Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 700-703).

CHAPITRE CCCLXXXV.


Des barons de Bretagne qui furent enclos dans Camperlé, et des trêves qui bien à point leur arrivèrent.


Le premier jour entendirent les Anglois à eux loger bien et faiticement ; et disoient les seigneurs, que ils ne voulsissent être autre part que là, tant avoient grand’plaisance en ce qu’ils sentoient les barons de Bretagne, que le plus désiroient à tenir, enclos dedans Camperlé. Si se tinrent ce premier jour tout aises et la nuit aussi, et firent bon guet. À lendemain, environ soleil levant, ils se mirent en ordonnance pour assaillir, et se trairent tout devant Camperlé.

Bien savoient le sire de Cliçon et les autres, qu’ils seroient assaillis et que on leur porteroit du pis que on pourroit. Si étoient eux, et leurs gens aussi, ordonnés selon ce, et mis en bon convenant ; car ils étoient bien gens, puisqu’ils avoient un peu d’avantage, qui n’étoient mie légers à déconfire. Là eut ce jour, jusques à haute nonne, fort assaut et dur ; et n’y avoit homme ni femme en la ville de Camperlé qui ne fût ensonnié d’aucune chose faire, ou de porter pierres et dépaver les chaussées, ou d’emplir pots pleins de chaux, ou d’apporter à boire aux compagnons qui se deffendoient et que de sueur tout mouillés étoient. En cel état furent-ils jusques à la nuit, par trois ou par quatre assauts ; et en y eut de ceux de l’ost, en assaillant, aucuns blessés et navrés. À lendemain, on refit tout autel ; et assaillirent les Anglois, ce second jour, jusques à la nuit. Le sire de Cliçon et les barons qui là étoient et qui en ce danger se véoient, et qui en sus de tous conforts se véoient, n’étoient mie bien à leur aise. Si regardèrent que trop mieux leur valoit à eux rendre et payer rançon que attendre l’aventure d’être pris ; car bien connoissoient que longuement ils ne se pouvoient tenir en cel état. Si faisoient doute que, s’ils étoient pris de force, trop grand meschef ne leur avint ; car, par espécial, ils se sentoient fort haïs du duc, pourtant que ils lui avoient été trop contraires. Si envoyèrent devers le duc de Bretagne un héraut qui remontra leur entente, avec lettres de créance qu’il portoit. Le duc à leurs offres ne voult onques entendre, mais en répondit tantôt et dit : « Héraut, retournez et leur dites de par moi, que je n’en prendrai jà nul, s’ils ne se rendent simplement. » Donc dit le héraut (je ne sais s’il en étoit chargé de parler si avant ; je crois bien oil) : « Cher sire, ce seroit grand’dureté, si pour loyaument servir leur seigneur ils se mettoient en tel danger. » — « Leur seigneur ! répondit le duc de Bretagne ; ils n’ont autre seigneur que moi ; et si je les tiens, ainsi que j’ai espérance que je ferai, je leur remontrerai que je suis leur sire : si que, héraut, retournez ; vous n’emporterez autre chose de moi. » Le héraut retourna, et fit sa réponse à ses seigneurs, tout ainsi, ni plus ni moins, que vous avez ouï.

De ces nouvelles ne furent mie le sire de Cliçon ni les autres bien réjouis ; car tantôt ils eurent l’assaut à la main, et les convint r’aller à leur labeur, ainsi qu’il faut gens d’armes qui sont en dur parti ; car très le premier jour eussent-ils été pris et conquis si très vassaument ils ne se fussent deffendus. Finablement ils regardèrent que il ne se pourroient tenir que, dedans cinq ou six jours, de force ils ne fussent pris et conquis ; et encore ne savoient-ils si on les minoit ou non : c’étoit une chose qui bien faisoit à ressoigner pour eus. Si eurent un autre conseil de traité, lequel ils mirent avant ; et envoyèrent devant le duc de Bretagne, que si, dedans quinze jours, ils n’étoient secourus ou confortés par quelque manière que ce fût, ils se rendroient simplement en la volonté du duc. Quand le duc de Bretagne ouït ces traités, si lui furent plus plaisans assez que les autres ; et s’en conseilla au comte de Cantebruge et aux barons d’Angleterre qui là étoient. En ce conseil y eut plusieurs paroles retournées ; et regardoient trop fort, en imaginant les aventures, de quel part confort leur pourroit venir ; mais nullement ils ne lui savoient voir ni trouver, si ce n’étoit du comté de Saint-Sauveur-le-Vicomte où le connétable de France et les François étoient efforcément. De ce faisoient-ils la greigneur doute, et pourtant ils se assentirent à ce traité : mais ils ne vouldrent donner que huit jours de souffrance ; encore ne le faisoient-ils mie volontiers. Et furent tout joyeux le sire de Cliçon et ses compagnons quand ils les purent avoir.

