Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre LXIII

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Livre I. — Partie I. [1336–1337]

CHAPITRE LXIII.


Quelle chose le comte de Hainaut conseilla aux messages du roi d’Angleterre ; et comment ils s’en retournèrent en Angleterre et dirent au roi ce que le comte leur avoit conseillé.


Quand le comte de Hainaut eut ouï ce pourquoi ils étoient là envoyés, et il eut ouï les raisons et les doutes que le roi anglois avoit mises avant à son conseil, il ne les ouït mie ennuis ; ains dit que le roi n’étoit mie sans sens, quand il avoit ces raisons et ces doutes si bien considérés ; car quand on veut entreprendre une grosse besogne, on doit aviser et considérer comment on la pourroit achever, et au plus près peser où l’on pourroit venir. Et dit ainsi le gentil comte : « Si le roi y peut parvenir, si m’aist Dieu ! j’en aurois grand’joie ; et peut-on bien penser que je l’aurois plus cher pour lui qui a ma fille, que je n’aurois pour le roi Philippe, qui ne m’a néant fait tout à point, combien que j’aie sa sœur épousée : car il m’a détourné couvertement le mariage du jeune duc de Brabant, qui devoit avoir épousé Isabelle ma fille, et l’a retenue pour une sienne autre fille ; par quoi je ne faudrai mie à mon cher et amé fils le roi d’Angleterre, s’il trouve en son conseil qu’il le veuille entreprendre ; ains lui aiderai-je de conseil et d’aide à mon loyal pouvoir. Aussi fera Jean mon frère qui là siéd, qui autrefois l’a servi. Mais sachez qu’il lui faudroit bien autre aide avoir plus forte que la nôtre ; car Hainaut est un petit pays au regard du royaume de France, et Angleterre en gît trop loin pour nous secourir. » — « Certes vous nous donnez très bon conseil et nous montrez grand amour et grand’volonté, dont nous vous regracions, de par notre seigneur le roi, » ce dit l’évêque de Lincolle pour tous les autres. Et dit encore : « Cher sire, or nous conseillez desquels seigneurs notre sire se pourroit mieux aider et ès quels il se pourroit mieux fier, parquoi nous lui puissions rapporter votre conseil. » — « Sur l’âme de moi, répondit le comte, je ne saurois aviser seigneur si puissant pour lui aider en ces besognes comme seroit le duc de Brabant, qui est son cousin germain, aussi l’évêque de Liége, le duc de Guerles, qui a sa sœur à femme[1], l’archevêque de Cologne[2], le marquis de Juliers, messire Arnoul de Bakehen[3], et le sire de Fauquemont. Ce sont ceux qui auroient plus grand’foison de gens d’armes en bref temps, que seigneurs que je sache en nul pays du monde, et si sont très bons guerriers, et finiront bien, si ils veulent, de huit où de dix mille armures de fer, mais que on leur donne de l’argent à l’avenant ; et si sont seigneurs et gens qui gagnent volontiers. S’il étoit ainsi que le roi mon fils et votre sire eût acquis ces seigneurs que je dis, et il fût par deçà la mer, il pourroit bien aller requérir le roi Philippe outre la rivière d’Oise et combattre à lui. »

Ce conseil plut grandement à ces seigneurs d’Angleterre ; puis prirent congé au comte de Hainaut et à monseigneur Jean son frère. Si s’en rallèrent vers Angleterre porter au roi le conseil qu’ils avoient trouvé au dessus dit comte et à son frère. Quand ils furent venus à Londres, le roi leur fit grand’fête, et ils lui racontèrent tout ce qu’ils avoient trouvé en conseil, et l’avis du gentil comte et de monseigneur son frère ; dont le roi eut grand’joie et en fut grandement renforcé, quand il eut entendu ce que son sire lui eut mandé et conseillé.

Or vinrent ces nouvelles en France et monteplièrent petit à petit : que le roi anglois supposoit et entendoit avoir grand droit à la couronne de France ; et fut le roi Philippe informé et avisé de ses plus espéciaux amis que, s’il alloit au voyage d’outre mer qu’il avoit empris, il mettroit son royaume en très grand’aventure, et qu’il ne pouvoit faire ni exploiter meilleur point que de garder ses gens et ce qui sien étoit, dont il tenoit la possession, et qui devoit retourner à ses enfans. Si se refroida grandement de cette croix emprise et prêchée, et contremanda ses officiers qui ses pourvéances faisoient si grandes et si grosses que c’étoit merveilles, jusques à tant qu’il auroit vu de quel pied le roi anglois voudroit aller avant, qui mie ne se refroidoit de lui pourveoir et appareiller, selon le conseil que ses hommes lui avoient rapporté du comte de Hainaut. Et fit, assez tôt après ce qu’ils furent revenus en Angleterre, ordonner et appareiller dix chevaliers bannerets et quarante autres chevaliers, jeunes bacheliers, et les envoya à grands frais par deçà la mer, droit à Valenciennes, et l’évêque de Lincolle[4] qui fut moult vaillant homme avec ceux, en cause que pour traiter à ces seigneurs de l’Empire que le comte de Hainaut leur avoit dénommés, et pour faire tout ce que il et messire Jean son frère en conseilleroient.

