Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXIX

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 707-710).

CHAPITRE CCCLXXXIX.


Comment on ne put trouver aucun traité de paix entre les deux rois, et aussi de la mort du roi d’Angleterre.


Sitôt que le roi de France fut signifié de la mort de son cousin le prince de Galles, il lui fit faire son obsèque moult révéramment en la sainte chapelle du roi à Paris ; et y furent ses frères et grand’foison des plus hauts barons et chevaliers de France ; et dit bien le roi de France et affirma que le prince de Galles avoit régné puissamment et vaillamment.

Or vint la Toussaint, que le roi d’Angleterre envoya aux parlemens à Bruges, ainsi que ordonnance se portoit, monseigneur Jean de Montagu, le seigneur de Gobehem, l’évêque de Herefort et le doyen de Saint-Pol de Londres ; et le roi de France le comte de Salebruce, le seigneur de Chastillon, monseigneur Philibert de l’Espinace ; et toudis y étoient les deux légats traiteurs. Si se tinrent cils seigneurs et cils traiteurs tout le temps à Bruges ; et peu exploitèrent, car toutes leurs choses tournoient à nient ; car les Anglois demandoient, et les François aussi.

En ce temps étoit le duc de Bretagne en Flandre dalez son cousin le comte Louis de Flandre, lequel il trouvoit assez traitable et amiable ; mais point ne s’ensonnioit de ces traités.

Environ le quarême, se fit un secret traité entre les Anglois et les François ; et durent les Anglois porter leur traité en Angleterre et les François en France, et chacun devers son seigneur le roi ; et devoient retourner, ou autres commis que le roi renvoyeroit, à Montreuil sur Mer ; et sur cel état furent les trêves ralongées jusques au premier jour de mai. Si en allèrent les Anglois en Angleterre, et les François revinrent en France et rapportèrent leur traité, et recordèrent sur quel état ils s’étoient partis l’un de l’autre. Si furent envoyés à Montreuil sur Mer, du côté des François, le sire de Coucy, le sire de la Rivière, messire Nicolas Bracque et Nicolas le Mercier ; et du côté des Anglois, messire Guichart d’Angle, messire Richard Sturi et Joffroi Chaucier, et parlementèrent cils seigneurs et ces parties grand temps sur le mariage du jovène Richard, fils du prince, et de mademoiselle Marie, fille du roi de France ; et revinrent arrière en Angleterre et rapportèrent leur traité ; et aussi les François en France, et furent les trêves ralongées d’un mois[1].

Nous avons oublié à recorder comment le roi d’Angleterre, le jour de la Nativité Notre Seigneur, l’an dessus dit, tint son palais à Westmoustier et fit une grande fête et solennelle ; et y furent, par mandement et commandement du roi, tous les prélats, les comtes, les barons et les chevaliers d’Angleterre ; et là fut élevé Richard le fils du prince, et le fit le roi porter devant lui, et le revêtit, présents les susdits, de l’héritage et royaume d’Angleterre à tenir après son décès ; et l’assit dalez lui ; et fit jurer tous prélats, barons, chevaliers et officiers des cités et des bonnes villes, des ports et des passages d’Angleterre que ils le tiendroient à roi. Après ce, le vaillant roi eschéi en une foiblesse de laquelle il mourut en l’année, ainsi que vous orrez recorder temprement ; mais nous persévérons de des parlements et de ces traités qui ne vinrent à nul profit.

À ces parlements et secrets traités qui furent assignés en la ville de Montreuil, furent envoyés, de par le roi de France, le sire de Coucy et messire Guillaume de Dormans, chancelier de France. Si s’en vinrent tenir à Montreuil. De la partie des Anglois furent envoyés à Calais le comte de Salsiberi, messire Guichart d’Angle, l’évêque d’Herford et l’évêque de Saint-David, chancelier d’Angleterre. Et étoient là les traiteurs qui alloient de l’un à l’autre, et qui portoient les traités, l’archevêque de Ravenne et l’évêque de Carpentras[2]. Et furent toudis leur parlement et leur traité sur le mariage devant dit, et offroient les François, avec leur dame fille du roi de France, douze cités au royaume de France ; c’est à entendre en la duché d’Aquitaine ; mais ils vouloient voir Calais abattu. Si se dérompirent cils parlements et cil traité sans rien faire ; car onques, pour chose que les traiteurs sçussent dire, prier ni requérir, ni remontrer, ces parties ne se voulrent ou osèrent oncques assegurer sur certaine place entre la ville de Montreuil et Calais pour iceux comparoir l’un devànt l’autre. Si demeurèrent les choses ainsi, et ne furent les trêves plus ralongées, mais la guerre renouvelée, et retournèrent les François en France.