Ainsi demeurèrent cils cinq barons de Bretagne en souffrance, et la ville de Camperlé aussi ; et toudis se tenoit le siége. Si devez bien croire et savoir qu’ils n’étoient mie à leur aise, quand ils se sentoient en tel danger que en la volonté de leurs ennemis, et par espécial du duc qui les haïoit à mort, et qui bien disoit que jà n’en prendroit nulle rançon. De leur fortune et de leur aventure se doutoit bien le roi de France, et avoit cinq ou six coureurs à cheval nuit et jour allans et venans de Paris en Bretagne et de Bretagne à Paris, et qui du jour à lendemain rapportoient nouvelles de cent ou de quatre-vingt lieues long, par les chevaux de quoi ils se rafreschissoient de ville en ville. Et en tel manière il avoit autres messages qui ainsi s’exploitoient de Bruges à Paris et de Paris à Bruges ; par quoi tous les jours il savoit les traités qui là se faisoient.

Si très tôt qu’il sçut l’avenue de Camperlé, il se hâta d’envoyer devers son frère le duc d’Anjou ; et lui manda étroitement, à quel meschef que ce fût, il fit clorre ces traités et prit trêves aux Anglois pour toutes les mettes et limitations de France, et lui spécifia la cause pour quoi. Tantôt le duc d’Anjou, qui avoit les légats à la main, mit main à l’œuvre, et accorda unes trêves, sur quel état il étoit, à durer jusques au premier jour de mai l’an mil trois cents soixante seize[1]. Et eurent en convent les deux ducs de revenir et de retourner à la Toussaints à Bruges ; et devoit le duc de Lancastre amener avec lui le duc de Bretagne ; et le duc d’Anjou promettoit que il seroit pour lui en tous états, et le mettroit à accord de la duché de Bretagne envers son frère le roi de France.

Tantôt la chartre de la trêve fut escripte, grossée et scellée, et du duc de Lancastre à deux de ses chevaliers délivrée, lesquels on appeloit l’un monseigneur Nicolle de Carsuelle et l’autre monseigneur Gautier de Urswich. Le duc d’Anjou, pour hâter la besogne et pour ces deux chevaliers montrer le chemin, prit deux des sergents d’armes de son frère le foi, et leur dit : « Hâtez-vous et faites hâter ces chevaliers, et renouvelez de chevaux partout où vous viendrez ; et ne cessez ni nuit ni jour tant que vous ayez trouvé le duc de Bretagne. » Avec tout ce, il en pria et fit prier par les légats les deux chevaliers espéciaument ; et aussi leur sire le duc de Lancastre leur rechargea. Si exploitèrent tant et si vigoureusement que, sur cinq jours, ils furent de Bruges devant Camperlé ; et trouvèrent le duc qui jouoit aux échecs au comte de Cantebruge dedans son pavillon. Si se agenouillèrent devant lui et devant le comte, et les saluèrent en anglois. Les deux chevaliers furent les très bien venus de ces seigneurs, pourtant qu’ils venoient de leur frère le duc de Lancastre ; et demandèrent des nouvelles. Tantôt messire Nicoles Urswich mit ayant la chartre de la trêve où la commission étoit annexée ; et commandoit le duc de Lancastre, qui plein pouvoir et autorité avoit au lieu du roi d’Angleterre son père, que, en quelque état qu’ils fussent, ils se partissent tantôt et sans délai. Or regardez si cette chose vint bien à point pour les barons de Bretagne qui étoient enclos en tel danger en Camperlé, qui n’avoient mais que un jour de répit. Oncques chose ne chéit si bien à gens qu’il leur en chéit. Vous devez savoir que le duc de Bretagne fut étrangement courroucé quand il ouït ces nouvelles ; et crola la tête, et ne parla en grand temps ; et le premier parler qu’il dit ce fut : « Maudite soit l’heure quand oncques je m’accordai à donner trêves à mes ennemis ! » Ainsi se défit le siége de Camperlé, voulsit ou non le duc de Bretagne, par la vertu de la chartre et de la commission le duc de Lancastre ; et se délogèrent tantôt tout courroucés, et se retrairent vers Saint-Mathieu de Fine Poterne où toute leur navie étoit. Quand le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Laval et les autres qui en Camperlé étoient, virent ce département, et sçurent par quelle condition, car le duc d’Anjou leur en envoya lettres, si furent trop grandement réjouis ; car au matin ils voulsissent avoir payé de deux cents mille francs, et qu’ils fussent à Paris.