Quand ils furent venus à Valenciennes, chacun les regardoit à grand’merveille, pour le bel et grand état qu’ils maintenoient, sans rien épargner, néant plus que si le roi propre d’Angleterre y fût en propre personne ; dont ils acquéroient grand’grâce et grand’renommée. Et si y avoit entr’eux plusieurs bacheliers qui avoient chacun un œil couvert de drap vermeil, pourquoi il n’en put voir ; et disoit-on que ceux avoient voué entre dames de leur pays, que jamais ne verroient que d’un œil jusqu’à ce qu’ils auroient fait aucunes prouesses de leurs corps au royaume de France[5] ; lesquels ils ne vouloient mie connoître à ceux qui leur en demandoient : si en avoit chacun grand’merveille.

Quand ils furent assez fêtés et honorés à Valenciennes, du comte de Hainaut, de monseigneur Jean son frère et des seigneurs et chevaliers du pays et aussi des bourgeois et des dames de Valenciennes, le dit évêque de Lincolle et la plus grand’partie de eux se trairont pardevers le duc de Brabant, par le conseil du comte dessusdit. Si les fêta le duc assez suffisamment, car bien le savoit faire ; et puis s’accordèrent si bellement au duc que il leur enconvenança de soutenir le roi son cousin et toutes ses gens en son pays[6] ; car faire le devoit et étoit son cousin germain : si pouvoit venir, aller et demeurer, armé et désarmé, toutes fois qu’il lui plairoit. Et avec ce il leur enconvenança par tout son conseil, et parmi une certaine somme de florins, que si le roi anglois son cousin vouloit le roi de France défier suffisamment et entrer à force en son royaume, et s’il pouvoit avoir l’accord et l’aide de ces seigneurs d’Allemagne dessus nommés, il le défieroit aussi et iroit avec lui atout mille armures de fer. Ainsi leur eut-il en convent par sa créance, de quoi il chancela et détria puis assez, si comme vous orrez avant en l’histoire.

  1. Éléonore, sœur d’Édouard III, avait épousé Renault, duc de Gueldres.
  2. Valrame ou Valmare de Juliers.
  3. Il est nommé Arnou de Blankenheym dans les Troph. de Brabant, p. 426. Cette leçon paraît d’autant meilleure que l’individu nommé par Froissart Arnoul de Bakehen sera qualifié ci-après, chapitre 79, frère de Valrame de Juliers, archevêque de Cologne, et qu’il est certain que le comté de Blankenheym dans l’Eyffel apartenait à la maison de Juliers, à laquelle je ne crois pas qu’on connaisse aucune seigneurie nommée Bakehen.
  4. L’évêque de Lincoln avait deux adjoints particuliers qui stipulèrent avec lui dans les négociations, Guillaume de Montagu, comte de Salisbury, et Guillaume Clinton, comte de Huntingdon. Les autres chevaliers qui l’accompagnaient n’étaient sans doute destinés qu’à donner plus d’éclat à l’ambassade ; car on ne les trouve nommés dans aucun des traités. Les ambassadeurs et leur cortège arrivèrent vraisemblablement à Valenciennes dans les premiers jours de mai : il est du moins certain qu’ils y étaient le 12 de ce mois.
  5. Avant les entreprises périlleuses, les chevaliers s’engageaient assez ordinairement, par des vœux dont rien ne pouvait les dispenser, à faire quelque action d’éclat, souvent même de témérité ; et comme les plus braves se piquaient d’enchérir les uns sur les autres, la valeur leur dictait quelquefois des vœux singuliers tels que celui dont il s’agit ici, et d’autres encore plus bizarres. On en trouvera un grand nombre d’exemples dans les Mémoires sur l’ancienne chevalerie, par M. de la Curne de Sainte-Palaye.
  6. On ne trouve point dans Rymer le traité fait alors entre le duc de Brabant et les ambassadeurs d’Angleterre ; mais on y voit plusieurs actes qui le supposent conclu ; entre autres, une promesse d’Édouard, datée du 8 juin de cette année, de payer audit duc de Brabant la somme de dix mille livres sterling, pour des raisons qu’on ne spécifie point ; et une obligation, en date du 1er juillet suivant, de lui payer soixante mille livres sterling à certains termes ; enfin, des lettres par lesquelles il s’engage à prendre à sa solde, dès qu’il sera arrivé sur les frontières d’Allemagne, douze cents hommes d’armes que lui fournira le duc de Brabant.