte de Namur qu’il mît son oncle messire Robert d’Artois hors de son pays et de sa terre, autrement il lui feroit guerre. Le comte de Namur fut si conseillé qu’il mit hors de sa terre son oncle ; ce fut moult ennuis, mais faire lui convenoit ou pis attendre.

Quand messire Robert se vit en ce parti, si fut moult angoisseux de cœur, et s’avisa qu’il iroit en Brabant[10], pourtant que le duc son cousin étoit si puissant que bien le soutiendroit. Si vint devers le duc, son cousin, qui le reçut moult liement, et le réconforta assez de ses détourbiers. Le roi le sçut ; si envoya tantôt messages au dit duc, et lui manda que, s’il le soutenoit ou souffroit demeurer ou repairer en sa terre, il n’auroit pire ennemi de lui, et le grèveroit en toutes les guises qu’il pourroit. Le duc ne le voulut ou n’osa plus tenir ouvertement en son pays, pour doute d’acquérir la haine du dit roi de France ; ains l’envoya couvertement tenir en Argenteau[11] jusques à tant que on verroit comment le roi se maintiendroit. Le roi le sçut, qui partout avoit ses espies ; si en eut grand dépit ; si pourchassa tant et en moult bref temps après, par son or et par son argent, que le roi de Behaigne qui étoit cousin germain au dit roi, l’évêque de Liége, l’archevêque de Coulogne[12], le duc de Guerles, le marquis de Juliers, le comte de Bar, le comte de Los, le sire de Fauquemont et plusieurs autres seigneurs furent alliés en contre le dit duc, et le défièrent tous, au pourchas et requête du dessus dit roi. Et entrèrent tantôt en son pays parmi Hesbaing, et allèrent droit à Hanut[13], et ardirent tout à leur volonté par deux fois, eux demeurans au pays, tant que bon leur sembla. Et envoya avec eux le comte d’Eu son connétable, atout grand’compagnie de gens d’armes, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne, et faite à son pourchas ; et tout ardoient son pays. Si en convint le comte Guillaume de Hainaut ensonnier ; et envoya madame sa femme, sœur du roi Philippe, et le seigneur de Beaumont, son frère, en France pardevers le dit roi, pour impétrer une souffrance et une trêve de lui d’une part, et du duc de Brabant d’autre. Trop ennuis et à dureté y descendit le roi de France, tant avoit-il pris la chose en grand dépit. Toute fois, à la prière du comte de Hainaut son serourge, le roi s’humilia, et donna et accorda trêves au duc de Brabant[14], parmi ce que le duc se mit du tout au dit et en l’ordonnance du propre roi de France et de son conseil, de tout ce qu’il avoit à faire au roi et à chacun de ces seigneurs qui défié l’avoient ; et devoit mettre, dedans un certain jour qui nommé y étoit, monseigneur Robert d’Artois hors de sa terre et de son pouvoir, si comme il fit moult ennuis ; mais faire lui convint, ou autrement il eût eu trop forte guerre de tous côtés, si comme il étoit apparant. Si que, entrementes que ce toullement et ces besognes se portoient, ainsi que vous oyez recorder, le roi anglois eut nouveau conseil de guerroyer le roi d’Escosse son serourge : je vous dirai à quel titre.

  1. Cette expression signifie qu’il était issu du sang royal ; il descendait en effet du roi Louis VIII, au 4e degré.
  2. Il avait épousé Jeanne de Valois, sœur du roi.
  3. Froissart veut parler des pièces fausses fabriquées par la demoiselle de Divion.
  4. Colère.
  5. Beau frère.
  6. Il paraît, par les dépositions des témoins, qu’il se retira d’abord à Bruxelles vers la fin d’août ou le commencement de septembre 1331, environ six mois avant l’arrêt par lequel il fut condamné au bannissement. Cet arrêt fut rendu le 8 avril 1331 (1332) et ne fut publié que le 19 mai suivant (Mém. de Lancelot, t. 8 du Recueil de l’Académie des Inscriptions, p. 617 et 621).
  7. Ils étaient fils de Marie d’Artois, sœur de Robert.
  8. Froissart se trompe : on n’attenta point à la liberté de Jean et de Charles d’Artois, mais leurs frères, nommés Jacques et Robert, furent arrêtés en 1334 et enfermés au château de Nemours, puis au Château-Gaillard d’Andelys, où ils étaient encore le 1er mai 1347, sous la garde de Gauthier du Ru, écuyer, qui fournit à cette époque un compte de leur dépense et de celle de vingt personnes attachées à leur service.
  9. Aoul, ou plutôt Adolphe de La Marck était alors évêque de Liége. C’est par erreur que quelques manuscrits et les imprimés le nomment Raoul.
  10. Le récit de Froissart concernant Robert d’Artois est en général assez exact quant aux faits, mais il en intervertit l’ordre. Il est constant, par les dépositions des témoins entendus au procès, que ce prince se retira d’abord en Brabant, qu’il y demeura depuis le traité de mariage fait à Crèvecœur en Brie, le 8 juillet 1332, entre Jean, fils du duc de Brabant, et Marie, fille de Philippe de Valois, quoiqu’il fût stipulé dans ce traité que le duc de Brabant le ferait sortir de ses états ; et qu’il ne se réfugia qu’après cette époque chez le comte de Namur, où il était encore aux fêtes de Noël de l’année suivante 1333.
  11. Château situé sur la Meuse, entre Liége et Viset.
  12. Comme ces hostilités durent avoir lieu vers la fin de l’année 1331, et cessèrent avant le 8 juillet de l’année suivante, date du traité dont j’ai parlé ci-dessus, il est difficile de déterminer si l’archevêque de Cologne dont il s’agit ici est Henri de Virneburg ou Virnaborch, qui mourut durant cet intervalle ou Valrame de Juliers qui lui succéda.
  13. Hannut ou Hannuye, petite ville située sur la Ghète, dans le district de Louvain.
  14. Froissart veut probablement désigner le traité conclu le 8 juillet 1332, dont on vient de parler ; ainsi on peut commencer à compter ici cette année.