Quand le duc de Bretagne vit ce, qui se tenoit à Bruges dalez son cousin le comte de Flandre, et les légats furent là retournés, qui dirent qu’ils ne pouvoient rien faire ; si escripsit devers le comte de Salebrin et monseigneur Guichart d’Angle qui étoient à Calais, que, à tel jour, atout gens d’armes et archers, ils fussent contre lui ; car il s’en vouloit r’aller en Angleterre, et il se doutoit des embûches sur les frontières de Flandre et d’Artois : si que les dessusdits, le comte de Salsiberich et messire Guichart d’Angle se partirent de Calais atout cent hommes d’armes et deux cents archers, et vinrent requérir bien avant en Flandre le duc de Bretagne, et le ramenèrent sauvement jusques à Calais.

Quand notre saint père le pape Grégoire onzième sentit et entendit que la paix entre le roi de France et le roi d’Angleterre ne se pouvoit trouver, pour moyen ni pour traité que on sçût ni pût mettre avant, ce lui fut une chose moult déplaisante ; et dit à ses frères cardinaux que il se vouloit partir d’Avignon et que ils se ordonnassent, car il vouloit aller tenir son siége à Rome[3]. Les cardinaux ne furent mie trop réjouis de ces nouvelles ; et lui débatirent par plusieurs raisons et voies raisonnables, et lui remontrèrent bien que si il alloit là il mettroit l’Église en grand trouble. Nonobstant toutes paroles, il dit que il avoit ce de vu, et qu’il iroit, comment que fût. Si se ordonna, et les constraindit de aller avec lui. Toutes fois quand ils virent que ils n’en auroient autre chose, ils se mirent avec lui, et montèrent en mer à Marseille, et singlèrent tant qu’ils vinrent à Jennes. Là se rafreschirent, et puis rentrèrent de rechef en leurs galées, et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Rome. Si furent les Romains grandement réjouis de leur venue, et tout le pays de Romagne. Par celle motion que le pape fit avinrent depuis grands troubles en l’Église, si comme vous orrez recorder ci-après, et que cette histoire dure jusques à là.

Toute celle saison que cils traités et parlement de paix qui point n’avinrent furent à Bruges, le roi de France avoit ses pourvéances et son armée fait faire sur mer et appareillé très grossement, et avoit intention d’envoyer adonc en Angleterre ; et étoient ses gens pourvus de galées et de gros vaisseaux que le roi Henry d’Espaigne leur avoit envoyés, et l’un de ses maîtres amiraux qui s’appeloit Dam Ferran Sanses de Thomar[4] ; et l’amiral de France étoit messire Jean de Vienne. Avec lui étoient messire Jean de Roye et plusieurs apperts chevaliers et écuyers de Bourgogne, de Champagne et de Picardie. Si vaucroient ces gens marins sur mer, et n’attendoient autre chose que nouvelles leur vinssent que la guerre fût renouvelée. Et bien s’en doutoient en Angleterre ; et l’avoient les capitaines des îles d’Angleterre, de Gersée, de Grenesée et du Wisk signifié au conseil du roi d’Angleterre ; car le roi étoit jà moult malade, et ne parloit-on point à lui des besognes de son royaume, fors à son fils le duc de Lancastre ; et étoit si très foible que les médecins n’y espéroient point de retour. Si fut envoyé à Hamptonne monseigneur Jean d’Arondel atout deux cents hommes d’armes et trois cents archers pour garder le havène, la ville et la frontière contre les François.

Quand le duc de Bretagne, ainsi que contenu est et devisé ci-devant, fut ramené à Calais du comte de Salebrin et de monseigneur Guichart d’Angle, il entendit que le roi son seigneur étoit durement malade et affaibli ; si se partit du plus tôt qu’il put et monta en mer ; et demeurèrent encore à Calais le comte de Salebrin et monseigneur le duc de Bretagne ; si prit terre à Douvres et puis chevaucha vers Londres et demanda du roi. On lui dit qu’il gisoit moult malade en un petit manoir royal qui est là sur la rivière de Tamise, à cinq lieues angloises de Londres que on dit Chenes[5]. Là vint le duc de Bretagne : si y trouva le duc de Lancastre, le comte de Cambruge, monseigneur Thomas le mains-né et aussi le comte de la Marche ; et n’attendoient du roi fors l’heure de Notre Seigneur. Et aussi étoit là sa fille madame de Coucy, qui moult étoit abstreinte de grand’douleur et angoisse de ce qu’elle véoit son seigneur de père en ce parti.