Ainsi se dérompit cette armée du duc de Bretagne faite en Bretagne, et retournèrent le comte de Cantebruge, le comte de la Marche, le sire Despensier et tous les Anglois, en Angleterre ; et le duc s’en vint à son châtel d’Auroy où la duchesse sa femme étoit qu’il désiroit moult à voir, car il ne l’avoit vue plus d’un an avoit. Si se tint là un terme et regarda à ses besognes, et fit tout à ordonnance à son loisir, et puis s’en retourna en Angleterre et emmena sa femme avec lui. Aussi le duc de Lancastre retourna à Calais, et de là en Angleterre, sur l’entente que de revenir à Bruges à la Toussaints qui venoit. D’autre part aussi le duc d’Anjou s’en vint à Saint-Omer et se tint là toute la saison, si ce ne fut un petit qu’il s’en vint ébattre à Guise en Tierache, où madame sa femme étoit ainsi que sur son héritage ; et puis retourna tantôt à Saint-Omer, et les deux légats traiteurs se tinrent à Bruges.

Or revenons à ceux de Saint-Sauveur-le-Vicomte qui étoient mis en composition devers le connétable de France. Les Anglois, quand ils partirent de Bretagne, cuidèrent que cil siége là se dût aussi bien lever que il s’étoit levé de devant Camperlé ; mais non fit ; ainçois y eut, au jour qui estimé y étoit, plus de dix mille lances, chevaliers et écuyers. Quatreton, messire Thomas Trivet, messire Jean de Bourcq et les compagnons qui dedans étoient, à leur pouvoir débattirent assez la journée ; car ils avoient ouï parler de cette trêve : si se vouloient ens enclorre aussi. Mais les François ne l’entendoient mie ainsi ; ainçois disoient que la première convenance passoit la darrenière ordonnance, et qu’ils avoient mis au traité de leur composition que, si le duc de Bretagne proprement ne venoit lever le siége, ils se devoient rendre, et mettre leur garnison en la volonté du connétable. « Encore est le duc au pays, ce disoient les François ; pourquoi ne trait-il avant ? Nous sommes tout pourvus et appareillés de l’attendre et du combattre, et vous demandons, par votre serment, si vous lui avez point signifié. » Ils disoient bien oui. « Et pourquoi ne trait-il avant ? » Ils répondoient : « Il maintient, et nos gens aussi, que nous sommes au traité de la trêve. » Les François disoient qu’il n’en étoit rien ; et les avisa le connétable en tant que, si ils ne rendoient la forteresse, ainsi que obligés y étoient, tout premièrement il feroit mourir leurs ôtages, et puis les contraindroit des assauts plus que ils n’eussent oncques été. Bien étoit en sa puissance du conquerre, et quand par force ils seroient conquis ils fussent tout certains que on n’en prendroit jà nul à merci que tous ne fussent morts. Ces paroles ébahirent Quatreton et les compagnons, et eurent conseil sur ce ; et regardèrent, tout considéré, que confort ne leur apparoit de nul côté, et ne voulrent mie perdre leurs ôtages : si que finablement ils se rendirent, et s’en partirent sauvement, et emportèrent tout le leur et r’eurent leurs ôtages ; ce fut raison. Si entrèrent en une nef ; si mirent leurs harnois oultre en une autre, et puis singlèrent vers Angleterre ; et le connétable de France prit la saisine de Saint-Sauveur-le-Vicomte au nom du roi de France. Adonc se départirent toutes gens d’armes, et se retrait chacun en son lieu, les ducs, les comtes et les barons ; et les Compagnies firent leur route à part eux, qui se retrairent en Bretagne et sur la rivière de Loire. Là les envoya le roi de France reposer jusques à tant qu’il orroit autres nouvelles.

  1. Ces trêves furent conclues à Bruges, par le duc de Bourgogne et le duc de Lancastre, le 27 juin de cette année, pour durer jusqu’au dernier jour du même mois de l’année 1376. Les chartes en ont été publiées par Rymer. Pendant la négociation qui procura cette trêve, les plénipotentiaires, d’accord avec les légats du pape, arrêtèrent les articles d’une autre trêve de quarante ans ; mais ce traité ne fut pas ratifié et demeura sans effet ; on le trouve tout entier dans les preuves de l’Histoire de Bretagne.