Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 675-677).

CHAPITRE CCCLXIX.


Comment messire Bertran du Guesclin, connétable de France, et le comte de Salebrin furent logés à ost l’un devant l’autre devant Brest.


Avant que messire Robert Canolles se départit de Brest, il escripsist unes lettres et scella. En ces lettres étoit contenu tout l’état de Brest, et comment la journée étoit prise et acceptée des François pour eux combattre, ou de rendre le chastel de Brest ; laquelle chose il feroit moult envis, si amender le pouvoit. Quand il eut tout ce fait, il chargea les lettres à un sien chevalier et lui dit : « Entrez en une barge et nagez vers Garande ; je crois que là environ vous trouverez le comte de Salebrin et nos gens ; si lui donnez ces lettres et lui contez de bouche comment la chose va. » Le chevalier répondit qu’il étoit tout prêt ; et tant nagea que il trouva le comte de Salebrin, et toute sa navie où bien avoit six vingt vaisseaux d’une flote, sans les barges et les hokecos. Si lui montra ces lettres de monseigneur Robert, et lui conta avec tout ce, le fait où il alloit et qu’il avoit empris. Quand le comte de Salsiberich fut informé de ce, si dit que il seroit à la journée, s’il plaisoit à Dieu, et devant encore. Si ne fit nul lointain séjour, mais se désancra, et toute sa navie, et s’adressa pour venir à Brest. Et tant exploita, par le confort de Dieu et du vent, que il vint assez près de Brest ; et ancrèrent au havène de Brest, et puis avisèrent place et terre qui n’étoit mie trop loin de leur navie, où ils se mirent et ordonnèrent par batailles bien et faicitement ; et se trouvèrent bien deux mille combattans et autant d’archers. Si dirent entre eux que ils étoient forts assez pour attendre le connétable et sa puissance pour eux combattre. Ainsi se tenoient là les Anglois, qui montroient que ils vouloient tenir leur journée ; et tous les soirs retournoient en leur navie. Quand ils eurent là été environ six jours, et ils virent que nul ne venoit, ils prirent un héraut, et l’informèrent de ce que ils vouloient qu’il dît, et qu’il chevauchât vers le connétable et les François qui se tenoient en la marche de Nantes. Le héraut se départit de l’ost des Anglois, et tant s’exploita que il vint devers le connétable et le seigneur de Cliçon. Si fit son message bien et à point, et dit ainsi au seigneur : « Le comte de Salebrin et ses compagnons m’envoient devers vous et vous signifient que : il est venu à leur connaissance que une journée est prise devant Brest de monseigneur Robert Canolles et de vous, et ordonnance de bataille ; sachez que ils sont venus jusques à là, et vous attendent tout prêts pour combattre et de délivrer leurs ôtages et le châtel de Brest. Si vous mandent et prient que vous voulsiez traire avant, car vous serez combattu sans faute, ou si ne le voulez faire, et point ne le trouvez en votre conseil, si leurs renvoyez leurs ôtages. »

À cette parole répondit le connétable et n’y mit point trop longuement, et dit : « Héraut, vous nous apportez bonnes nouvelles, et vous soyez le bien-venu. Vous direz à vos maîtres, de par nous, que nous avons aussi grand désir, et plus, d’eux combattre qu’ils n’ont nous, mais ils ne sont mie en lieu ni en place où le traité fut premièrement pourgarlé et accordé. Si leur dites qu’ils se traient cette part, et sans faute ils seront combattus. »

Le héraut répondit que volontiers leur diroit.

Ainsi se partit et monta à cheval, et exploita tant que il vint en l’ost de ses maîtres, et leur fit cette réponse. Le comte de Salebrin pensa sur cette parole, et puis, se conseilla à ses compagnons ; car là étoient six ou sept barons de grand’prudence, le sire de Lusi, le sire de Neufville, monseigneur Philippe de Courtenay, messire Bryan de Stapletonne et les autres. Si se porta conseil entre eux, que le héraut retournât vers les François, et leur diroit de par eux : que c’étoit gens de mer qui n’avoient point leurs chevaux ; si n’étoit mie chose due ni raisonnable que ils allassent plus avant à pied ; mais si ils vouloient envoyer leurs chevaux ils trairoient vers eux volontiers ; et si ils ne vouloient faire ni l’une parçon ni l’autre, ils renvoyassent leurs ôtages ; car il y étoient tenus.

