Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 698-700).

CHAPITRE CCCLXXXIV.


Comment messire Jehan d’Éverues donna soins à un nouvel fort et comment il fut assiegé par les François, puis rescous par le duc de Bretagne.


Messire Jean d’Éverues, comme hardi et entreprenant chevalier et bon homme d’armes de la partie des Anglois, étoit pour ce temps en l’île de Camperlé, et avoit toute celle saison faite sa route à part lui, et fortifié une motte à deux lieues près dudit Camperlé, que on appeloit au pays le Nouvel Fort ; et avoit le dit messire Jean d’Éverues, parmi l’aide de ses gens, et le retour et mansion de ce nouvel fort où il tenoit bonne garnison, tellement travaillé, hérié et guerroyé le pays que nul n’osoit aller de ville à autre. Ni on ne parloit d’autre chose en toute marche ni en l’île de Camperlé que de ce nouvel fort ; et proprement les enfans en Bretagne et les jeunes fillettes en avoient fait une cançon que on y cantoit tout communément ; et disoit la cançon ainsi :


CANÇON[1].


Gardés vous dou Nouviau Fort,
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

Il a gens trop bien d’accord,
Car bom tout leur est viés et nues :
Il n’espargnent foible ne fort ;
Tantost ils aront plains leurs crues
De la Mote-Marciot
D’autre avoir que de viés oes,
Et puis meneront à bom port
Leurs pillages et leur conqües.

Gardés vous dou Nouviau Fort.
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

Clichon, Rohem, Rochefort,
Biaumanoir, Laval, entrues
Que li dus à Saint Brieu
Dort, chevauciez les frans allues.
Fleur de Bretaigne, oultre bort
Estre à renommés sues,
Et maintenant outes mort ;
Dont c’est pités et grans dues.

Gardés vous dou Nouviau Fort,
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

Remonstre là ton effort,
Se conquerre tu le pues ;
Tu renderas maint sourcot
À nos mères se tu voes.
En ce païs ont à tort
Pris et moutons et cras bues :
Or paieront il leur escot
À ce cop, se tu t’esmues.

Gardés vous dou Nouviau Fort.
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.


Ainsi étoit messire d’Éverues, par sa chevalerie, crié et renommé au pays. Et tant se multiplièrent ces cançons qu’elles vinrent en la connoissance de ces seigneurs de Bretagne qui se tenoient à Lamballe. Si commencèrent à penser sus et à dire : « Dieu le veut ! les enfans nous apprendront à guerroyer. Voirement n’est-ce pas chose bien séante que nous savons nos ennemis si près de nous, qui ont toute celle saison robé et pillé le pays, et si ne les allons point voir : il nous convient chevaucher vers ce nouveau fort et tant faire que nous l’ayons, et messire Jean d’Éverues dedans. Il ne nous peut nullement échapper qu’il ne soit nôtre ; et nous rendra compte de tout son pillage. »

Adonc s’émurent ces seigneurs, et leurs gens une partie, et une partie en laissèrent en Lamballe pour la garder ; et chevauchèrent environ deux cents lances vers le Nouveau Fort, et firent tant qu’ils y vinrent. Si s’arrêtèrent par devant et l’environnèrent de tous lez, afin que nul n’en pût issir ; et se mirent tantôt en ordonnance pour aller assaillir, et messire Jean d’Éverues et ses gens en bon arroi pour eux deffendre. Là eut par trois nuits grands assauts, et des blessés d’une part et d’autre. Et tellement l’avoient empris le sire de Cliçon et cils barons de Bretagne, que de là ne partiroient si auroient conquis ce nouveau fort et ceux qui dedans étoient, que ils n’en eussent point failli que voirement ne l’eussent ils eu ; car le Nouveau Fort n’étoit point tel que pour tenir à la longue contre tels gens d’armes ; et l’eussent eu très le premier jour, si n’eût été leur bonne apperte deffense, et la bonne artillerie qui dedans étoit, et dont ils l’avoient pourvue.

Entrues que cils barons de Bretagne étoient devant ce Nouveau Fort assez près de Camperlé, et qu’ils hérioient et oppressoient durement monseigneur Jean d’Éverues, trois nouvelles en un moment vinrent au duc de Bretagne, au comte de Cantebruge, au comte de la Marche et aux barons d’Angleterre qui devant Saint-Brieuc des Vaulx étoient : les premières, furent telles, que les mineurs avoient perdu leur mine, et que il leur en convenoit refaire une autre nouvelle, si on vouloit avoir par mine la ville de Saint-Brieuc des Vaulx, laquelle chose leur étoit grandement déplaisant ; et en étoient tout péneux et merancolieux, quand Chandos le héraut leur apporta les secondes nouvelles, qui venoient tout droit de Bruges et du duc de Lancastre. Si envoyoit par ses lettres closes au duc de Bretagne, à son frère le comte de Cantebruge et au comte de la Marche la manière et l’ordonnance du traité, et sur quel état ils étoient entre lui et le duc d’Anjou, quand le dit Chandos partit de Bruges. La tierce nouvelle fut, qui tous les réveilla, comment le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Beaumanoir, le sire de Laval et le sire de Rochefort, avoient enclos et assiégé monseigneur Jean d’Éverues en son nouvel fort, et le faisoient assaillir tellement et si fortement qu’il étoit en péril d’être pris et en grand’aventure.

