Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XLII

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Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XLII.


Comment les Anglois et les Escots furent vingt-deux jours[1] les uns devant les autres sans point combattre fors qu’en escarmouchant.


Quand le conseil du roi d’Angleterre vit qu’ils n’en auroient autre chose, ils firent crier et commander que chacun se logeât là endroit où il étoit, sans reculer. Ainsi se logèrent eux cette nuit moult à mésaise, sur dure terre et pierres sauvages, et toujours armés ; et à grand meschef les garçons recouvroient de pieux et de verges pour lier leurs chevaux ; et n’avoient fourrage ni litière pour eux aiser, ni buche pour faire feu. Et quand les Escots aperçurent que les Anglois se logeoient en telle manière, ils firent demeurer aucuns de leurs gens sur les places où ils avoient établi leurs batailles, puis se retrairent en leurs logis, et firent tantôt tant de feux que merveilles étoit à regarder ; et firent entre nuit et jour si grand bruit de corner de leurs grands cors, tout à une fois, et de huer après, tout à une voix, qu’il sembloit proprement que tous les diables d’enfer fussent là venus pour eux étrangler et emporter. Ainsi furent-ils logés celle nuit, qui fut la nuit saint Pierre à l’entrée d’août[2], l’an mil trois cent vingt sept, jusques à lendemain que les seigneurs ouïrent messe.

Quand ce vint le jour saint Pierre que la messe fut dite, on fit chacun armer, et les batailles ranger aussi bien sur leur pièce de terre comme le jour devant ; et demeurèrent les deux osts tout le jour ainsi rangés, jusques après midi, que oncques les Escots ne firent semblant de venir vers les Anglois et aussi les Anglois d’aller vers eux ; car ils ne les pouvoient bonnement approcher sans trop grand meschef. Plusieurs compagnons anglois, qui avoient chevaux dont ils se pouvoient aider, passèrent la rivière[3], et aucuns à pied, pour escarmoucher à eux, et aussi se déroutèrent aucuns Escots qui couroient et racouroient tout escarmouchant l’un l’autre, tant qu’il y en eut de morts et de navrés et de prisonniers des uns et des autres. Ainsi comme après midi, les seigneurs d’Angleterre firent à savoir que chacun se traisist à sa loge, car leur sembloit qu’ils étoient là pour néant.

En cet état furent-ils par trois jours, et les Escots d’autre part sur leur montagne, sans partir. Toutefois y avoit-il tous les jours gens escarmouchans d’une part et d’autre, et souvent des morts et des pris ; et toutes les vesprées les Escots, à la nuit, faisoient par coutume si grands feux, et tant faisoient si grand bruit de corner et de huer, tous à une voix, qu’il sembloit proprement aux Anglois que ce fût un droit enfer, et que tous les diables fussent là assemblés, par droit avis. L’intention des seigneurs d’Angleterre étoit de tenir ces Escots là en droit assiégés, puisqu’ils ne se pouvoient bonnement à eux combattre, et les cuidoient bien affamer en leur pays ; et si savoient bien les Anglois, par les prisonniers qui pris étoient, que les Escots n’avoient nulle pourvéance de pain, de vin, ni de sel. Des bêtes avoient-ils grand’foison qu’ils avoient prises dedans le pays ; si en pouvoient manger en pot et en rôt à leur plaisir, sans pain, à quoi ils acomptoient moult peu, mais qu’ils eussent un peu de farine dont ils usent, ainsi que dit vous ai pardessus ; et aussi en usent bien aucuns Anglois, quand ils sont en leurs chevauchées et il leur touche.

Or avint que, le quatrième jour au matin que les Anglois avoient été logés là, ils regardèrent pardevers la montagne aux Escots ; si ne virent nullui, dont ils furent moult durement ébahis ; car ils s’en étoient partis à la mie-nuit. Si en eurent les seigneurs d’Angleterre grand’merveille, et ne pouvoient penser qu’ils étoient devenus : si envoyèrent tantôt gens à cheval et à pied par ces montagnes, qui les trouvèrent à heure de prime sur une montagne plus forte que celle de devant n’étoit, sur celle rivière même ; et étoient logés en un bois, pour être plus à repos et pour plus secrètement aller et venir quand ils voudroient.

Sitôt comme ils furent trouvés, on fit les Anglois déloger et traire celle part tout ordonnément, et loger sur une autre montagne, droit à l’encontre d’eux ; et fit-on les batailles ranger et faire semblant d’aller vers eux ; mais sitôt qu’ils virent l’ordonnance des Anglois et eux approcher, ils issirent hors de leurs logis et se vinrent ranger faiticement assez près de la rivière contre eux : mais oncques ne voulurent descendre, ni venir vers les Anglois ; et les Anglois ne pouvoient aller jusques à eux, qu’ils ne fussent tous morts et tous perdus d’avantage, ou pris à grand meschef. Si se logèrent là endroit contre eux, et demeurèrent huit jours[4] tous pleins sur cette seconde montagne, et tous les jours rangés contre eux. Si envoyoient les seigneurs d’Angleterre bien souvent leurs hérauts pardevers eux parlementer qu’ils voulussent livrer place et pièce de terre, ou on leur livreroit ; mais oncques à nul de ces traités ne se voulurent accorder. Si vous dis que en vérité l’un ost et l’autre en ces séjours eurent moult de mésaises.

  1. Il faut compter ces vingt-deux jours, de celui où les deux armées se trouvèrent en présence pour la première fois.
  2. Saint Pierre aux Liens, le 1er août.
  3. La rivière de Were.
  4. Plusieurs manuscrits et les imprimés portent 18 jours. Cette leçon ne saurait être adoptée, puisqu’il est certain qu’Édouard était de retour à Yorck, au plus tard le 15 d’août.