Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXII

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Livre I. — Partie I. [1326]

CHAPITRE XXII.


Comment le roi d’Angleterre et messire Hue le jeune furent pris et amenés devant la roine.


Après ce que cette justice fut faite, si comme vous avez ouï, le roi et messire Hue le Despensier, qui se voyoient assiégés en telle angoisse et à tel meschef, et ne savoient nul confort qui leur pût là en droit venir d’aucune part, se mirent en une matinée entre eux deux, à peu de menée, en un petit bateau en mer par derrière le château, pour aller au royaume de Galles[1], s’ils pussent, comme ceux qui volontiers se fussent sauvés : mais Dieu ne le vouloit mie souffrir, car leur péché leur encombra. Si leur avint grande merveille, car ils furent onze jours tous pleins en ce batelet ; et s’efforçoient de nager tant qu’ils pouvoient ; mais ils ne pouvoient si loin nager que tous les jours le vent qui leur étoit contraire, par la volonté de Dieu, les ramenoit chacun jour une fois ou deux à moins de la quarte partie d’une lieue du dit château dont ils étoient partis. Au dernier, avint que messire Henry de Beaumont, fils au vicomte de Beaumont en Angleterre, entra en une barge, et aussi avec lui aucuns compagnons, et se fit nager devers eux ; et nagèrent tant et si fort que oncques les mariniers du roi ne purent tant fuir devant que finalement ils ne fussent atteints et pris atout leur batel, et ramenés en la ville de Bristo, et livrés à madame la roine et à son fils[2], comme prisonniers, qui moult en eurent grand’joie ; et aussi eurent tous les autres, et à bonne cause, car ils avoient accompli et achevé leur désir à l’aide de Dieu, tout à leur plaisir.

Ainsi reconquit la dite roine le royaume d’Angleterre pour son ains-né fils, sous le confort et conduit de monseigneur Jean de Hainaut et de sa compagnie ; parquoi il, et ses compagnons qui en ce voyage furent avec lui, furent tenus pour preux, pour raison de la haute entreprise que faite avoient ; car ils ne furent, tous comptés quand ils entrèrent en mer à Dourdrech, si comme vous avez ouï, que trois cents armures de fer, qui firent si hardie entreprise, pour l’amour de la dite roine, comme d’entrer en nef et passer la mer à si peu de gens, pour conquérir tel royaume, comme est Angleterre, malgré le propre roi et tous ses aidans.

  1. On vient de voir qu’ils étaient sortis de Bristol avant que cette ville tombât au pouvoir de la reine. Jean le Bel et Froissart paraissent avoir eu de mauvais mémoires sur cette partie de l’histoire d’Angleterre : ils altèrent souvent l’ordre des faits, ou les racontent autrement que les historiens anglais, qui à cet égard sont beaucoup plus dignes de foi.
  2. Le roi fut arrêté par le comte Henri de Lancastre, dans le pays de Galles, dans l’abbaye de Neath, le 16 des calendes de décembre (le 16 novembre). Avec lui furent pris le jeune Spenser, le chancelier Baldock et Simon Reading qui furent menés à la reine. Le roi ne subit point cette humiliation, comme le dit Froissart ; le comte de Lancastre le conduisit directement au château de Kenilworth qui lui appartenait.