Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 687-689).

CHAPITRE CCCLXXVIII.


Comment le duc d’Anjou hostoya en la haute Gascogne.


Tantôt après Pâques[1] revinrent devers le duc d’Anjou toutes manières de gens d’armes, de France, de Bourgogne, de Bretagne, d’Anjou, de Poitou et du Maine ; et étoit le mandement du duc assigné en la ville et cité de Pierregort. Si vinrent là tous cils qui mandés et escripts en furent ; et par espécial y eut bien mille lances de purs Bretons. Quand ils furent tous assemblés, ils se trouvèrent dix mille hommes d’armes et trente mille hommes de pied sans les Gennevois arbalétriers où il en y avoit bien mille cinq cents. Là étoient, avec le connétable de France, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Laval, le sire de Beaumanoir, messire Jean d’Ermignac, le comte de Pierregort, le comte de Comminges, le sire de La Breth, le vicomte d’Escarmaing, le comte de Laille, le Dauphin d’Auvergne, le sire de La Barde, messire Bertran de Taride et tant de seigneurs que je ne les aurois jamais tous nommés. Et quand ils se départirent de Pierregort ils chevauchèrent en grand arroy et puissant ; et trembloient toutes gens devant eux ; et disoit-on communément par toute Gascogne que le duc d’Anjou alloit mettre le siége devant Bayonne. Si vinrent tout premièrement devant une ville que on clame Saint-Silvier[2] : si en est un abbé sire. Si se arrêtèrent pardevant le duc d’Anjou et toutes ses gens ; et firent grand semblant de assaillir et dresser grands engins, car ils en menoient foison avec eux. L’abbé de Saint-Silvier, qui étoit sage homme, se humilia grandement devers le duc d’Anjou et le connétable, et remontra moult sagement que c’étoit un homme d’église, qui n’étoit mie taillé ni en volonté de guerroyer, et que ils n’étoient pas singulièrement venus pour lui, mais pour autres seigneurs qui étoient plus grands de lui ; si leur prioit que ils voulsissent chevaucher outre et laisser sa terre en composition, et que il feroit très volontiers tout ainsi que les autres. Le duc d’Anjou et les seigneurs regardèrent qu’il disoit assez. Si le firent obliger, selon sa parole, et livrer bons plèges que on envoya à Pierregort, et jurer que si les autres se mettoient en l’obéissance du roi de France, il s’y mettroit aussi ; et par ainsi demeura-t-il en souffrance et toute sa terre.

Puis chevauchèrent ces gens d’armes, noblement et richement montés et en grand arroy, et exploitèrent tant que ils vinrent devant une cité qui s’appelle Lourdes, de laquelle un chevalier étoit capitaine de par le comte de Foix qui s’appeloit messire Ernault de Berne. Là s’arrêtèrent toutes ces gens d’armes, et le assiégèrent fortement et étroitement, et y furent plus de quinze jours, et y firent dresser leurs engins pardevant, qui jetoient ouniement et qui ceux de dedans moult travailloient. Trop volontiers se fussent rendus les gens de Lourdes, mais le chevalier ne le vouloit consentir, et disoit qu’ils étoient forts assez pour eux tenir. Mais finablement non furent, car la ville fut assaillie si très fort et par si grand ordonnance que elle fut prise et conquise, et entrèrent toutes gens d’armes et autres : si fut le dit chevalier mort, car oncques ne se voult rendre, et trop vaillamment se défendit. Si fut la cité de Lourdes toute courue et pillée, et y eut morts grand’foison de bons hommes et pris à rançon.

Après la conquête et destruction de la cité de Lourdes, chevauchèrent ces gens d’armes et leurs routes outre, et entrèrent en la terre du vicomte de Chastelbon[3] : si fut toute courue, arse et détruite ; car les François étoient si grand’foison que nul ne leur alloit au devant. Et puis entrèrent en la terre le seigneur de Chastelneuf[4] : si fut toute courue aussi sans point épargner. Puis chevauchèrent amont vers Berne ; et vinrent devant une ville et un fort castel que on dit Sault, dont messire Guillonet de Pans, de la comté de Foix, étoit capitaine, appert homme d’armes durement : si se arrêtèrent là les François et y mirent le siége, et y furent moult longuement, et plusieurs grands assauts y firent et livrèrent.