Le héraut partit de rechef de ses maîtres, et chevaucha tant que il vint devers le connétable qui tantôt le reconnut et qui lui demanda : « Héraut, quels nouvelles ? » — « Sire, si vous mandent ainsi par moi mes seigneurs et maîtres et disent : Ce sont gens de mer qui n’ont nuls de leur chevaux et qui mie ne sont usés de aller à pied trop loin ; si venez vers eux, ou leur envoyez vos chevaux, et ils viendront droit ci, ou en quelque place qu’il vous plaira, pour vous combattre et garder leur journée ; et si ce ne voulez faire, si leur renvoyez leurs ôtages, car ils disent que en avant vous n’avez chose du tenir. » Quand le connétable ouït cette parole, si en répondit tantôt et dit : « Héraut, nos chevaux nous besognent ; et n’est pas tant que à eux requête raisonnable ; si leur direz, bel ami, que nous ne ferons jà tel avantage à nos ennemis, si Dieu plaît, que nous leur devions envoyer nos chevaux ; on le nous tiendroit à trop grand outrage ; et si nous étions conseillés de ce faire, si voudrions-nous avoir bons ôtages et suffisans pour répondre de nos chevaux. » — « Certes, dit le héraut, de ce ne m’ont rien enchargé. » — « Donc, répondit messire Bertran, puisqu’ils ne veulent traire avant et qu’ils s’excusent que ce sont gens de mer, nous ne sommes pas, et aussi ne sont-ils, au lieu ni en la place où la journée fut traitée et pourparlée : si leur direz, quand vous retournerez vers eux, que nous leur ferons tant d’avantage que nous irons là sur la place et au propre lieu ; et là viennent ainsi que ils veulent, et ils seront combattus. »

Sur cette réponse se départit le hérault ; et s’en revint à Brest devers ses maîtres, et leur fit relation de toutes les paroles que vous avez ouï ; et sur ce ils eurent avis. Depuis ne demeura guères de temps que le connétable, le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, le sire de Cliçon, le sire de Laval et tous ces barons de France et de Bretagne, où bien avoit quatre mille lances et quinze mille d’autres gens, si vinrent à une journée près de Brest où les Anglois étoient, et là se arrêtèrent et logèrent en moult fort lieu ; et puis le signifièrent aux Anglois, comment ils étoient là venus et sur le lieu droitement, ce disoient, où le traité de ceux de Brest avoit été accordé ; et leur mandoient que, s’ils venoient là, ils seroient combattus, et si ce ne faisoient ils avoient perdu leurs ôtages.

Quand le comte de Salebrin et ses compagnons entendirent ces nouvelles, si virent bien que les François y alloient subtilement, et qu’ils n’avoient nulle volonté d’eux combattre. Si leur signifièrent par leur héraut, avec le héraut de France qui ces paroles avoit apportées, que si ils vouloient encore traire avant les deux parts du chemin, ils se travailleroient bien tant que, tout à pied, ils iroient la tierce part ; et si ils ne vouloient faire cette parçon, ils vinssent à pied la moitié du chemin et ils iroient l’autre ; et si l’une ni l’autre ils ne vouloient faire, ils renvoiassent leurs ôtages, car ils n’avoient nulle cause du retenir, mais avoient, par droit d’armes, bien fait leur devoir et étoient en volonté du faire.

Ainsi allant et venant se demenèrent ces choses et se degâtèrent ; ni pour parçon que les Anglois pussent ni sçussent faire, les François ne voulrent traire plus avant que vous avez ouy. Quand les Anglois virent ce, si rafraîchirent le châtel de Brest de bonnes gens d’armes, de pourvéance et d’artillerie, et puis entrèrent en leur navie, et se desancrèrent, et prirent la mer par devers Saint-Mathieu de Fine Poterne ; car devant Derval ne pouvoient-ils nullement venir à toute leur navie ; et à pied aussi ils n’y fussent jamais allés. Avec tout ce monseigneur Robert Canolles, qui dedans Derval se tenoit, leur avoit rescript que en rien ils ne se travaillassent pour lui, et que il cheviroit bien tout seul contre les François.

En ce premier jour, et près sur une heure que les Anglois partirent et rentrèrent en leurs vaisseaux, se départirent aussi les Bretons et les François du lieu où ils s’étoient arrêtés, et emmenèrent les ôtages de Brest. Ainsi se dérompit cette assemblée ; et s’en vinrent le connétable et ses gens devant Derval pour tenir leur journée ; mais messire Robert Canolles leur manda que, ils n’avoient là que faire de séjourner, pour chose que ils dussent avoir son chastel, ni ils ne s’y avoient que faire d’attendre pour traité ni composition nulle qui faite en fût, car nulle n’en tiendroit ; et la raison qu’il y mettoit, il disoit, que ses gens ne pouvoient faire nul traité sans son sçu, et ce que fait en avoient étoit de nulle vaille. Ces paroles émerveilloient bien le connétable, le seigneur de Cliçon et les barons de France et de Bretagne ; et disoient les plus sages et les plus usés d’armes que la chose ne pouvoit y être ni demeurer ainsi, et que le traité que messire Hue Broec et son frère avoient fait, étoit bon. Si signifièrent tout cel état au duc d’Anjou qui se tenoit à Angers, et la cautelle de messire Robert Canolles. Adonc le dessus nommé duc se départit d’Angers atout grands gens d’armes, et ne cessa de chevaucher si fut venu devant Derval.