Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 674-675).

CHAPITRE CCCLXVIII.


Comment la forteresse de Brest en Bretagne demeura en composition.


En ce temps avint en Bretagne que le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Rochefort et le sire de Beaumanoir, se départirent du siége de Brest, une matinée, atout cinq cents lances, et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Conquêt, une petite forteresse sur mer de laquelle messire Jean de la Quinghay, un chevalier anglois et de l’hôtel du duc de Bretagne, étoit capitaine. Et avoit avec lui plusieurs compagnons qui se mirent tantôt en ordonnance de défense quand ils virent les Bretons. Là eut ce jour grand assaut et dur, et plusieurs hommes navrés, blessés et morts, d’un lez et de l’autre. Finablement les Bretons assaillirent si vassaument, et si bien s’y éprouvèrent que de force ils conquirent la forteresse et la ville de Conquêt ; et y furent tous morts les Anglois qui là étoient, excepté le capitaine et six hommes d’armes qu’ils retinrent pour prisonniers. Si remparèrent les Bretons la ville de Conquêt, et la rafraîchirent de nouvelles gens à leur entente, et puis s’en partirent ; si emmenèrent leurs prisonniers et retournèrent au siége de Brest.

Entrues que cette chevauchée se fit du seigneur de Cliçon et des dessus dits à Conquêt, et que leur ost fut un peu éclairci de gens, à l’un des lez du siége de Brest, se bouta une espie en la ville de Brest, qui venoit droit de Derval et qui là étoit envoyé parler à monseigneur Robert Canolles de par ses cousins monseigneur Hue Broec et son frère, lequel dit et conta au dit monseigneur Robert toute la besogne de son beau châtel de Derval, comment il en alloit. Quand messire Robert ouït ces nouvelles, si n’en fut mie moins pensieux ; et eut plusieurs imaginations en lui sur trois ou quatre jours, comment il s’en pourroit chevir ; car de perdre si nicement son beau châtel de Derval que tant aimoit et qui tant lui avoit coûté, ce lui seroit trop dur ; et toutefois il n’y pouvoit voir tour ni adresse que il ne le perdît, si il n’y mettoit autre remède. Si s’avisa que il traiteroit devers ces seigneurs de France et de Bretagne, que il mettroit Brest en composition telle que, si, dedans un mois, ils n’étoient confortés et secourus de gens forts assez pour combattre le connétable et sa puissance, il rendroit Brest aux François. Quand cils traités furent entamés de premier et parlementés, oncques le sire de Cliçon ni les barons qui au siége étoient n’en vouldrent rien faire sans le sçu du connétable ; mais ils donnèrent bien, à un chevalier et deux écuyers des gens messire Robert, conduit que, sur asségurances, ils allassent parler au dit connétable qui se tenoit dalez Nantes.

Cette réponse et ordonnance plaisit bien au dit monseigneur Robert Canolles ; et y envoya un chevalier des siens et deux écuyers, qui vinrent sans péril, sur bon conduit, parlementer au dit connétable et proposer ces traités. Le connétable de France fut adonc si bien conseillé que du recevoir ces traités et ceux de Brest en composition, mais que de tenir leur journée et leur marché ils délivrassent bons ôtages, autrement non. Sur cel état retournèrent cils de Brest, et contèrent au dit monseigneur Robert tout ce que vous avez ouï. Messire Robert, qui tiroit à mander le comte de Salebrin et les barons d’Angleterre qui étoient sur mer, en sa compagnie, lesquels, il n’en faisoit mie doute, quand il leur auroit signifié tout l’état, viendroient à celle journée, et qui grand désir aussi avoit de venir en son châtel de Derval, se accorda à celle composition, et livra bons ôtages et suffisans, tant que le connétable et les Bretons s’en tinrent pour contens[1]. Et se défit le siége de Brest ; et se retrairent toutes ces gens d’armes sur le pays devers Nantes, en attendant les journées qui devoient être de Derval et de Brest ; car autrement le connétable ne donnoit à nullui congé, s’il n’étoit espécialement escript et mandé du roi de France.

Si très-tôt que messire Robert Canolles put, il se partit de Brest et s’en vint bouter en son châtel de Derval ; de quoi ses cousins furent moult réjouis de sa venue.

Quand le connétable et le sire de Cliçon sçurent ces nouvelles, que il s’y étoit bouté, si n’en furent mie moins pensieux ; car ils sentoient monseigneur Robert subtil et cauteleux. Si ne sçurent de rechef comment il se voudroit maintenir de la composition que ses gens avoient faite, et encore de rechef ils se contentoient mal sur monseigneur Hue Broec et son frère de ce que ils l’avoient reçu ; car, par la teneur de leur traité et du scellé de leur composition, ils ne devoient ni pouvoient nullui recueillir en leur forteresse, si ils n’étoient forts assez pour combattre les François.

  1. Ce traité fut conclu le 6 juillet.