Le comte de Foix, qui étoit en son pays, regarda que cil pays de ses arrières fiefs se perdoit ; et bien savoit que il en devoit hommage ou au roi de France ou au roi d’Angleterre, mais il n’étoit mie encore discerné auquel des deux ce devoit être ; si eut avis et conseil de traiter devers le duc d’Anjou et son conseil, et prier que il voulsist mettre ces choses en souffrance, et ces terres en composition, parmi tant que cil qui seroit le plus fort dedans la moyenne août devant Monsach en Gascogne[5], ou le roi de France, ou le roi d’Angleterre, ou personne de par eux, à celui il reconnoîtroit hommage et obéissance, et feroit reconnoître tous ceux de ses terres en débat ; et pour entériner et accomplir, en cause de plus grand segurté, il livreroit bons pléges, six chevaliers et six écuyers. Le duc d’Anjou fut adonc si conseillé que il entendit à ces traités et les accepta, et retourna arrière à Pierregort ; mais il ne donna à nul de ses gens d’armes congé ; ainçois les tenoit sur le pays, pourtant qu’il vouloit y être fort à la journée qui étoit assignée devant Monsach. À ces traités faire, du côté du comte de Foix rendirent grand’peine l’abbé de Saint-Silvier et le sire de Marsan.

Tout ce sçurent bien le duc de Lancastre et le duc de Bretagne qui se tenoient à Bordeaux ; et étoient retournés une partie de leurs gens en Angleterre. L’archevêque de Ravenne et l’évêque de Carpentras, qui légats étoient, travailloient fort que un répit fût pris et accordé entre le duc d’Anjou et le duc de Lancastre ; et exploitèrent tant que le duc de Lancastre envoya trois de ses chevaliers à Pierregort pour parler au duc d’Anjou, au connétable et à leur conseil. Cils chevaliers furent le sire d’Aubeterre, le chanoine de Robersart, messire Guillaume Helman et monseigneur Thomas Douville. Si furent cils quatre chevaliers reçus, avec les traiteurs du duc d’Anjou, moult doucement, et rendoit le connétable grand’peine que unes trêves fussent prises entre ces parties. Tant fut parlementé pour traité et allé de l’un à l’autre, que unes trêves furent prises à durer jusques au darrain jour d’août. Et cuidèrent adonc les Anglois, dont ils furent déçus, que la journée de Monsach dût être enclose en la trêve.

  1. Pâques tomba cette année le 2 avril.
  2. Saint-Sever. Il y avait dans ce pays deux abbayes de ce nom, l’une au diocèse d’Aire, sur l’Adour, l’autre au diocèse de Tarbes, appelée St.-Sever de Rustan, plus rapprochée que la première de Mont-de-Marsan, où l’armée alla ensuite. Il paraît que le duc d’Anjou n’était pas présent à la plupart de ces expéditions, et que le connétable commandait seul l’armée.
  3. Il est probable que ceci doit s’entendre, non de la vicomté de Castelbon, qui est située au-delà des Pyrénées, mais de la ville de Mauvoisin ou de quelques autres seigneuries que le vicomte de Castelbon tenait du roi d’Angleterre, en Bigorre.
  4. Sans doute Castelnau. Il y a plusieurs lieux de ce nom en Gascogne et eu Bigorre.
  5. L’Histoire de Languedoc pense qu’au lieu de Monsach ou plutôt Moissac, il faudrait lire Marziac, place du diocèse d’Auch, vers la frontière de Bigorre, dont le connétable avait vraisemblablement formé alors le siége. Cette conjecture paraît d’autant plus probable, qu’on a vu précédemment, au chap. CCCX, que Moissac s’était soumise au duc d’Anjou, au mois de juillet 1370. Mais outre que les Anglais pouvaient s’en être emparés de nouveau, ou les habitans s’être soustraits à la domination française, une autre raison m’empêche de l’admettre. On trouve dans Rymer les pleins pouvoirs donnés par le duc d’Anjou, le 17 mars, à trois personnes de son conseil pour traiter avec le comte de Foix et avec ceux à qui le fait touche (c’est-à-dire, sans doute, le duc de Lancastre et les plénipotentiaires), afin de suspendre et alonger la journée par nous emprise (c’est le duc d’Anjou qui parle) à lendemain de Pâques prochain venant, entre les villes de Montalban et de Moissac et les rivières de Garonne et de Tarn, à autre journée et à autre temps. On ne peut, ce me semble, ne pas reconnaître dans ces expressions la journée dont parle Froissart, qui fut d’abord assignée au lendemain de Pâques et remise ensuite au 18 d’août. Cependant l’historien de Languedoc n’y a vu qu’un rendez-vous avec le comte de Foix, pour traiter des affaires de Gascogne, et non une journée de bataille entre les Français et les Anglais. Il aurait sans doute pensé différemment s’il avait combiné cette pièce avec le récit de Froissart et celui de Walsingham qui dit decimo die aprilis… erat dies belli præfixus inter ipsum (le duc de Lancastre) et ducem Andegaviæ juxtà civitatem Tolosam. Or, Pâques était cette année le 2 avril ; ainsi le 10 était le lendemain de Quasimodo, jour où finissait la Pâque, et par conséquent le lendemain de Pâques. La journée dont il est question dans la pièce que je viens de citer, est donc la même que la journée de bataille dont parle Walsingham ; d’où il résulte que le rendez-vous était auprès de Moissac et non auprès de Marziac.