Quand le duc de Bretagne ouït ce, si dit : « Tôt à cheval ! si chevauchons coiteusement celle part : j’aurois jà plus cher la prise de ces cinq chevaliers que de ville ni de cité qui soit en Bretagne ; ce sont cils, avec monseigneur Bertran de Claiquin, qui m’ont plus fait à souffrir et lesquels je désire le plus. Nous ne les pouvons plus aisément avoir que en ce parti où ils sont. Et nous attendront là, je n’en fais nulle doute, mais que nous nous hâtons ; car ils désirent à avoir le chevalier, messire Jean d’Éverues, qui vaut bien que on le secoure et r’ôte de ce danger. » À ces paroles evvous ces seigneurs tantôt armés et montés, et une partie de leurs gens ! et se partirent chacun qui mieux mieux, sans attendre l’un l’autre ; et écuyers et varlets commencèrent à courir et à suivir leurs maîtres. Ainsi soudainement se défit le siége de Saint-Brieuc des Vaulx.

Certes le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge, le comte de la Marche, le sire Despensier, et cils barons et cils chevaliers d’Angleterre, avoient si grand’hâte et tel désir de venir devant ce Nouveau Fort pour trouver leurs ennemis, qu’ils ne firent sur le chemin le plus que r’alainer, et que leurs coursiers étoient tout mouillés de sueur ; mais oncques ne se purent ni sçurent si hâter que le sire de Cliçon et les barons de Bretagne, qui devant le Nouveau-Fort étoient, ne fussent signifiés de ces nouvelles. Et leur fut dit ainsi : « Or tôt, seigneurs, montez sur vos chevaux et vous sauvez ; autrement vous serez pris aux mains ; car veci le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge et toutes leurs gens qui viennent. » Quand cils seigneurs ouïrent ces nouvelles, si furent moult ébahis et à bonne cause. Or eurent-ils tant d’avantage que leurs chevaux étoient ensellés ; car si ils ne le fussent, ils ne l’eussent point été à temps, tant étoient-ils et furent hâtés. Et si très tôt qu’ils furent montés et qu’ils se partoient, ils regardèrent derrière eux et virent la grosse route et épaisse du duc de Bretagne qui venoit les grands galops. Adonc sçurent bien chevaux que éperons valoient en la route du seigneur de Cliçon ; car quant que ils pouvoient brocher ils brochoient le chemin de Camperlé ; et le duc de Bretagne et sa route après. Ce aida moult au seigneur de Cliçon et à sa compagnie, et leur fit grand avantage, que leurs chevaux étoient frais, et cils du duc de Brelagne travaillés : autrement ils eussent été r’ataints sur le chemin.

Le sire de Cliçon et ses gens trouvèrent les portes de Camperlé toutes ouvertes ; si leur vint grandement à point, et entrèrent ens ; et à fait qu’ils entroient, ils descendoient et prenoient leurs lances et s’ordonnoient aux barrières pour deffendre et attendre leurs compagnons ; mais les plus lointains n’étoient mie le trait d’un arc loin. Si furent tous recueillis et se sauvèrent par grand’aventure ; et levèrent les ponts et clorrent les barrières et les portes de Camperlé. Evvous le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge, et les barons et les chevaliers d’Angleterre tous venus, qui font leur course et leur montre devant les barrières ! et ainsi qu’ils venoient ils s’arrêtoient et descendoient de leurs chevaux qui étoient tout blancs de sueur. Là vouloit le duc de Bretagne que tantôt on les assaulsît ; mais il lui fut dit : « Sire, il vaut trop mieux que nous nous logeons, et regardons par quelle ordonnance nous les assaudrons, que nous nous hâtions avec le travail que nous avons. Ils sont enclos ; ils ne vous peuvent nullement échapper, si ils ne s’envolent en l’air. Camperlé n’est pas si forte contre votre host que vous ne les doiviez avoir. » Adonc se logèrent toutes manières de gens, et se mirent en bonne ordonnance tout autour de la ville ; car quand ils furent tous venus ils se trouvèrent gens assez pour ce faire. Ainsi fut messire Jean d’Éverues délivré de grand péril et de grand danger, et son nouveau fort.

  1. Je n’ai trouvé cette chanson dans aucun autre manuscrit.