Le jour devant la veille monseigneur saint Jean-Baptiste, en l’an mil trois cent soixante dix sept, trépassa de ce siècle le vaillant et le preux roi Édouard d’Angleterre[6], de la quelle mort tout le pays et le royaume d’Angleterre fut durement désolé ; et ce fut raison, car il leur avoit été bon roi. Oncques n’eurent tel ni le pareil puis le temps le roi Artus qui fut aussi jadis roi d’Angleterre, qui s’appeloit à son temps la grand’Bretagne. Si fut le dit roi embaumé et mis et couché sur un lit moult révéramment et moult puissamment, et porté tout ainsi aval la cité de Londres de vingt quatre chevaliers vêtus de noir, ses trois fils et le duc de Bretagne et le comte de la Marche derrière lui, et ainsi allant pas pour pas, à viaire découvert. Qui vit et ouït ce jour les grands lamentations que le peuple faisoit, les pleurs et les cris et les regrets qu’ils disoient et qu’ils faisoient, on en eut grand’pitié et grand’compassion au cœur.

Ainsi fut le noble roi apporté au long de Londres jusques à Westmoustier, et là mis et enseveli dalez madame sa femme Philippe de Haynaut, roine d’Angleterre, ainsi que à leur vivant avoient ordonné. Et fut fait l’obsèque du roi si noblement et si révéramment que on put oncques ; car bien le vaut ; et y furent tous les prélats, les comtes, les barons et les chevaliers d’Angleterre, qui pour ce temps y étoient.

Après celle obsèque, on regarda que le royaume d’Angleterre ne pouvoit être longuement sans roi, et que profitable étoit pour tout le royaume de couronner tantôt le roi qui être le devoit, et lequel le vaillant roi qui mort étoit avoit ordonné et revêtu du royaume très son vivant. Si ordonnèrent là les prélats, les comtes, les barons, les chevaliers et les communautés d’Angleterre, et assignèrent un certain jour, et bien bref, que on couronneroit l’enfant, le jeune Richard, qui fils avoit été du prince ; et furent à ce donc tous d’accord.

En celle semaine que le roi fut trépassé, retournèrent de Calais en Angleterre le comte de Sallebrin et messire Guichart d’Angle, qui furent moult tristes et fort courroucés de la mort le vaillant roi ; mais souffrir leur convint puisque Dieu le vouloit. Si furent tous les pas clos en Angleterre[7], ni nul n’en partoit, de quel côté que ce fût, pour tant que on vouloit mettre tantôt les besognes du pays en bonne et estable ordonnance, ainçois que la mort du vaillant roi fût sçue. Or parlerons de l’armée françoise qui étoit sur mer.

  1. Les Chroniques de France confirment ce témoignage. Suivant elles les trêves furent éloignées de termes, jusqu’à la Nativité de saint Jean-Baptiste.
  2. Dans les chartes publiées par Rymer, les deux prélats signataires sont l’archevêque de Ravenne et l’archevêque de Rouen. Les Chroniques de France désignent aussi ce dernier, et ajoutent qu’il avait été auparavant évêque de Carpentras.
  3. Froissart paraît avoir ignoré le temps et la cause du départ de Grégoire XI pour Rome. Il s’y détermina dans l’espoir que sa présence apaiserait les troubles dont l’Italie était agitée, et partit d’Avignon pour Rome non en 1377, comme le dit Froissart, mais le 13 septembre 1376.
  4. C’est peut-être le même personnage que Pero Fernandez de Velasco, qui, en 1375, prit en mer le sire de l’Esparre, suivant Ayala.
  5. Sheen, aujourd’hui le plus délicieux village d’Angleterre, situé à neuf milles de Londres, à quelques pas de la Tamise. Édouard III y mourut. On lui donna plus tard le nom de Richemond, qui lui est resté.
  6. Il mourut le 21 juin.
  7. Cette défense ne subsista pas long-temps ; car dès le 26 juin, Richard permit à la comtesse de Bedford de passer en France. Mais les termes dans lesquels cette permission est conçue supposent que Froissart a dit la vérité et qu’on avait d’abord fermé les ports d’Angleterre.